LA FRANCE PITTORESQUE
Vendanges et fêtes du vin jadis
(D’après « Le Petit Journal. Supplément du dimanche », paru en 1920)
Publié le dimanche 20 septembre 2015, par Redaction
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Le vin est une chose si précieuse que les hommes des temps antiques en attribuaient l’invention à un dieu. Et leurs vendanges n’allaient jamais sans fêtes en l’honneur de Bacchus, fils de Jupiter et de Sémélé, qui leur avait appris à cultiver la vigne et à aimer le vin. Le christianisme supprima le culte de Bacchus mais respecta les fêtes des vendanges. On célébra le vin comme un don de Dieu.
 

En Bourgogne, où les meilleurs vins étaient cultivés par les moines, on lisait cette inscription sur les celliers monastiques : « Remercions le Seigneur dont la bonté nous a donné le vin ». Et partout les fêtes des vendanges commençaient par quelque cérémonie religieuse. C’est ainsi qu’en Champagne les jeunes filles allaient en cortège à l’église suspendre aux mains de la Vierge la plus belle grappe de raisin, et qu’en Franche-Comté les vignerons portaient solennellement à leur curé les premiers raisins de leur vigne. Mais la cérémonie, commencée pieusement, se continuait de façon fort profane. Partout, la vendange terminée, on dansait sur les places des villages et le vin coulait à flots.

Dans les siècles suivants, quand les croyances devinrent moins vives, le paganisme reparut dans les fêtes des vendanges. S’il faut en croire un mémorialiste du XVIIIe siècle, le culte de Bacchus se manifestait encore, et d’une façon fort originale, non loin de Paris, en 1703. Au temps de la vendange, à ce qu’assure cet auteur — de la vendange dans la région parisienne, bien entendu, car Argenteuil, Suresnes, Chanteloup, Deuil et Montmartre même avaient encore des vignes à cette époque —, on mettait sur une table, dans les pressoirs, une statue de Bacchus assis sur son tonneau, et ceux qui entraient dans le pressoir la surveille et le jour de Saint-Denis étaient obligés de faire une génuflexion devant cette figure.

Bacchus adolescent. Peinture du Caravage (vers 1590-1600)

Bacchus adolescent. Peinture du Caravage (vers 1590-1600)

S’ils y manquaient, ils étaient condamnés à souffrir qu’on leur appliquât, à l’endroit que vous devinez, un certain nombre de coups d’un bâton qu’on appelait, pour cette raison, le « ramon de Bacchus ». Il faut vous dire que ramon est un vieux mot de la langue d’oïl demeuré dans tous les patois septentrionaux pour désigner le manche à balai. Celle coutume s’exerçait, paraît-il, en maints villages des coteaux de la Seine — et notre auteur assure qu’elle s’y exerçait avec vigueur. « On n’y épargne pas plus la peau humaine, dit-il, que celle des raisins lorsqu’ils sont sur le plancher ou le lit du pressoir... »

On n’exigeait pas partout, heureusement, de façon aussi énergique, l’hommage au dieu du vin ; mais en tous pays vignobles, il était de tradition de fêter la fin des vendanges par des réjouissances et des cortèges pittoresques. Cette tradition, d’ailleurs, est aujourd’hui à peu près perdue chez nous. Elle ne s’était perpétuée qu’à Vevey, en Suisse, où, à des intervalles irréguliers, se sont reproduites les manifestations imposantes de la « Fête des Vignerons ».

« C’est, dit un écrivain suisse, une sorte le glorification symbolique du travail de la vigne et des champs, de la vie rustique et montagnarde. Cette glorification, étrangement teintée de mythologie antique — puisque dans un défilé grandiose on voit apparaître Cérès et Palès, Bacchus et Silène, des faunes et des bacchantes —, cette glorification, franchement réaliste à d’autres égards, est d’une puissance expressive inouïe, et, par moments, d’une intensité d’émotion qu’il faut avoir ressentie pour s’en faire une idée.

« Il s’agit, au fond, d’une simple fête corporative. La vénérable Confrérie des vignerons fut fondée au commencement du XVIIe siècle pour veiller sur la culture de la vigne et encourager par des prix les meilleurs cultivateurs. La distribution de ces récompenses fut de bonne heure un prétexte à réjouissances. On fit d’abord une « parade » dans les rues de la petite cité ; puis, avec les années, le cortège s’égaya de « marmousets » en plâtre peint figurant les quatre saisons.

« En 1730 apparaît en chair et en os Bacchus, figuré par un bel adolescent ; en 1783, voici Silène sur son âne, entouré de faunes et de bacchantes. Une jeune fille, en 1790, figure Cérès. En 1798, Palès la rejoint sur le podium établi à ciel ouvert sur la place du Marché de Vevey, où l’on construit alors les premières estrades.

La fête des vendanges en Alsace au début du XXe siècle

La fête des vendanges en Alsace au début du XXe siècle

« Depuis, à intervalles plus ou moins longs, on célèbre la grande fête du Travail. En 1819, elle attire 2 000 spectateurs. Ils sont 5 000 en 1833, 7 000 en 1851. La fête de 1895, où Théophile Gautier s’exclamait d’enthousiasme, eut un succès bien plus brillant. En 1889, 60 000 spectateurs se succèdent pendant six jours, sous un ciel immuablement bleu... »

Enfin, seize ans plus tard, en 1905, il y eut une fête des Vignerons dont les splendeurs effacèrent le souvenir de toutes les fêtes antérieures. L’organisation ne coûta pas moins de 300 000 francs. De toute l’Europe, les spectateurs accoururent dans la petite ville du Léman et y apportèrent la richesse. Plus de 80 000 étrangers assistèrent à ces pittoresques réjouissances.

Combien il est regrettable qu’en nos centres viticoles, de telles traditions n’aient point survécu ! Que de beaux cortèges on ferait avec l’histoire des vins de France. De telles fêtes attireraient l’étranger et feraient à nos vignobles une utile publicité. Elles entretiendraient entre vignerons l’esprit de solidarité. Elles symboliseraient l’hommage du pays au vin qui a tant contribué à assurer sa résistance et sa bonne humeur dans les jours d’épreuve, au vin, garantie de sa force, élément de sa richesse, inspirateur de son esprit.

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