LA FRANCE PITTORESQUE
Molière : comédien errant
avant ses heures de gloire
(D’après « Le Petit Journal illustré »)
Publié le mardi 20 octobre 2020, par Redaction
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Il est dans la vie de Molière un certain nombre de points obscurs, qu’on n’élucidera probablement jamais, car les papiers du grand comique sont perdus. Or la période pendant laquelle il échappe le plus aux recherches de ses biographes est celle où, comédien errant, il parcourut, avec sa troupe de l’Illustre Théâtre, la France en compagnie de Béjart, avant de jouer devant le roi en octobre 1658 et de connaître succès et gloire après près de 15 ans passés à sillonner les routes.
 

Tout ce qu’on sait avec quelque certitude, c’est que, destiné par son père à la profession d’avocat, il préférait fréquenter les théâtres que la Faculté de droit. Les Italiens l’attiraient surtout ; il suivait toutes leurs représentations. Il prit même des leçons du fameux Tiberio Florelli, dit Scaramouche. Au bas d’un portrait de cet artiste on trouve, en effet, ce quatrain :

Cet illustre comédien
De son art traça la carrière ;
Il fut maître de Molière,
Et la Nature fut le sien.

L’auteur de ces vers n’est autre que La Fontaine. Il devait être bien renseigné.

Le jeune Poquelin fit encore partie, si nous en croyons La Grange, d’une troupe composée d’ « enfants de famille » qui jouaient la comédie gratis. cette troupe, à laquelle vinrent se joindre les trois Béjart : Madeleine, sa sœur Geneviève et son frère Joseph, fut l’embryon de l’Illustre Théâtre. Nous sommes à la fin de l’année 1646. Molière touche à ses vingt-cinq ans. C’est le bel âge pour les folles entreprises. L’Illustre Théâtre n’a pas réussi à Paris. La province peut-être lui sera plus favorable. Sans hésiter, la troupe se met en route dans les premiers mois de 1647.

Molière et sa troupe

Molière et sa troupe

Comment voyageait-elle ? On a dit qu’elle avait servi de modèle à Scarron pour son Roman Comique, et que les types de Destin, de la Rancune et de l’Olive, ainsi que ceux des demoiselles de l’Etoile et de la Caverne ne sont autres que Molière et ses compagnons. Un misérable chariot branlant, attelé d’une maigre haridelle, parfois même traîné par des bœufs de labour ; et pêle-mêle, au milieu des décors et des accessoires de théâtre, les pauvres comédiennes transies de froid au brûlées de soleil. Quant aux hommes de la troupe, ils vont à pied le plus souvent pour ne pas surcharger l’attelage.

Vers le milieu du XVIIe siècle, une douzaine de ces troupes ambulantes allaient ainsi par la province. Et c’est dans ce piteux équipage que furent révélés à la France les ouvrages des prédécesseurs de Corneille, les tragédies de Rotrou ou de Tristan Lhermite et les premières pièces de Molière.

Car, pendant douze ans, notre grand comique avec les Béjart et ses compagnons de l’Illustre Théâtre, parcourut la France sur le chariot de Thespis ; et s’il est vrai que, dans la seconde partie de son odyssée, le succès, la protection de quelques grands seigneurs et les profits qui en résultaient lui aient permis de voyager plus commodément, de se fixer pendant de long jours dans une même ville et d’assurer quelque bien-être à sa troupe, il n’en est pas moins certain qu’il lui fallut mener, au début, la vie singulièrement pénible de ces pauvres baladins qu’on appelait alors les « comédiens de campagne ».

Mais il était jeune ; une irrésistible vocation l’entraînait ; l’amour, quasi maternel, de Madeleine Béjart, le soutenait. Il avait la fièvre du théâtre, la confiance dans le succès et le désir de voir du pays, d’étudier les hommes et les choses au hasard de ses courses. Qui sait si son génie eût été ce qu’il fut sans ces années de rudes épreuves qui mûrirent son esprit ?

La troupe, où brillaient, au premier plan, outre Molière, les deux frères et les deux sœurs Béjart, Charles du Fresne et René Berthelot, dit Du Parc, dut quitter Paris dès le début de 1647. On la trouve, cette année-là, à Bordeaux, jouant devant le duc d’Epernon, une tragédie de Molière, la Thébaïde, œuvre disparue, dont le titre seul est venu jusqu’à nous.

Mais il est infiniment probable que l’Illustre Théâtre ne gagna pas Bordeaux d’une seule traite, et qu’il égrena son répertoire tout le long de la route qui menait de Paris jusqu’en Guyenne. Les troupes de comédiens errants, à cette époque et même au siècle suivant, ne dédaignaient pas de s’arrêter parfois dans de simples bourgades. Il fallait bien laisser souffler les chevaux, réparer le matériel, se ravitailler. Quand on rencontrait sur la route une auberge accueillante où la chère était bonne et peu coûteuse, on n’hésitait pas à y séjourner quelques jours. Les paysans n’étaient pas toujours disposés à payer leurs places en argent ; les bas-de-laine s’ouvraient difficilement. N’importe ! on jouait tout de même ; et les spectateurs payaient en nature.

Préville, qui courut longtemps la province avant de devenir l’un des premiers artistes de la Comédie-Française, a raconté à ce propos quelques anecdotes rabelaisiennes. Un jour, la troupe dont il faisait partie arriva dans un bourg où, pour on ne sait quelle raison, force lui fut de s’arrêter. Pendant qu’on dressait la scène dans une grange, le directeur, accompagné de l’unique violon qui composait l’orchestre, s’en fut par les carrefours annoncer le spectacle, en spécifiant bien que ceux qui ne voudraient pas donner d’argent pourraient payer leur place en marchandises.

Molière

Molière

Ce soir-là, on avait reçu beaucoup de fromages et force salaisons. Comme ces denrées répandaient une odeur forte qui eût pu incommoder les spectateurs, et surtout les acteurs, on les avait mises, au fur et à mesure qu’on les recevait, dans des baquets placés à la porte de la salle. La recette assurée, le caissier était allé s’asseoir parmi les spectateurs. Mais voici que l’un d’eux, l’un des rares assistants qui avaient payé en argent, sortit pour satisfaire un besoin naturel. Apercevant le baquet à la lueur d’un lampion fumeux, il s’approcha, croyant qu’on l’avait mis là justement pour l’usage qu’il en voulait faire. Mais le caissier, qui l’avait vu sortir, se précipita à la porte de la salle. « Holà ! monsieur, cria-t-il, allez plus loin. C’est la recette ! »

Revenons aux pérégrinations de l’Illustre Théâtre. En 1648, nous le trouvons à Nantes, d’où il rayonne aux environs : à Clisson, à Fontenay-le-Comte, puis à Angoulême, et, l’année suivante, à Limoges. La tradition veut que, dans cette dernière ville, Molière ait été sifflé par le parterre, dans un rôle tragique qu’il interprétait. Et c’est au souvenir de cet affront que serait née, plus tard, l’idée de Monsieur de Pourceaugnac. Molière, sifflé par les Limousins, se vengea d’eux en les tournant en ridicule.

La même année, la troupe est à Toulouse. En janvier suivant, elle joue à Narbonne, puis, en février, à Agen, où la municipalité fait construire un théâtre dans le Jeu de paume de la ville. Peu après, l’Illustre Théâtre rentre à Paris. C’est l’époque du carême, morte-saison pour les comédiens, en province surtout, où l’autorité ecclésiastique interdit tout divertissement pendant cette période austère.

En 1652, nouvel exode. La troupe est à Lyon. Et c’est là que Molière compose et fait jouer son premier chef-d’œuvre : l’Etourdi. La pièce eut un tel succès que les villes voisines voulurent l’applaudir, et que deux tournées de l’Etourdi parcoururent la province. Pendant plus de deux ans, l’Illustre Théâtre reste à Lyon. Le succès, la faveur du public lyonnais ont tiré Molière de la bohème. On ne vit plus au jour le jour ; le poète a son foyer, la troupe a son port d’attache. Elle ne renonce pas, pourtant, à ses tournées ; mais elle devient comme une sorte de compagnie officielle et privilégiée qui ne se déplace que sur l’invitation des plus hauts personnages ou à l’occasion de quelques grande solennité provinciale.

C’est ainsi qu’en 1654, nous le retrouvons à Montpellier, où se tiennent les Etats du Languedoc. Sa troupe y joue pendant cinq mois. En 1655, retour à Lyon. D’Assoucy, le poète burlesque, raconte, dans ses curieuses Aventures, qu’il fit alors, dans cette ville, la rencontre de Molière. Ce d’Assoucy était un singulier personnage. Poète, musicien, chanteur, il allait de ville en ville, à la façon des jongleurs et des troubadours du Moyen Age. Passionné pour le jeu, il avait perdu jusqu’à sa dernière pistole, quand il fut rencontré par Molière qui, suivant son expression même, le traita « comme un parent ». Témoignage précieux qui montre que notre grand comique était aussi un brave cœur, pitoyable aux misères d’autrui.

D’Assoucy accompagna Molière à Avignon, où l’Illustre Théâtre resta un mois, puis, de là à Pézenas, où le prince de Conti venait d’appeler la troupe, à l’occasion d’une tenue des Etats du Languedoc. C’est dans cette ville qu’on a retrouvé les traditions les plus nombreuses sur le temps où Molière courait la province. Les archives de Pézenas conservent l’ordre, donné aux consuls par le prince de Conti, de réquisitionner les chariots nécessaires pour transporter les décors et accessoires du théâtre de Molière, lors des tournées dans les petites villes des environs, à Marseillan, Agde, Montagnac, Gignac, etc.

Molière et sa troupe

Molière et sa troupe

Enfin, Pézenas a le fauteuil de Molière, le meuble vénérable et fameux sur lequel la tradition assure que le grand comique s’asseyait, quand il allait chez le barbier Gély, se faire raser, et observer les mœurs des habitants rassemblés sur le marché de la ville. En ce temps-là, les cafés n’existaient pas, dans les petites villes comme Pézenas ; c’était chez les barbiers que se débitaient les potins, que l’historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Molière, assis tranquillement dans le fauteuil de maître Gély, avait de quoi s’instruire à écouter les oisifs qui venaient là se faire calamistrer.

De Pézenas, la troupe se rend à Narbonne. On la trouve à Béziers en novembre 1656 ; et c’est là qu’a lieu la première représentation du Dépit amoureux. Gros succès. En février 1657, nouveau séjour à Lyon, où le Dépit ne réussit pas moins bien qu’à Béziers. Passage à Nîmes en avril, puis à Orange et à Avignon. Au mois de juin, la troupe est à Dijon. Va-t-elle regagner Paris ?... Pas encore. Elle retourne finir l’année à Lyon, qu’elle quitte définitivement en février 1658, pour aller passer le carnaval à Grenoble.

Que fit-elle ensuite ? On la perd de vue jusqu’en juin, époque où on la retrouve à Rouen. Et c’est la fin de ses pérégrinations. Molière, à présent, se sent de force à affronter la capitale. Le 24 octobre 1658, il joue devant le roi dans la salle des Gardes du vieux Louvre, transformée en théâtre. Dès ce jour-là, sa cause est gagnée. On lui donne la salle du Petit-Bourbon ; il y joue ses pièces applaudies en province, et, peu après, les Précieuses ridicules. Et c’est le succès en attendant la gloire qui, bientôt, va faire de l’humble comédien errant, le plus grand auteur comique de tous les temps.

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