LA FRANCE PITTORESQUE
Châtaignes pour le pain
et la pâtisserie corses
(D’après « Le Magasin pittoresque », paru en 1906)
Publié le vendredi 15 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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On considère généralement les châtaignes comme de simples friandises. Dans nombre de pays, leur importance dans l’alimentation était encore voici un siècle beaucoup plus grande : elles constituaient un véritable pain, base de l’alimentation de nombreux paysans
 

En Corse, par exemple, les habitants des campagnes reconnaissent tellement son utilité qu’ils disent : « Pante di legno », c’est-à-dire : mon pain de bois, en montrant les vastes châtaigneraies qui - malgré les déboisements - occupent encore 30 000 hectares de la superficie de l’île. Les châtaignes fraîches se mangent peu. Habituellement, on les sèche pour les conserver, puis on les moud de manière à obtenir une farine avec laquelle on confectionne différents aliments. Voici sur ces points quelques détails, d’après un intéressant travail de M. P. Comte, pharmacien aide-major à Bastia.

Corse. Récolte des châtaignes

Corse. Récolte des châtaignes

Pour le séchage et la conservation des châtaignes, on utilise des locaux particulièrement affectés à cet usage et pouvant occuper parfois tout un bâtiment. L’unique pièce qui les compose est longue de 4 à 5 mètres, large de 2 mètres à 5 mètres. A 3 mètres du sol, sur un plafond formé de claies, reposent les châtaignes, dont la couche peut atteindre une assez grande épaisseur. Au-dessous d’elles, au milieu de la pièce, un focano (petit feu de bois sec) est entretenu jusqu’à ce que la dessiccation soit complète, c’est-à-dire lorsque les deux enveloppes de la châtaigne se détachent facilement sous la seule pression des doigts. Cette opération dure parfois plusieurs semaines, pendant lesquelles on a le soin de remuer le tas de fruits pour obtenir un séchage régulier. Par les temps pluvieux, une flambée suffit à préserver les fruits déjà secs, de l’humidité qui leur est si préjudiciable ; en outre, les produits antiseptiques de la combustion de bois ont l’avantage de tuer ou d’éloigner les parasites. On peut facilement, de la sorte, conserver les châtaignes d’une récolte à l’autre ; aussi, pour avoir toujours de la farine fraîche, n’en fait-on généralement moudre à la fois que la quantité nécessaire pour quelques semaines, deux mois au plus.

Rien de plus curieux dans leur simplicité que les moulins à châtaignes corses. Une roue en bois horizontale, dentée latéralement, sorte de turbine, est mise en mouvement par une chute d’eau presque perpendiculaire amenée par une canalisation de bois. Un pivot vertical en cœur de châtaignier, haut de 2 mètres, lui sert d’axe, puis traverse une voûte et un cylindre en maçonnerie sur lequel repose la meule fixe ; il s’enfonce enfin dans la meule mobile, dalle circulaire à peine épaisse de 3 à 4 centimètres, à laquelle il communique le mouvement. Une masure recouvre le tout, juste suffisante pour contenir, en outre, quelques sacs ; à peine un petit espace est-il ménagé dans une cour, pour un foyer sans cheminée.

Pour la mouture, les châtaignes doivent être décortiquées, c’est-à-dire privées de la peau coriace qui les entoure. A cet effet, les fruits secs sont introduits dans des sacs de toile, longs et étroits, qu’on remplit aux deux tiers seulement. Ces sacs sont frappés vigoureusement contre un billot ; le choc détache les deux enveloppes de l’amande, sans toutefois briser celle-ci. Pour le triage, on verse le tout dans une corbeille arrondie ; par des mouvements appropriés de va-et-vient et de rotation combinés, les fruits décortiqués se séparent mécaniquement des déchets. Trois cents châtaignes ainsi traitées pèsent environ 1 kilogramme, et retiennent encore dans leurs crevasses environ 0,6 pour 100 de leur poids de débris d’enveloppes.

Les châtaignes absorbant très rapidement l’humidité, elles doivent, avant la mouture, être encore passées au four. Elles deviennent alors très dures, et subissent même une très légère torréfaction superficielle à laquelle les paysans attribuent le bouquet de la farine, et qui est, sans doute, dû à la caramélisation du sucre qui s’y trouve. La farine, sitôt obtenue, est mise en sacs, puis conservée pour l’usage, dans des caisses en bois de châtaignier, placées le plus souvent dans le séchoir.

La farine de châtaigne fraîchement moulue est fine, blanche, piquetée de points rouge-brun assez nombreux, provenant des débris d’enveloppes que le mondage n’a pu séparer. Son odeur particulière et sa saveur sucrée sont agréables. Cette farine s’attache aux doigts et se pelotonne bien si on la comprime ; elle forme avec un tiers de son poids d’eau une pâte peu élastique, ne gonflant pas au four, et se désagrège rapidement lorsqu’on la malaxe sous un filet d’eau. Avec le temps, même dans les conditions de conservation les plus favorables, il se forme dans la masse de la farine des grumeaux durs, pouvant atteindre le volume d’une noix. Au moment de l’emploi, ces grumeaux sont séparés par le tamisage, et on les pulvérise à nouveau, sans peine, en les écrasant sur le tamis. La farine qu’ils fournissent ne paraît pas différente de celle restée pulvérulente.

La consommation des châtaignes en Corse est considérable ; cette farine et le laitage forment la base de l’alimentation d’une grande partie de la population corse ; tous deux d’ailleurs se marient très bien, et donnent des mets aussi savoureux que nourrissants. La polenta est le mets classique par excellence, en Corse, aussi bien qu’en Italie.

Corse. Enfants triant les châtaignes

Corse. Enfants triant les châtaignes

On la prépare en jetant peu à peu la farine tamisée dans de l’eau bouillante légèrement salée. On maintient la pâte sur le feu en l’agitant sans cesse avec une palette en bois, jusqu’à ce que sa consistance soit devenue telle qu’elle n’adhère plus aux parois de la bassine. On verse sur une serviette saupoudrée de farine, et on coupe en tranches avec du fil. Elle se mange avec du broccio (caséum provenant de l’ébullition du petit-lait). Les tranches de polenta peuvent être encore frites ou grillées.

Le briloli n’est autre chose qu’une bouillie de farine de châtaigne à laquelle on ajoute du lait, quelquefois - quand on est gourmand - de la crème. Pour avoir de la ferinada, il faut additionner d’huile le briloli bouillant. La tourte se prépare en délayant la farine dans l’eau froide légèrement salée, avec de l’anis, des amandes de pin, des grains de raisin sec ; on verse la pâte liquide dans une tourtière huilée, et on fait cuire au four. Les pisticcine sont des sortes de gâteaux anisés, préparés avec de la pâte de châtaigne ayant subi pendant une heure l’action du levain. On peut consommer enfin la farine de châtaigne sous forme de beignets ou de gaufres épaisses qui portent dans le pays le nom de castagnacci.

Tous ces mets sont d’une digestion beaucoup plus facile qu’on ne pourrait le croire de prime abord. Sous ce rapport, la farine de châtaigne est supérieure à presque tous les autres féculents ; au point de vue nutritif, elle se rapproche beaucoup de la farine par excellence, la farine de blé. Le résidu minéral de la farine de châtaigne renferme de 32 à 36 pour 100 d’acide phosphorique, quelques chlorures et sulfates (ceux-ci en plus grande quantité) et - ce qui est assez inattendu - de 8 à 12 pour 100 de silice qui, presque toute, provient des meules et peut donner aux cendres, d’ailleurs blanches, une couleur terreuse plus ou moins atténuée. On y décèle également d’une façon très nette la présence du manganèse ; il serait intéressant de savoir si celui-ci se trouve réellement dans les châtaignes.

Mais à côté des farines grossières dont nous venons de donner la composition, il y en a une autre fine, qui provient de châtaignes choisies et mondées à la main. Sa teneur en matière azotée est supérieure à celle des sortes communes. En résumé, dit M. Comte, il apparaît que la farine de châtaigne est un aliment de premier ordre, de saveur agréable, facilement digestible, et dont la valeur nutritive est très importante ; il semble que l’on pourrait en multiplier l’emploi en dehors de ses pays d’origine.

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