LA FRANCE PITTORESQUE
Champs-Élysées
des origines au XIXe siècle :
de la campagne à la ville
(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1927)
Publié le jeudi 14 juin 2018, par Redaction
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Voici cent ans, à la fin du premier quart du XXe siècle, il ne restait plus, aux Champs-Élysées, qu’un seul logis du XVIIIe siècle, l’hôtel dit de Massa, situé à l’angle de l’avenue et de la rue de la Boétie. Au temps où il fut bâti par l’architecte Le Boursier (1777 à 1779) pour le receveur général des Finances de Paris, les Champs-Élysées étaient encore la campagne, fréquentés par les écoliers venant y jouer, et à certaines époques de l’année par une belle société tenant à s’y montrer.
 

Des fenêtres du charmant hôtel de Massa, la vue, à la fin du XVIIIe siècle, s’étendait librement à l’ouest et au sud, jusqu’à la barrière de l’Étoile, jusqu’à la hauteur de Chaillot, à la butte des Bonshommes, qui est aujourd’hui le Trocadéro, jusqu’aux Invalides, et, par delà le Champ-de-Mars, jusqu’à l’École militaire. Car, de l’un et de l’autre côtés de l’avenue, depuis le Rond-Point jusqu’à l’Étoile, on ne voyait, de ci, de là, que quelques maisons isolées, perdues parmi les jardins. Sous les yeux de leurs habitants s’ouvraient de larges perspectives riantes et fleuries.

Que de changements en un peu plus d’un siècle ! s’exclame en 1927 un chroniqueur du Petit Journal. Que d’arbres abattus, que de nobles logis effondrés !... Là où s’élevaient tant de « petites maisons » charmantes, tant de « folies », où seigneurs opulents et financiers fastueux du siècle galant abritaient leurs amours, se dressent aujourd’hui d’énormes cubes de pierre que l’expansion naturelle des cités vers l’ouest et les exigences de la vie moderne emplissent de mouvement et de bruit. Des magasins d’automobiles, des hôtels, des banques, des théâtres, des bars américains ont remplacé les petits palais et les parcs seigneuriaux.

Avenue des Champs-Élysées au XIXe siècle
Avenue des Champs-Élysées au XIXe siècle

En 1927, un seul vestige subsistait donc encore de ce temps où la grande promenade parisienne empruntait encore ses charmes à la nature ; parmi ces bâtisses monstrueuses, un seul logis d’architecture française érigeait encore sa gracieuse silhouette sur une terrasse qu’ombrageaient des arbres centenaires. Et c’était trop : ce ravissant hôtel, voué alors à la destruction — il sera au final transféré en 1929 dans un parc détaché des jardins de l’Observatoire —, venait d’être acquis pour la somme de 40 millions en vue de faire place à la succursale d’un grand magasin. Quelques années après sa construction en 1785, il avait été vendu au duc de Richelieu pour 120 000 livres. En 1827, Mme de Juigné l’acheta 328 000 francs. Un quart de siècle plus tard, le duc de Massa, arrière-petit-fils du grand ministre de l’empereur, s’en rendait acquéreur pour la somme de 780 000 francs.

Au début du XIXe siècle, Paris — le Paris habitable — n’allait pas plus loin que le jardin des Tuileries. La place de la Concorde était un herbage où l’on menait paître des bestiaux. Au bord de la Seine s’étendait une promenade déserte, créée par Marie de Médicis, qu’on appelait le Petit Cours, et, plus tard, le Cours-la-Reine ; et, parallèlement à cette promenade, on avait, en 1670, sur l’ordre du Grand Roi, tracé une avenue qu’on appelle d’abord le Grand Cours, ou l’avenue du Roule. C’étaient nos futurs Champs-Élysées.

Cette voie nouvelle était plus déserte encore que la précédente. Dans les premières années du XVIIe siècle, pas une maison n’en égayait la monotonie. Des deux côtés, à perte de vue, rien que des prairies et des champs de maraîchers. On cultivait même là, tout particulièrement, certaines plantes de la famille des cucurbitacées, dont le nom est aujourd’hui employé plus souvent au figuré qu’au sens propre. Et ces plantes avaient donné leur nom à un chemin qui, partant du Grand Cours, aboutissait à la Seine. Ce chemin devint plus tard une rue, la rue des Gourdes, qui portaient encore ce nom à la fin du XVIIIe siècle. Mme Tallien, salonnière et figure emblématique de la Révolution, y avait en 1793 une petite maison d’été.

Vue du Palais de l'Industrie aux Champs-Élysées en 1855, par Léon-Auguste Asselineau
Vue du Palais de l’Industrie aux Champs-Élysées en 1855, par Léon-Auguste Asselineau

Ce fut donc au milieu des prairies et des champs de gourdes que fut établie tout d’abord la promenade des Champs-Élysées. Elle s’arrêtait, d’ailleurs, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le Rond-Point. Bientôt, des avenues transversales s’ouvrirent à la circulation. En 1723, le duc d’Antin trace celle qui porte son nom. En 1765, M. de Marigny renouvelle les plantations du Grand Cours, perce l’allée des Veuves, aujourd’hui avenue Montaigne, abaisse la butte de l’Étoile et continue jusqu’à cette butte l’allée du Grand Cours.

Les Champs-Élysées étaient créés, mais, jusqu’au début du XIXe siècle, ils devaient rester à peu près vides d’habitations. Ils consistaient en une large avenue bordée de chaque côté de profonds quinconces plantés d’ormes, au milieu desquels avaient été ménagés des « carrés ». Le plus important était le Grand Carré, sur lequel devait être élevé, lors de l’Exposition universelle de 1855, le Palais de l’Industrie.

Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, les Champs-Élysées commencent à s’animer un peu. Les dimanches et jours de congé, on y mène les écoliers, qui y jouent à la balle et aux barres. Un grand terrain y est réservé aux amateurs de longue paume. On a construit au Rond-Point un grand établissement de plaisir : le Colisée. On y danse, dans les jardins, en été, et dans les salles, en hiver, de quatre heures à dix heures du soir. Mais, la nuit venue, il n’est pas très prudent de s’aventurer sous les quinconces : trop de mauvais garçons y guettent les promeneurs attardés pour leur faire le « coup du père François ».

Cependant, le jour, et surtout à certaines époques de l’année, les Champs-Élysées sont fréquentés par la belle société. Il est d’usage, pendant la semaine sainte, et plus particulièrement le mercredi, le jeudi et le vendredi, d’aller en pèlerinage à l’abbaye de Longchamp. Ces jours-là, les offices y sont chantés par les cantatrices de l’Opéra ; et le tout Paris s’y rend en foule pour les écouter. Chaque jour, deux mille voitures environ mordent l’avenue entre deux haies de gardes à cheval. Le bon ton veut que l’on se montre les trois jours dans un équipage différent.

L'été aux Champs-Élysées, par J. Geoffroy (estampe de 1885)
L’été aux Champs-Élysées, par J. Geoffroy (estampe de 1885)

Dans son étude sur la circulation parisienne au XVIIIe siècle, Letaconnoux nous montre les « petits maîtres » conduisant leurs cabriolets peints en blanc et ornés de guirlandes de roses et de myosotis ou peints en rose et rehaussés d’argent... Des « wiskis », des « diables », des « phaétons », des « vis-à-vis l’anglaise » passent, dont les panneaux sont ornés d’amours sur fond gris de lin dans un encadrement lilas...

« Les carrosses des princes, des pairs, des ambassadeurs et des ministres, auxquels le milieu de la chaussée est réservé, des fermiers généraux, des financiers et des grands seigneurs, des actrices et des grandes dames rivalisent de magnificence : un Anglais paraît dans un carrosse d’argent aux roues rehaussées de pierres précieuses ; Mlles Duthé et Me Cléophile, de l’Opéra, se montrent, l’une en carrosse doré, l’autre en carrosse ciselé comme une pièce d’orfèvrerie ; Mlle Beaupré, une figurante de l’Opéra et la duchesse de Valentinois se promènent en carrosse de porcelaine. Le luxe des toilettes égale celui des équipages. C’est alors qu’on lance les modes de toutes sortes : Longchamp est comme la revue des couturières et des carrossiers ».

Dès lors, les Champs-Élysées sont la promenade à la mode ; ils ont détrôné les boulevards. Mais, quelques années plus tard, c’est fini de toutes ces élégances : les Champs-Élysées se sont démocratisés. Ils servent de cadre à toutes sortes de fêtes révolutionnaires. C’est là, notamment, que se donna, le 30 juillet 1792, le grand banquet des Marseillais. Napoléon y passa maintes revues. Le 15 août 1806, il posait la première pierre de l’Arc de Triomphe, qu’il ne devait point voir achever.

Fête aux Champs-Élysées, au XIXe siècle
Fête aux Champs-Élysées, au XIXe siècle

Les gouvernements de la Restauration semblent s’être souciés fort peu des Champs-Élysées. En 1824, l’État en abandonnait la jouissance à la Ville de Paris. il existait alors, entre la place de la Concorde et le Rond-Point, environ vingt-cinq « cafés, laiteries, baraques, restaurants, jeux de balles et jeux de quilles », dont la location rapportait en tout et pour tout, à l’administration des Domaines, la somme de 6699 francs et 62 centimes. Le plus important de ces établissements, le Café des Ambassadeurs, payait un loyer annuel de 426 francs et 28 centimes. Le terrain n’y était pas cher en ce temps-là.

À l’époque romantique, les Champs-Élysées sont redevenus la promenade la plus élégante de Paris. Le roi Louis-Philippe, à partir de 1835, y fait effectuer toutes sortes d’embellissements. Par son ordre, l’Arc de Triomphe est achevé, en 1836. Et, quatre ans plus tard, l’empereur Napoléon, qui n’a point passé vivant sous le monument qu’il voulait élever à sa gloire et celle de ses armées, y passera mort. Au retour des cendres, l’Arc de Triomphe abrita son cercueil, et c’est de là que le cortège funèbre partit pour les Invalides.

Le Second Empire met enfin le sceau à la renommée des Champs-Élysées. On a jeté bas les grilles et le mur d’enceinte à la hauteur de l’Étoile. De la place de la Concorde à l’Arc de Triomphe, rien n’interrompt la magnifique perspective. Des deux côtés de l’avenue, depuis la place jusqu’au Rond-Point, les quinconces, replantés par Haussmann, en marronniers, offrent aux promeneurs la douceur de leur ombre, égayée, le soir, par les flons-flons du bal Mabille et ceux des cafés-concerts en plein vent.

Le bal Mabille, aux Champs-Élysées
Le bal Mabille, aux Champs-Élysées

Du Rond-Point à l’Étoile, de chaque côté de l’avenue, se sont élevés toutes sortes de ravissants hôtels, entourés de jardins. Vieille noblesse, jeune noblesse et finance s’y donnent alors rendez-vous.

C’est le destin, paraît-il, écrit en 1927 le chroniqueur Jean Lecoq ; il faut que les villes se développent vers l’ouest. Promenade élégante hier, poursuit-il, les Champs-Élysées ne seront plus demain qu’un quartier mercantile, pareil aux autres quartiers de la cité. Inclinons-nous devant l’inéluctable fatalité ; mais saluons, du moins, avant qu’il ne disparaisse, le dernier logis du passé qui va s’effondrer sous la pioche, et les derniers beaux arbres, qui vont mourir.

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