LA FRANCE PITTORESQUE
Avènement de la cuisine chinoise
à Paris : réaction d’enthousiasme en 1914
(Extrait du « Figaro » du 8 mars 1914)
Publié le mercredi 16 septembre 2015, par Redaction
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Voici un siècle, cependant que la cuisine chinoise commençait de s’inviter dans la capitale, Francis Durand, sous son pseudonyme d’écrivain de Francis de Miomandre — prix Goncourt 1908 pour son roman Écrit sur de l’eau — s’en fait l’ardent défenseur et l’inconditionnel promoteur, y voyant l’expression d’un raffinement certain, et le digne successeur des cuisines anglaise, italienne et espagnole ayant par le passé conquis Paris
 

Elle en est, pour ainsi dire, à ses débuts à Paris, écrit Francis de Miomandre au sujet de la « cuisine céleste » : on est en train de la lancer et je ne serais nullement étonné si elle devenait très vite à la mode. Elle a tout ce qu’il faut pour plaire, pour nous plaire...

Et d’abord, n’imaginez pas qu’elle ressemble, même de loin, aux infâmes mixtures décrites par des voyageurs écœurés. Ce sont là des légendes que les générations se transmettent. Je mange assez souvent à la chinoise et, Dieu merci ! on ne m’a jamais proposé de petits chiens bouillis à l’huile de ricin ni aucune horreur de ce genre.

Quant aux nids d’hirondelles et aux ailerons de requins, ce sont là plutôt objets de devanture, pièces de musée si l’on peut dire, conservées sous vitrine et destinées à donner au convive une forte impression d’exotisme, mais après tout pas plus vive que celle qui nous vient de la décoration murale : aquarelles sur papier de riz, panneaux de soie blanche brodés de fleurs.

La véritable cuisine chinoise est d’une rare discrétion : on sent très bien qu’elle ne ressemble pas à la nôtre et même qu’elle en diffère profondément, mais il faut y regarder de près pour en discerner les raisons. Là, comme en toutes choses, l’art extrême-oriental procède par des méthodes insaisissables et sans nulle violence. On s’attend à trouver quelque chose d’absurde et l’on rencontre quelque chose de délicatement étrange. C’est d’un effet très sûr.

En gros, la cuisine chinoise fait penser à l’italienne, mais sans cette lourdeur, cette vulgarité, cette abondance écrasante qui nous dégoûtent si vite de cette dernière, et nous rendent si vite injustes à l’égard de sa haute saveur. Le goût des mets chinois est infiniment subtil ; il ne se déclare que peu à peu, mais de plus en plus il est exquis. D’ailleurs, la preuve indéniable de l’excellence de la cuisine chinoise, c’est que l’ordonnance du repas est tout à fait semblable à la nôtre et s’accommode à la perfection de l’ordre correspondant des vins dont nous avons l’habitude. On ne peut en dire autant d’aucune autre.

Et puis, tout de même, quel plaisir pour un homme sensible au prestige de certains mots mystérieux que de manger, par exemple, du canard aux graines de lotus... Des graines de lotus !... Un imbécile, non loin de moi, l’autre jour, trouvait que ça ressemblait à des marrons... Évidemment, au premier abord... Mais après ?... Après, c’est tout autre chose et l’on sent bien que l’on se nourrit d’une substance extraordinaire, immatérielle, idéale. Des graines de lotus !...

Il y a aussi le soja qui rappelle la barbe de capucin mais sans ce côté inquiétant et anémique ; les germes de bambou, les letchis frais qui fleurent la rose, les petits poissons séchés, et le riz, le riz qu’eux seuls savent cuire et que l’on mange en guise de pain, dans les bols placés à côté de l’assiette.

Il y a surtout la façon de présenter, d’accommoder : en petits morceaux allongés et très fins. Chaque plat est un mélange parfois indiscernable, baignant dans une sauce elle-même fort complexe : on a pris soin de dissimuler le goût de la pièce principale, elle se perd dans la foule des autres. Jamais on ne vous servira rien d’analogue à ces gros entrecôtes, à ces rumstecks massifs, dont la saveur brute et obtuse satisfait des Occidentaux qui ne voient là qu’une occasion d’être vite et fortement remontés.

Mais vous retrouverez votre poulet perdu en lamelles au milieu d’une compagnie de pointes d’asperges et de pousses de toutes sortes de plantes. Et c’est cette particularité qui justifie l’emploi des baguettes, des fameuses baguettes, dont personne ici ne sait se servir. C’est pourtant si facile. Il suffit de les tenir entre le pouce et les trois premiers doigts, l’une immobile et l’autre se refermant sur la première, en un mouvement imperceptible, et très souple. L’enfance de l’art. Et sauf le fugace petit pois (mais on l’ignore en Chine), rien ne résiste aux baguettes. Elles ont prise sur la forte bouchée comme sur le brin le plus menu. Et c’est tellement plus joli dans la main que la fourchette, cet engin féroce, pareil à une arme et qui pique dans l’assiette comme une quadruple lance ! Les baguettes font le geste de cueillir, avec douceur. Lorsqu’on en a pris l’habitude, on trouve la fourchette si grossière qu’on ne s’en sert plus qu’avec une sorte de répulsion.

Puisque la cuisine chinoise commence à obtenir à Paris la vogue qu’ont connue l’anglaise, l’italienne et l’espagnole, il faut absolument que l’on prenne des leçons de baguettes. Car rien n’est plus choquant que de voir les convives, après avoir en vain tenté de se servir de ces jolis bâtonnets d’ébène, d’érable ou d’ivoire, de guerre lasse en revenir à leurs affreux tridents de métal dont ils lardent barbarement ces mets raffinés.

Une fourchette dans une graine de lotus ! Cela perce le cœur !...

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