LA FRANCE PITTORESQUE
2 mai 1857 : mort du poète
Alfred de Musset
(Extrait du « Monde illustré » du 9 mai 1857)
Publié le lundi 2 mai 2022, par Redaction
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Au lendemain de la mort du célèbre poète, l’écrivain et auteur dramatique Joseph Méry (1797-1866), ami notamment de Dumas, Balzac et Hugo, lui rend un émouvant hommage publié quelques jours plus tard dans Le Monde illustré :

« Si un homme illustre, connu de tous, vient à s’éteindre tout à coup et à la fleur de son âge, une commotion électrique secoue une capitale, et arrête le sourire sur toutes les lèvres ; en voyant tomber ce puissant dont parle le livre des Macchabées, chacun tremble pour sa faiblesse, et la terreur de l’égoïsme donne la pitié à tous les cœurs ; on croit à la mort ; la mort existe ; c’est la seule souveraine de ce monde ; elle proclame l’égalité universelle, et ne trouve pas un contradicteur. Tous ceux qui assistent aux funérailles sont alors entraînés à la commisération, à cause du sort commun à tous les hommes ; c’est Tacite qui a dit cela ; un païen ! (Permoto ad miserationem omni qui aderat, ob sortem hominum)

Alfred de Musset, par Charles Landelle

Alfred de Musset (1810-1857), par Charles Landelle

« Il faut de ces leçons au monde ; elles sont, pour ainsi dire, l’excuse de la Providence, lorsque nous voyons tomber au milieu des vieillards un homme jeune, sacré par le génie, et si utile encore, dans la foule des inutilités. Après la ruine de Troie, un sage disait : Ajax, Achille, Patrocle, Sarpédon, et tout ce qui fut grand est tombé. Thersite vit encore ! C’est la logique de la Mort ; ce qui nous vient d’elle ne se discute pas, on le subit.

« Alfred de Musset est mort hier ! Cette nouvelle a frappé au cœur toute la ville intelligente de Paris. Le poète était encore pour tous bien plus jeune que son âge ; c’était toujours le radieux poète des Contes d’Espagne et de Rolla ; il avait fait un pacte avec ses vingt-cinq ans ; ses yeux gardaient la flamme de la jeunesse ; la neige n’argentait pas sa belle chevelure ; hier encore nous l’écoutions lorsqu’il nous chantait toutes les charmantes choses de la vie ; la gaieté des festins, la grâce des femmes, les fringantes équipées de la jeunesse, les fraîches aurores des printemps de l’amour.

« Lui mort ! Alfred de Musset ! Il avait vingt-cinq ans en 1830 ! Une date que nous écrivions l’autre jour, en tête de nos lettres... 1830 ! La fusillade du Louvre retentit encore à nos oreilles ; nous respirons encore ce parfum de bataille que le 29 juillet répandait sur nos places publiques. 1830, c’est hier, comme la prise de la Bastille a toujours été hier pour nos pères. Les grandes dates des révolutions nous font croire que nous ne vieillissons pas ; elles sont toujours à côté de nous. Oui, vantez-vous de votre jeunesse, jeunes gens ! il y a de quoi ! Si vous faites aujourd’hui un sommeil trop long, vous vous réveillerez vieux demain.

« C’était donc hier ou avant-hier ; nous nous trouvions chez Victor Hugo, dans ce salon charmant où se sont dites tant de choses perdues, qui, recueillies, auraient fait le plus beau livre du siècle. Epoque sans pareille, et qu’il n’est pas en la puissance de la vapeur de rendre à nos neveux ! Là venaient s’asseoir fraternellement Alexandre Dumas, déjà illustre, et commençant à peine une vie de travaux, de gloire, de combats, un poème cyclique de Titan ; Charles Nodier, le Chrysostome de la littérature française ; Sainte-Beuve, le plus étonnant et le meilleur des critiques et des philologues, après avoir été incognito un admirable poète ; Emile Deschamps, qui a le talent des grandes réputations, et s’est résigné à la modestie des petites ; Alfred de Vigny, qui naquit pour consoler la France de la mort d’André Chénier ; enfin, notre grand peintre Louis Boulanger, une gloire de l’école contemporaine. Victor Hugo venait de mettre au monde Notre-Dame de Paris, et il se reposait un jour, et il nous donnait ce loisir.

Alfred de Musset. Dessin de Diogène Maillart (1840-1926)

Alfred de Musset. Dessin de Diogène Maillart (1840-1926)

« Un jeune homme ou, pour mieux dire, un adolescent, blond et timide, entra, serra les mains du maître, et s’assit à l’écart. C’était Alfred de Musset. On lisait beaucoup de vers dans ces réunions ; la poésie était la noble maladie de l’époque ; on en faisait une musique de chambre, un concert à domicile. Emile Deschamps venait de lire son admirable Romancero ; et Alfred de Musset, à l’invitation de Victor Hugo, lut, à son tour, ses premiers Contes, et obtint, au milieu de ce cénacle lettré, un de ces succès qui décident d’une vie, et révèlent à un jeune nomme, dans cette excitation du présent, toute la gloire de l’avenir. Ce fut comme le sacre d’une poétique royauté de vingt ans.

« Dès ce moment, tout lui fut facile à cet heureux enfant de la grande muse de 1830 ; il lui était réservé de ne connaître aucune de ces broussailles de fer qui hérissent le chemin des poètes, et tuent, à leur premier pas, avec une blessure au talon, ceux qui n’ont pas été trempés tout entiers dans les eaux ou Styx, à leur naissance. Quoique doué, par la nature, de cette haute intelligence et de cette originalité aventureuse qui provoquent la contestation et la critique, il a joui tout de suite du bénéfice d’un talent hors ligne, sans subir les amertumes inséparables d’un début trop éclatant ! Sa muse au berceau entendit les mêmes éloges qui retentissent aujourd’hui sur sa tombe ; il fut le privilégié des lettres, et ce bonheur exceptionnel, tout légitime qu’il est, trouve à cette heure son explication fatale.

« N’appelez personne heureux avant sa mort, a dit la Sagesse antique ; nemo ante obitum felix. Ce bonheur du jeune poète était trop près de sa fin pour mériter au triomphateur le cri discordant de l’esclave ; la mort se chargeait de la critique ; il est tombé à quarante-cinq ans, à cet âge de maturité où le génie savoure sa gloire sereine, et devient, de son vivant, le contemporain de la postérité. »

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