LA FRANCE PITTORESQUE
Nos aïeux à table : tour d’horizon
de la cuisine française
(D’après « Le Petit Journal. Supplément du dimanche », paru en 1920)
Publié le jeudi 19 novembre 2020, par Redaction
Imprimer cet article
Nos aïeux mangeaient copieusement, et nos aïeules ne faisaient pas petite bouche. Mais c’est au XVIIe siècle que le raffinement se taille une place de choix, la cuisine française acquérant bientôt ses lettres de noblesse et jouissant d’une belle réputation franchissant les frontières.
 

« L’animal se repaît, l’homme mange, l’homme d’esprit seul sait manger. » Ce dicton résume toute l’histoire de la civilisation. Les héros d’Homère, réunis autour du mouton ou du porc rôtissant tout entier, se repaissaient. Rome et le Moyen Age mangèrent ; ce n’est vraiment que depuis la Renaissance que, lentement, nos aïeux apprirent la « science de gueule », ainsi que l’appelait Montaigne. Rabelais la fit entrer dans la littérature. Le Miroir du Mariage, d’Eustache Deschamps, et Le Ménagier de Paris en témoignent.

Nos aïeux mangeaient copieusement, et nos aïeules ne faisaient pas petite bouche. Bodin, dans son Discours sur l’extrême cherté qui est aujourd’hui en France (1574), raconte qu’ « on ne se contente pas en un dîner ordinaire d’avoir trois services ; premier de bouilly, second de rosty, et le troisième de fruicts, et encore il faut d’une viande avoir cinq à six façons, avec tant de saulces, de hâchis, de pasticeries, de toutes sortes de salemigondis et d’autres diversitez de bigarrures, qu’il s’en fait une grande dissipation ». Dans un repas offert à Louis XIV, en 1666, par Mme la Chancelière, en son château de Pontchartrain, on servit plus de 168 plats.

Festin d'apparat au Moyen Age

Festin d’apparat au Moyen Age (enluminure extraite de
Histoire d’Olivier de Castille et d’Artus d’Algarbe, vers 1450)

Les Honneurs de la Table, premier ouvrage important paru sur ce sujet, fut écrit sous le règne de Charles VI par une grande dame, nommée Aliénor de Poitiers. Ce fut sous le règne de Louis XII que la cuisine et la table commencèrent vraiment à exercer une influence sur la vie mondaine. Sous François Ier le luxe des ustensiles de table devint excessif : plats ciselés par Cellini, torchères et candélabres précieux, etc. Les vitrines de nos musées offrent de superbes spécimens de ces merveilles.

La fourchette nous vint d’Italie. Elle avait seulement deux dents. Thomas Coryate, voyageur anglais, mentionne, à son grand étonnement vers la fin du XVIe siècle, l’emploi de cet instrument bizarre. Catherine de Médicis en apporta quelques-unes dans ses bagages. La mode des fraises, qui gênaient les mouvements du cou, fit la fortune de la fourchette à la cour. Les Mignons l’adoptèrent, malgré les critiques des gens sérieux que, en tout temps, les nouveautés offusquent. On y renonça dès que la mode des fraises fut passée, et la cour raffinée des Valois reprit l’usage de la fourchette du père Adam, que, pendant sa jeunesse, Henri IV préféra à toute autre. Anne d’Autriche, la « reine aux belles mains », n’aimait pas la fourchette. Pourtant, cet instrument si commode s’imposa et fit surgir une foule de règles de politesse et de civilité dans les repas.

La cuisine devint en honneur, et un écrit du temps : L’art de bien traiter, vante le choix et le raffinement qui présidaient à l’ordre des plats. Faire la cuisine devint à la mode. « Louis XIII lardait parfaitement et excellait dans les confitures. » Plus tard, Mazarin, dans l’intimité, confectionna du risotto pour la reine Anne. L’invitation à dîner du poète Scarron, au peintre Mignard, nous donne le menu d’un dîner bourgeois au XVIIe siècle :

Dimanche, Mignard, si tu veux,
Nous mangerons un bon potage,
Suivi d’un ragoût ou de deux,
Du rôti, dessert et fromage.
Nous boirons d’un vin excellent,
Et, contre le froid violent,
Nous aurons du feu dans ma chambre ;
Nous aurons des vins de liqueur,
Des compotes avec de l’ambre,
Et je serai de bonne humeur.

Mme de Maintenon apprit sans doute de son premier mari le secret des menus, destinés à réveiller le goût blasé et l’appétit déclinant du grand Roi. Le Régent fut le véritable restaurateur des plaisirs raffinés de la table. Sous le règne de Louis XV, la cuisine française brilla du plus vif éclat. Les quatre sœurs de Nesle retroussent leurs manches de dentelles, et aident Louis XV à cuisiner des plats fins. Mme de Pompadour invente les filets de volaille en Bellevue. Mme Dubarry, les filets de lapereaux. La duchesse de Mirepoix découvre une nouvelle manière d’accommoder les cailles.

Dans toute l’Europe, on voulut alors manger à la française. Le cuisinier devient un personnage. Au XVIIIe siècle, des mémoires nous représentent un chef de grande maison « richement vêtu, l’épée au côté, un diamant au doigt, jouant avec une boîte d’or ». Gustave III, lors de son voyage en France, emmena en Suède des cuisiniers français. On retrouve encore aujourd’hui de la cuisine à cette époque, dans les anciennes familles vivant sur leurs terres. On l’appelle en Suède « cuisine Gustavienne » et l’on vous apprend avec une certaine fierté que c’est là « la cuisine même de Mme de Pompadour ».

A mesure que diminue le nombre des plats, l’importance sociale des dîners grandit. Mme Geoffrin n’offrait à ses convives qu’un poulet, des épinards et une omelette ; mais ses hôtes savaient rencontrer chez elle les plus grands esprits de son temps. Mme de Tencin déployait plus de luxe. Les dîners d’Helvétius, présidés par sa charmante femme, étaient des plus recherchés par les sommités intellectuelles de l’époque.

Nous ne pouvons nommer toutes les délicieuses amphitryonnes du temps. Quelques-unes, comme naguère Mme Scarron, remplaçaient parfois le rôti par une histoire : mais elle était si bien contée. On dînait bien et partout, en cette heureuse fin d’ancien régime, en province autant qu’à Paris. Pendant la Révolution, on mangea pour vivre, à la hâte et sans plaisir. Qui était sûr d’achever son repas en famille ou avec ses amis, qu’on fut ci-devant ou révolutionnaire !

Bonaparte voulut faire revivre en France le goût de la table. Comme empereur, il ordonna à ses généraux entre deux batailles, et à ses hauts fonctionnaires d’offrir des dîners, parce que « être gourmand et savoir l’être donne de la considération ». Il ne prêchait pas d’exemple, car il était sobre, ou plutôt dédaigneux des plaisirs de la table, et ne subissait pas aisément les longs repas. Mais il se plaisait à voir Talleyrand reprendre les grandes traditions gastronomiques, et Cambacérès avoir une table somptueuse.

Louis XVIII était gourmand ; on le fut sous son règne ; il semblait que de mettre les bouchées en double réparait les privations de l’exil pour les uns, et les angoisses des guerres napoléoniennes pour les autres. Louis-Philippe avait une table simple et bourgeoise qu’imitèrent ses sujets. Des mets abondants, servis sur une table peu luxueuse, furent la caractéristique de ce temps.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE