LA FRANCE PITTORESQUE
Premier squelette de Néandertalien
mis au jour en France en 1908
(D’après « Nos lectures. Revue nationale illustrée », paru en 1908)
Publié le lundi 7 mars 2022, par Redaction
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La mise au jour, en 1908 et pour la première fois en France, d’un squelette de Néandertalien complet au sein d’un abri sous roche près du village de La Chapelle-aux-Saints, en Corrèze, fut source d’études et fournit aux journaux de l’époque matière à faire entrevoir à leurs lecteurs l’homme primitif tel que la science moderne le représentait alors. Voici un exemple de ces conjectures, paru dans Nos lectures. Revue nationale illustrée.
 

Que le recteur ait l’obligeance de remonter dans le temps, en deçà de l’année 1909 où nous venons d’entrer, écrit Émile Hinzelin le 10 janvier 1909. À quelle distance environ ? À la distance de 170 000 ans. Voilà un début qui ne convient pas mal à une chronique d’actualité. Oui, en vérité, poursuit le journaliste, il lui convient bien, puisque, actuellement, il n’est bruit à l’Académie des sciences [où le squelette fut présenté le 14 décembre 1908] et dans la presse que d’un crâne humain qui date de 170 000 ans, non seulement avant nous, mais avant Jésus-Christ.

Deux abbés, MM. Bouyssonie et Bardon, ont découvert ce crâne dans la Corrèze, à La Chapelle-aux-Saints. La calotte de ce crâne est aplatie, son sinus maxillaire manque. À Neanderthal, près de Düsseldorf , dans un terrain de formation quaternaire, on avait déjà trouvé, cinquante ans auparavant, un crâne humain de forme déprimée. Devant le crâne de Neanderthal, on a dit : « N’est-ce pas le crâne d’un idiot ? Parmi les primitifs, il se rencontrait sans doute des anormaux. En voilà un. »

Reconstitution de la sépulture du Néandertalien de La Chapelle-aux-Saints

Reconstitution de la sépulture du Néandertalien de La Chapelle-aux-Saints

Or le crâne que les abbés Bouyssonie et Bardon ont découvert, explique Émile Hinzelin, est à peu près semblable à celui de Neanderthal. Ce nouveau spécimen fait entrevoir un homme primitif « intermédiaire ». Les partisans de cette hypothèse rappellent que, dans le marais de Marchais, ont été mises au jour des constructions mégalithiques où reposaient d’étranges squelettes, aux bras d’une longueur démesurée. Ces êtres humains portaient-ils donc le corps penché en avant, s’appuyant au besoin sur leurs mains ?

Ce qui est certain, reprend le journaliste, c’est que nos ancêtres sont très anciens. Aussi anciens que les montagnes ? Plus anciens même ! Assurément, ils sont antérieurs à l’époque où, en Europe, les dernières chaînes de montagnes surgirent. Ils ont survécu à des espèces animales disparues depuis longtemps. Dans le bassin meusien, on a exhumé des squelettes d’hommes mêlés à des os d’ours et d’éléphant. L’éléphant de la Meuse !

Nous sommes si éloignés de cet ancêtre que, s’il pouvait apercevoir la lignée humaine sortie de lui, nous lui paraîtrions contemporains de Jésus-Christ, presque contemporains d’Homère. Qu’est-ce qu’une dizaine de siècles, pour qui en compte près de deux mille ? Voilà ce qui nous trouble, quand nous pensons à lui. Nous nous représentons aisément les personnages historiques, à un léger anachronisme près. Leurs sentiments et leurs travaux ressemblent aux nôtres par tant de côtés ! Mais l’être préhistorique reste pour nous si mystérieux ! C’est avec angoisse que nous touchons au voile qui le couvre.

A la rigueur, la science moderne pourrait « reconstituer » son corps. Un jour, on apporta à Cuvier un fragment d’os. D’après ce vestige, le savant dessina l’animal tout entier. Quelque temps après, on trouva dans un bloc de glace l’animal lui-même. Cette « reconstitution » en ce qui concerne un homme préhistorique — qui enfin est un homme — est plus facile qu’en ce qui concerne un animal antédiluvien. Courage ! Levons le voile.

La Science dessine : un front bas et fuyant ; un nez camus ; des narines dilatées ; des joues aux muscles durs incapables de sourire ; pas de menton ; une barbe hérissée ; de longs bras velus... Faut-il continuer ? La Science dessine encore un ventre un peu gonflé par l’usage des aliments crus, des jambes sèches et nerveuses, des pieds aux orteils égaux et griffus.

— Pauvre être !

— Ah ! permettez. Votre pitié pour lui ne doit pas aller sans admiration. Il a eu de terribles luttes à soutenir. Il était le moins bien armé des animaux. Toutes sortes de monstres tournaient vers lui leurs crocs, leurs défenses, leurs serres. Il n’avait à leur opposer que sa ruse.

— Dites : son génie.

— Vous voyez bien que déjà vous admirez. Grâce à son génie, il a pu allumer du feu à son gré. Dès lors, il posséda l’arme des armes. Traités par la cuisson, ses aliments furent plus sains, plus doux, plus dignes. Il fit, dans le brasier, éclater le silex dont il employa les fines pointes pour garnir son épieu ou ses flèches. Des siècles se passèrent. Il sut tailler le silex. Des siècles encore ! Il sut polir ses armes et ses outils. Des siècles toujours ! Il parvint à extraire les métaux.

Reconstitution des muscles de la tête et du cou de l'Homo neandertalensis de La Chapelle-aux-Saints. Sculpture de J. Durand sous la direction de Marcellin Boule (1921)

Reconstitution des muscles de la tête et du cou
de l’Homo neandertalensis de La Chapelle-aux-Saints. Sculpture
de J. Durand sous la direction de Marcellin Boule (1921)

Instinctivement, on rapproche les êtres préhistoriques des peuplades les moins civilisées de notre temps, explique Émile Hinzelin. Les premiers voyageurs qui parvinrent en Australie, reculèrent d’horreur devant les êtres humains qu’ils y aperçurent. Les sauvages des antipodes étaient, pour ainsi dire, des primitifs qui n’avaient pas progressé. Bory de Saint-Vincent les met au niveau du singe inférieur, le mandril ; Rienzi les place au-dessous de l’orang-outang. « Ce sont d’affreux petits bonshommes au ventre ballonné monté sur des jambes grêles et sans mollets. Leur tête très allongée est caractérisée par un énorme museau. Leur front bas est envahi par d’épais sourcils. » Lumholtz prétend que leur crâne est de forme simiesque : voûte en arrière, boîte d’une épaisseur suffisante pour y casser du bois de chauffage.

Peu à peu, on a examiné de plus près ces pauvres êtres et l’on a constaté qu’ils n’étaient pas si déshérités de la nature. Leurs sens ont une délicatesse merveilleusement exercée. Leur épiderme leur permet de distinguer le moindre attouchement. Ils entendent à trente mètres une abeille dans le feuillage. Larges de poitrine et d’épaules, ils ont des extrémités fines : un ouvrier allemand ne passerait que deux doigts dans l’anse de leurs boucliers. Leurs jambes sont grêles, mais infatigables. De plus, elles sont douées d’une véritable dextérité, les orteils étant aussi habiles que les doigts à manier les objets. Ils sont incomparables comme nageurs et grimpeurs. Quand ils lancent le javelot, leur corps tout entier prend une beauté sculpturale. À la bonne heure ! C’est la revanche des primitifs, quels qu’ils soient.

Quand l’ancêtre rentrait dans sa caverne ouverte au seuil de la forêt, ou dans sa hutte perchée au milieu de l’étang, poursuit notre journaliste, il goûtait le délice de cette chose sacrée, exclusivement propre à l’homme : la famille. Autour de lui se pressaient les siens. La mère nourrissait des enfants déjà grandelets. Alors, il racontait sa chasse. Il souriait — il avait inventé le sourire ! — au danger écarté au moins pour cette nuit. Il rangeait ses armes, réparait ses filets, s’égayait en contemplant quelque objet d’art.

— Hé, quoi ! vous en faites un artiste ? N’est-ce pas là une invraisemblable exagération dans le sens contraire ?

Art ingénu mais réel ! On connaît les cailloux percés pour des colliers, les plaques d’os illustrés de gravures. Avec quelle émotion l’artiste contemporain se représente son humble confrère de la préhistoire occupé à graver sur une omoplate le renne ou le mammouth qu’il a devant lui !

Songeons à tout cela, conclut Émile Hinzelin. Rien ne nous fait mieux sentir la solidarité humaine. Chacun des objets dont nous nous servons à chaque instant est le résultat de l’ingéniosité ancestrale, dans les âges les plus reculés. L’aïeul lointain est présent autour de nous. C’est à son génie, éternellement soucieux du progrès, que nous devons tout ce qui fait la sécurité, le charme et le prix de la vie. C’est à sa vaillance que nous devons notre vie elle-même.

Le crâne qui, dans la caverne de La Chapelle-aux-Saints, reposait dans un rustique sarcophage triangulaire, sur un amas de pierres que surmontait un os à plat, et que nous apportent les savants abbés Bouyssonie et Bardon, est une relique humaine qu’il faut saluer avec piété.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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