LA FRANCE PITTORESQUE
Huître (L’) : mets de choix depuis longtemps
plébiscité et s’invitant aux meilleures tables
(D’après « Le Petit Journal. Supplément du dimanche », paru en 1920)
Publié le jeudi 24 décembre 2015, par Redaction
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Jadis uniquement mets de riches, les huîtres, grandement appréciées des Romains, sont aujourd’hui consommées en quantités innombrables aux réveillons de Noël et de la Saint-Sylvestre. Denrée privilégiée et choyée, elle connut la faveur du roi Henri IV, fut exempte d’impôt sous Louis XIII et Louis XIV, et fit l’objet d’éloges de la part d’éminents médecins pour ses vertus curatives.
 

Les Romains, auxquels nous devons la plupart de nos péchés de gourmandise, adoraient les huîtres. C’est l’un d’eux, milliardaire d’il y a deux mille ans qui, si nous en croyons Pline l’Ancien, eut, le premier, l’idée de les parquer. Il avait fait construire, à Baïes, d’immenses réservoirs pour l’ostréiculture et, près des réservoirs, un somptueux palais où il conviait ses amis à venir déguster les produits de ses parcs. On faisait là une immense consommation de mollusques, car les Romains ne se contentaient pas, comme nous, d’une modeste douzaine.

« Huître chère au gourmand, s’écriait le sage Sénèque, huître qui excite, au lieu de rassasier l’appétit, et qui jamais ne fis de mal, même quand on te mange avec excès, tant l’estomac te digère avec facilité ». Et le philosophe parlait d’expérience, car il paraît qu’il avalait à lui seul plusieurs centaines d’huîtres par semaine. L’empereur Vitellius (huitième empereur romain qui régna d’avril à décembre 69), dont la goinfrerie était proverbiale, en absorbait, dit-on, trois cents à chaque repas.

Ecailler. Gravure du XVIe siècle

Ecailler. Gravure du XVIe siècle

Cicéron avouait sa prédilection pour ce mollusque ; et Horace ne se lassait pas d’en célébrer la saveur en vers harmonieux. Pétrone assurait que les meilleures huîtres venaient du lac Lucrin. Pline préférait celles de Circé, qu’il disait plus tendres. les gourmets de Rome se contentèrent d’abord des mollusques pêchés sur les côtes d’Italie. Mais, bientôt, la fantaisie leur prit d’en faire venir des bords de l’Atlantique. Des esclaves les apportaient à grands frais. Il paraît que le célèbre gourmet Apicius avait inventé un procédé pour conserver les huîtres fraîches ; il en envoyait à l’empereur Trajan (98-117), alors que ce conquérant faisait campagne contre les Parthes ; et les huîtres arrivaient en parfait état de fraîcheur.

À la barque, à la barque !
C’était, à Paris, de temps immémorial, le cri de l’écaillère. Quelle était l’origine de ce cri qui, à présent ne signifie plus rien ? Il venait de ce que, autrefois, les huîtres qui nous arrivent maintenant par chemin de fer ou par camions, étaient aménagées tout exprès pour ce genre de transport. Avant la création des trains de marée, il y avait au port Saint-Nicolas, sur le quai des Ecoles, des barques, sorte de viviers flottants, où, dans l’eau de mer, on conservait le poisson et les coquillages amenés, soit par bateaux, soit par des courriers spéciaux qui venaient des divers ports de la Manche et qu’on appelait des « chasse-marées ».

Ces courriers arrivaient généralement à Paris le jeudi soir, ou le vendredi à l’aube. Les huîtres qu’ils apportaient étaient soigneusement emballées en bourriches de dix ou douze douzaines, et valaient, en moyenne, de quatre à dix francs la bourriche. Paris, jadis, ne recevait que des huîtres fines. On n’y connaissait pas encore la « gryphée » ou huître portugaise. Les amateurs, pas plus, d’ailleurs, que les naturalistes, ne l’admettaient parmi les huîtres proprement dites. C’était la Cendrillon de la famille, la sœur pauvre et modeste qui n’avait point accès sur les tables luxueuses.

Les huîtres, nul ne l’ignore, sont d’une extraordinaire fécondité. L’espèce dite « pied de cheval » produit, par ponte, de 600 000 à 1 200 000 oeufs, et, comme il y a plusieurs pontes par an, ce n’est pas exagérer que de porter à deux millions le nombre d’œufs qu’une seule huître peut donner. Il est vrai que le plus grand nombre de ces rejetons servent, à peine éclos, à la nourriture des poissons et des crustacés, qui en dévorent des quantités innombrables, si bien que la fécondité des huîtres est tout juste proportionnée aux besoins des gourmets.

Marchande d'huîtres

Marchande d’huîtres

Dès son apparition sur nos côtes, l’huître portugaise causa, par son ardeur prolifique — jetant par milliards, chaque année, ses embryons dans la mer —, les plus vives inquiétudes aux parqueurs et ostréiculteurs. C’est en décembre 1866 qu’elle fit son entrée chez nous. Un navire chargé de « gryphées » provenant des bords du Tage, avait été forcé par la tempête de se réfugier en Gironde. Le mauvais temps s’étant prolongé, la cargaison se gâta, et le capitaine la fit jeter à l’embouchure du fleuve.

Mais les huîtres malades se guérirent dès qu’elles se retrouvèrent dans leur élément ; et elles se mirent à pulluler de telle façon que, bientôt, elles formèrent un banc immense de la Gironde aux îles de Ré et d’Oléron. Les ostréiculteurs, en les voyant se multiplier si rapidement, craignirent un moment qu’elles ne prissent sur les bancs toutes les places des huîtres fines, ou que, par le croisement, elles n’altérassent les espèces délicates dont le prix est plus élevé. Il n’en fut rien, cependant. On prit des mesures pour limiter l’envahissement des « gryphées » ; et la portugaise se développa dès lors librement sur nos côtes, sans nuire à l’éclosion de ses sœurs plus fortunées.

Henri IV et les huîtres
Pierre de l’Étoile nous raconte, dans son Journal, qu’un jour Henri IV, chassant du côté de Grosbois, se trouva séparé des autres chasseurs et arriva à Créteil à l’heure du dîner. Le roi entre dans une auberge et la première chose qu’il aperçoit, c’est une bourriche d’huîtres qui vient d’arriver par exprès, et qu’on n’a pas encore ouverte. Il s’informe et apprend que les mollusques sont destinés à la table de quelques procureurs qui, dans une salle du haut, s’apprêtent à faire chère lie.

Henri IV envoie l’hôtesse dire à ces hommes de loi qu’un gentilhomme les prie de vouloir bien lui céder une douzaine d’huîtres, pour de l’argent, et réclame l’honneur de s’asseoir un instant au bas bout de leur table. Les robins refusent brutalement d’accueillir le nouveau venu et de lui céder une seule de leurs huîtres, attendu qu’ils n’en ont pas trop pour eux-mêmes.

Mais voilà que, sur ces entrefaites, arrivent les seigneurs de la suite du roi. Celui-ci leur conte sa déconvenue. On vous empoigne les procureurs, on les mène à Grosbois et, là, on vous les fouette et on vous les étrille un peu pour leur apprendre à être, une autre fois, plus courtois avec les gentilshommes. Pendant ce temps, le roi et ses seigneurs, mangèrent les huîtres, fort probablement.

L’huître et l’impôt
C’est que l’huître fraîche ou, pour employer l’expression du temps, l’ « huître à l’écaille », était, à cette époque, un mets rare et des plus estimé. Si l’on songe aux difficultés des communications, on comprendra que les délicieux mollusques arrivaient rarement à Paris suffisamment frais pour être consommés crus.

A l’exemple d’Henri IV, ses successeurs, Louis XIII et Louis XIV adoraient les huîtres et leur goût pour le délicieux mollusque se traduisit par des mesures favorables à sa consommation à Paris. Louis XIII, en 1627, déclarait « la marchandise d’huîtres voiturée par terre à Paris exempte et franche de toute imposition. » Louis XIV continua les mêmes franchises aux « huîtres de Paris » et, pour plus de sûreté dans l’exécution de ses ordonnances, il commit des gardes de la prévôté pour accompagner les voitures d’huîtres chargées pour Paris, et empêcher « qu’il en fût pris et qu’il en fût exigé quelque chose ».

Marchand d'huîtres

Marchand d’huîtres

Naguère, quand on protestait, à Paris, contre les taxes d’octroi qui frappaient abusivement les huîtres, on vous répondait que c’était là mets de luxe. Et on connut un temps où la ville de Paris, alors qu’elle mettait sur l’huître des droits d’octroi positivement prohibitifs, négligeait de taxer, par exemple, le caviar, mets de riches et, par surcroît, produit étranger.

L’huître et les médecins
L’huître, à tous points de vue, mérite un régime de faveur. Au début du XXe siècle, quelques médecins — les mêmes, sans doute, qui firent à peu près vers la même époque, campagne contre le vin — avaient essayé de la diffamer. Ils l’accusaient de porter en elle le bacille d’Eberth et de répandre la typhoïde.

Une enquête, menée par Alfred Girard, le plus célèbre de nos physiologistes, fit justice de ces calomnies. L’huître est toujours saine, à condition d’être soignée dans des parcs propres. Et l’huître saine n’est pas seulement un aliment savoureux, c’est un aliment nécessaire à la santé publique, possédant des vertus curatives incontestables.

Boerhave (1668-1738), le célèbre médecin hollandais, et d’autres praticiens assurèrent en avoir obtenu des résultats inespérés sur la phtisie pulmonaire. L’huître, vivant dans un milieu chargé d’iode, emmagasine, en quelque sorte, ce métalloïde qui est, comme on le sait, un des éléments auxquels l’huile de foie de morue doit ses propriétés. Une douzaine d’huîtres, disait un de ces médecins, vaut six cuillerées d’huile de foie de morue. Et vous avouerez que c’est meilleur.

L’eau d’huître, elle-même, qui n’est pas simplement de l’eau de mer, mais un liquide élaboré par l’animal, a été indiqué comme un excellent résolutif. Le docteur Bodin la poursuivait avec succès dans les engagements du pylore et certaines affections de l’estomac ; et il envoyait ses malades boire, chaque jour, cinq à six cuillerées d’eau d’huîtres chez les écaillères des Halles et de la rue Montorgueil.

La liberté pour un tonnelet d’huîtres
Il y a, dans l’histoire de l’huître, des anecdotes bien curieuses : citons, en terminant, celle-ci, particulièrement savoureuse. On sait qu’au milieu du XIXe siècle le servage existait encore en Russie. Or, il y avait alors, à Riga, un marchand fort riche nommé Schalouchine qui, en dépit de toute sa richesse, était serf du comte Scheremetief. En vain avait-il offert au comte plus de cent mille roubles pour son affranchissement, le noble refusait de lui donner la liberté contre argent.

Par deux fois déjà, le marchand avait échoué dans ses démarches ; il voulut faire une troisième tentative, et, comme il partait pour Saint-Pétersbourg, les poches pleines d’or, il eut l’idée d’emporter aussi pour son maître un tonnelet d’huîtres fines élevées dans des parcs qui étaient sa propriété. Le jour où il arriva chez son maître, celui-ci donnait un grand festin ; et, par malheur, les huîtres qu’il avait commandées n’étaient pas arrivées.

« — Allons, dit le comte en le voyant entrer, voilà encore Schalouchine qui vient pour sa libération... Oui, oui, je sais, mon cher, tu vas m’offrir cent ou deux cent mille : je n’en ai que faire. Trouve-moi des huîtres et je te donne la liberté.

— Les voici, dit le marchand en poussant son tonnelet devant lui. »

Le comte tint immédiatement parole et signa l’acte d’affranchissement sur le baril même ; après quoi, abordant l’affranchi avec les mots de « vous » et de « monsieur », il lui dit : « Monsieur Schalouchine, veuillez prendre place et déjeuner avec nous. »

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