LA FRANCE PITTORESQUE
Graal : comment le Limousin hérita
un temps de cette coupe miraculeuse ?
(D’après « L’Écho de la Corrèze », paru en 1892)
Publié le mercredi 29 décembre 2021, par Redaction
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Si la légende du Graal, une des plus curieuses du Moyen Age, met en scène des cérémonies mystérieuses et des personnages énigmatiques, elle place surtout au premier plan un objet symbolique : le Graal, centre de toutes les convoitises, et dont une tradition limousine affirme qu’il aurait, vers le Ve siècle, séjourné à Brive avant d’être emporté par les Normands.
 

Grâce à Richard Wagner, les romans de chevalerie, qui se rattachent au cycle des chevaliers du Cygne, retrouvèrent au XIXe siècle un regain de vogue, d’actualité. Lohengrin, ce pur chef-d’œuvre, et Parsifal, cette sublime envolée d’au-delà, puisent leur sujet, en effet, dans la célèbre légende du Saint-Graal dont les chevaliers du Cygne avaient la garde.

Cette légende a des racines jusque dans l’antiquité mythique la plus haute. Les textes sacrés de l’Inde font mention d’un lieu sur la terre d’où toute misère est bannie, où règne une félicité parfaite, où les désirs se taisent, parce qu’ils sont satisfaits, où l’âme jouit d’une paix sereine, inaltérable. On se représentait ce lieu de délices, ce paradis, tantôt comme une coupe merveilleuse, qui répand sur le monde, — à l’inverse de la boîte de Pandore, — tous les dons du ciel, tantôt comme un sanctuaire, un temple inviolable et sacré. Les légendes bretonnes parlent aussi d’un vase merveilleux, dont Pérédur (Parsifal) avait fait la-conquête et qui avait le pouvoir de ressusciter les guerriers morts.

L’imagination chrétienne s’empara de ces mythes en les purifiant. Une pierre précieuse tombée de la couronne de Lucifer, lorsque Dieu le précipita dans les abîmes, fut ciselée en coupe, et, par on ne sait quelle circonstance, devint la propriété de Joseph d’Arimathie. C’est dans ce vase que le Christ but à la Cène et que fut recueilli, plus tard, sur le Calvaire, le sang qui s’échappa de la blessure faite par la lance du soldat romain.

Quand Joseph d’Arimathie vint en Bretagne prêcher la foi catholique, il apporta cette coupe qui était désignée sous le nom de Saint-Graal. Le lieu où elle était déposée abondait en biens terrestres ; ceux qui, en danger de mort, étaient assez purs pour le contempler, étaient certains de vivre, et ceux qui le voyaient tous les jours conservaient une éternelle jeunesse.

Ce symbole du Graal est, toute question confessionnelle mise à part, certainement un des plus admirables, des plus sublimes que l’humanité ait connu. Le Graal était gardé au Montsalvat ou Mont-du-Salut, dans les Pyrénées, en Biscaye, par des chevaliers. Un mystère présidait à leur élection. Ils devaient être braves, d’une conduite irréprochable et purs de toute étreinte d’amour. Leurs noms étaient inscrits en lettres de feu sur les bords du vase. Chaque soir, comme aux temps du paganisme grec sur l’Olympe, le Graal se remplissait lui-même de nectar et d’ambroisie.

Sur cette légende vient se greffer celle qui a trait aux douze chevaliers de la Table-Ronde, dont les exploits merveilleux remplissent tout le Moyen Age. Ils furent fondés par Artus, roi de Bretagne, pour aller, dit-on, à la recherche du Graal, volé par des infidèles.

Si nous examinons cette légende du Graal, au point de vue littéraire, nous voyons qu’elle inspira, en tous temps, un très grand nombre d’écrivains. Les messingers, en Allemagne, les trouvères, en France — entre autres, Chrétien de Troyes, Robert Boron, Gauthier Map, William d’Eschenbach —, écrivirent au Moyen Age sur ce sujet, de très longs romans, des poèmes qui sont venus jusqu’à nous. A la fin du XIXe siècle, un certain nombre de jeunes écrivains, épris de littérature mythique, se groupèrent pour la rédaction d’une revue portant le titre : Le Saint-Graal. Le romantisme, dont le fond était une évocation du Moyen Age, s’empara aussi de cette légende, que nous retrouvons dans les œuvres de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas.

Les Chevaliers à la Table du Graal

Les Chevaliers à la Table du Graal (enluminure extraite
de La Quête du Saint Graal, manuscrit sur parchemin, copié à Tournai en 1351)

Si l’origine du mot graal reste très discutée, certains cherchèrent son étymologie dans le mot limousin grial, griala, qui signifie vase en terre, en bois ou en pierre (en provençal il se dit grazal). Il est intéressant de rechercher si, dans le pays limousin, cette légende du Graal a laissé quelques traces.

Un disciple du Christ, connu sous le nom de saint Martin l’Espagnol, vint en Gaule prêcher l’Evangile, vers le commencement du Ve siècle, et se fixa dans le Périgord. Ayant appris que les habitants de Brive (Briva curretia), sacrifiaient aux faux dieux et adoraient Priape, il accourut dans cette ville — en 407 —, dans le but de les convertir à sa foi. Il pénétra dans le temple, troubla du geste et de la voix leur cérémonie et brisa leurs idoles. Furieux, les Brivistes le chassèrent, le poursuivirent à coups de pierre et lui tranchèrent la tête dans la vieille rue de la Jaubertie, depuis rue de Corrèze. On raconte, à propos de ce martyre, que chaque fois que le chef de Saint-Martin était porté en procession, sa figure pâlissait quand elle passait à cet endroit.

Mais dès la mort de saint Martin une terrible épidémie décima Brive. En vain ses habitants recouraient-ils à leurs dieux. Ils eurent alors l’idée d’implorer leur victime elle-même et le fléau cessa. Frappés de ce prodige, les Brivistes se convertirent au christianisme, exhumèrent les restes de saint Martin l’Espagnol, qui furent portés dans le temple de Priape, de ce jour transformé en église.

Le bruit des miracles opérés par saint Martin se propagea. L’empereur Valentinien III (dans les faits sa mère, Galla Placidia, qui assurait la régence, puisque l’empereur romain n’était alors âgé que de 6 ans), sur le point de perdre une bataille, implora le martyr de Brive et remporta la victoire. Reconnaissant, on fit au nom du souverain de riches présents à l’église de cette ville, vers l’an 425. Dans ce trésor se trouvait un reliquaire en argent renfermant une coupe de marbre, qu’on disait avoir servi à la Cène du Christ, et qui était désignée sous le nom de Saint-Graal.

Le temple de Priape démoli, Rorice Ier, évêque de Limoges, fit à la fin du Ve siècle édifier sur son emplacement une superbe basilique, dans laquelle on venait voir et le tombeau de saint Martin et le Saint-Graal. Lorsque Gondebaut ou Gondovald, fils naturel du roi mérovingien Clotaire Ier — lui-même fils de Clovis Ier et roi des Francs entre 558 et 561 —, vint à Brive, s’y faire couronner roi (décembre 584), pour se venger des habitants qui l’avaient mal accueilli il brûla l’église et vola le Graal qu’il fit servir à ses orgies.

Le poète et philologue occitan Joseph Roux fit de cet épisode le sujet d’une des plus belles pages de sa Cansou lemouzina. Voici les quelques vers qui parlent du rapt du Graal :

E se beu e se minja !... Al mais qui n’en chap ! Or,
Gondebaut — trop de vi li ne java lou cor —
Coumanda que li arazon lou Saint-Grial, hanap d’or
Que Joset d’Arimat te prestet, per l’amor,
Crist de lei célébrar ta darrieire « Pascor » ;
Apueis, Valentinian, pious emperador,
Lou mandet al martire per garnir soun trésor.
Es ilh, dins las chansous, que lous douge d’Armor
Chercharan per tout carre.

Chercharan per tout carre ; e qu’anueg sier de veire
Al bastart Gondebaut, afourtunat venceire.
Mas Libéral se leva ! Auria chaugut lou veire !
Devans lou rei Hérodes tal se quilhava Peire :
« Boulaire de cristias ! sacrelege beveire !
« Gondebaut ! Gondebaut ! cre me, que sui de creire :
« N’estrenaras jamais lou trone de toun reire,
« Toumbaras d’aici a pauc ! »

En voici la traduction :

Et l’on boit et l’on mange !... A celui qui en tiendra davantage ! Or Gondebaud — trop de vin lui noie le cœur — commande qu’on lui emplisse jusqu’au bord le Saint-Graal hanap d’or que Joseph d’Arimathie te prêta afin, ô Christ ! de célébrer dedans ta dernière Pâque ; puis, Valentinien, pieux empereur, l’envoya au martyr, pour garnir son trésor. C’est ce vase que dans les chansons de gestes les douze d’Armorique chercheront par tout pays.

Chercheront par tout pays ; et qui aujourd’hui sert de coupe au bâtard Gondebaud, fortuné vainqueur. Mais Libéral se lève ! Il aurait fallu le voir ! Devant le roi Hérode, tel se dressait Pierre : « Brûleur de chrétiens ! sacrilège buveur ! Gondebaud, Gondebaud, crois-moi, je mérite d’être cru, tu ne t’assiéras jamais sur le trône de ton ancêtre, tu tomberas d’ici peu ! »

Comme le lui avait prédit Libéral, Gondebaut fut tué sous les murs de Comminges, pour avoir profané le Saint-Graal. Ainsi périt Salammbô, dans le roman de Flaubert, « pour avoir osé toucher au manteau de Tanit. » Le bâtard de Clotaire mort, le Graal fut restitué à Saint-Martin, puis volé plus tard par les Normands. Il faudrait peut-être, à ce moment, placer l’institution des chevaliers de la Table-Ronde, dont la mission était d’aller à la recherche de la précieuse coupe. Mais les romans de chevalerie sont muets sur la version limousine de cette légende que nous venons de raconter.

Le Graal revint-il à Brive, après le vol des Normands ? Les auteurs ne disent rien sur ce point ; certains attestent cependant que ce vase, ainsi que les autres dons de Valentinien, disparurent seulement de l’église de Brive sous la Terreur. Une royauté du Saint-Graal fut-elle créée en Limousin, au Moyen Age ? Il serait curieux de le rechercher.

Le caractère des chevaliers était d’aller, par tout pays, prendre la défense des faibles, des innocents. L’exploit d’Archambaud de Comborn, partant du Limousin en Allemagne défier en combat singulier les calomniateurs d’une reine accusée d’adultère, n’aurait-il pas quelque rapport avec l’aventure de Lohengrin, chevalier du Graal, débarquant en Brabant pour défendre Elsa des accusations de Frédéric de Teralmund et de sa femme, la sorcière Ortrude ?...

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