LA FRANCE PITTORESQUE
La tradition : vivifiante source
d’audace des vieux peuples
(D’après « Foi et vie : revue de quinzaine, religieuse,
morale, littéraire, sociale », paru en 1913)
Publié le dimanche 21 février 2021, par Redaction
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Père du vocable « traditionnisme », qui constitue le pendant du mot anglais « folklore » et désigne les études et recherches relatives à l’origine et au développement des croyances, des usages, de la science et de la littérature de l’humanité en général, de chaque peuple en particulier, l’académicien Émile Faguet répond en 1913 à ses détracteurs, qui voient en l’invocation récurrente de la tradition un retour en arrière agissant tel un écran interposé entre notre esprit et la réalité présente. Car à ses yeux, loin de rimer avec la notion de nation figée, fixée, immobile et se complaisant dans la nostalgie, la fascination qu’exerce le passé est une source des plus vivifiantes au sein de laquelle les vieux peuples puisent leur audace.
 

On appelait autrefois, explique Émile Faguet, les grands hommes pères de la patrie ; l’expression est belle, mais j’ai souvent dit que nous sommes tous pères de la patrie ou que nous devons l’être. Nous sommes ses enfants, mais nous sommes aussi ses pères, parce que c’est de notre amour pour elle qu’elle naît tous les jours ; parce qu’elle est de notre volonté qu’elle soit.

C’est la création continue, comme vous dites, vous autres, Messieurs les philosophes. Il faut se le dire sans cesse. Il faut se dire quand on travaille, quand on lit, quand on écrit, quand, de toutes sortes de manières, on se fait un esprit sain, vigoureux et lucide, voire quand on prépare un examen. Eh ! mon Dieu, oui ! il faut se dire : Je crée la patrie, je contribue à la créer, je la continue et je la prépare, je la forme, j’en pétris les éléments, j’en suis le démiurge pour ma part ; elle m’attend, et mes camarades, et mes amis, et mes compagnons de labeur, et mes compagnons de pensée, et mes associés de conscience, pour naître une cent millième fois ; puisque sans moi, sans nous, elle se dissoudrait dans le néant.

Et plus loin, l’académicien poursuit :

Nous avons notre cathédrale. Au Moyen Age, quatre ou cinq générations d’ouvriers travaillaient à une cathédrale qu’ils étaient sûrs de ne voir jamais. Mais ils la voyaient jour et nuit dans l’image qu’ils s’en formaient et dans leur volonté qu’elle fût et qu’elle fût telle qu’ils la rêvaient ; et ils mouraient avec le sentiment qu’ils n’avaient pas perdu leur vie. Ils ne l’avaient pas perdue, en effet ; ils avaient vécu d’une vie impersonnelle, et la vie impersonnelle est la plus digne d’être vécue. La vie impersonnelle nous confond avec l’œuvre que nous faisons, nous y incorpore, nous en fait consubstantiels et nous fait participer de toute sa grandeur.

Cathédrale Notre-Dame-de-Paris

Cathédrale Notre-Dame-de-Paris

Savez-vous pourquoi les égoïstes ne travaillent pas ou, du moins, pourquoi il y a tant d’égoïstes qui ne travaillent point ? C’est qu’ils ne pourraient travailler qu’à une œuvre personnelle. Or l’œuvre personnelle est si étroite, si mince, si médiocre, paraît, à leurs yeux mêmes, si misérable, que, très logiques et même très raisonnables étant donné leur point de départ, ils finissent et même ils commencent par ne rien faire du tout.

Nous, nous avons notre cathédrale ; nous avons la patrie à construire et à reconstruire, à étayer, à agrandir, à restaurer, à réparer quand des brèches lui ont été faites, à illustrer de fins rinceaux, de charmantes dentelles de pierre et de verrières étincelantes, à rendre toujours plus habitable, toujours plus aimable et hospitalière à la foule fidèle qui s’y réunit, qui s’y reconnaît, qui y pense, qui y chante, qui y prie, qui y communie ; travaillons d’un cœur dévot et pieux, sans jamais nous irriter contre elle et toujours en lui étant reconnaissant de l’effort d’esprit qu’elle exige et de la paix de l’âme qu’elle nous donne, à notre cathédrale éternelle. »

Et ceci encore :

Il ne s’agit pas d’être immobiles. L’ont-ils été (nos ancêtres) ? Non ! Pour être comme eux il ne faut donc pas les imiter. Il faut s’inspirer de leur esprit général, de leur goût, de leurs sentiments, surtout de l’amour qu’ils ont eu pour leur pays. Il faut changer bien des choses, mais toujours en se demandant s’ils les changeraient s’ils vivaient de notre temps et dans les conditions nouvelles et dans les circonstances où nous sommes. A chaque réforme que nous songeons à faire demandons-nous loyalement s’il n’est pas très probable qu’ils la feraient et, après examen attentif, si nous sommes fermement convaincus qu’ils la feraient, faisons-la aussi bravement qu’ils l’auraient faite.

Non, la tradition n’est pas l’immobilité, elle est la vie transmettant la vie. Elle n’est pas modèle et copie ; elle est exemple et émulation. Elle n’est point les pas dans les pas ; elle est la démarche héritée, et aussi apprise, avec laquelle on marche vers des horizons nouveaux ; elle est la même vertu appliquée à d’autres tâches ; elle est la même matière dont le potier fait des vases de forme nouvelle ; elle est ce qui fait que le passant s’arrête, écoute, sourit et se remet en marche en disant : « Ce n’est plus la même chanson ; mais c’est la même voix ». Chantez autre chose que nous, jeunes aèdes ; mais que l’on reconnaisse toujours la voix de la France.

Il suffit pour cela d’être persuadé que sous les agitations superficielles il y a un fond permanent qui ne change pas et qu’il est bon qu’il ne change point. Il suffit d’être persuadé qu’en France, par exemple, on a toujours aimé la justice, la loyauté, la franchise, la sociabilité, la solidarité, l’entraide et la liberté de chacun limitée seulement par la liberté des autres. Ces vertus sociales, je les retrouve dans tous les temps, partout, non pas, ce serait trop beau, mais toujours dans un groupe d’esprits qui est évidemment soutenu par le gros de la nation et qui finit toujours par avoir raison. »

Ceci surtout :

Soyez donc traditionnistes, dans le sens que j’ai donné à ce mot, et espérants, et patients, et opiniâtrement recommenceurs. Evitez, s’il se peut, un défaut qui est souvent celui de la jeunesse et qui consiste à croire qu’elle apporte avec elle un monde nouveau, ou que l’univers l’a attendue pour avoir le sens commun et le courage ; qui consiste surtout à croire que la génération précédente est infiniment inférieure à celle qui monte et que cette dernière est élue entre toutes les générations.

Statue de Jeanne d'Arc, place du Parvis à Reims, par Paul Dubois

Statue de Jeanne d’Arc, place du Parvis à Reims, par Paul Dubois

Je ne dis point du tout que tout soit mauvais dans cette disposition d’esprit. J’ai écrit il y a très longtemps, peut-être avec un grain de paradoxe : Il est providentiel que les fils méprisent les pères. Cela voulait dire simplement que si les fils croyaient que les pères ont été jusqu’au bout de la sagesse et du courage humains, on n’aurait jamais inventé les aéroplanes ; cela voulait dire qu’il n’y aurait jamais de progrès si les fils considéraient les pères comme des dieux et restaient devant eux et devant leur souvenir comme hypnotisés par un respect sacré ; il y a donc du bon et de l’excellent dans cette disposition de la jeunesse qui est de croire qu’elle vaudra mieux que la génération dont elle est sortie. Et, certes, puisse-t-elle avoir raison, puisse-t-elle avoir cent fois raison !

Et maintenant, allez ! Soyez plus heureux que nous, nul plus que moi ne le souhaite ; soyez plus grands que nous, nul plus que moi ne l’espère ; mais, quelque sort que vous réserve l’avenir, causez de nous quelquefois, étudiez-nous librement pour devenir meilleurs que nous et que vous-mêmes, et, quand même le passé que nous sommes ne vous donnerait aucun enseignement, plongeant vos regards dans un passé plus éloigné, n’oubliez jamais, en tout état de cause, n’oubliez jamais d’avoir le double visage de Janus. »

À ce propos, on connaît, précisément par Émile Faguet, cette anecdote d’un auteur ancien. Un Athénien vint à Rome et voulut voir la statue de Janus. Il eut l’impertinence, bien attique, d’interroger le dieu ; « Pourquoi avez-vous des yeux tournés en arrière et d’autres tournés en avant ? Vous ne ressemblez pas à un homme ». Le dieu répondit : « Me veux-tu aveugle ? Si je n’avais pas d’yeux tournés en arrière, je n’en aurais pas tournés en avant. Je ne ressemble point à un homme ? C’est ce qui te trompe. Je ne te ressemble pas, Hellène ; mais je ressemble à mes Romains, qui t’ont vaincu ».

Ainsi, le traditionnisme est le patriotisme à tête de Janus.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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