LA FRANCE PITTORESQUE
D’Annecy à Chambéry :
fantaisies étymologiques
(D’après « Revue savoisienne », paru en 1928)
Publié le lundi 6 juillet 2015, par Redaction
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Du grec nêsos signifiant île et qui aurait donné Neci, au supposé général romain Annicius pour expliquer le nom d’Annecy ; du Campus Berri ou champ de Bérius tirant son nom de celui d’un paladin qui aurait débarrassé la contrée d’un chat « monstrueusement énorme », au chambero issu du patois savoyard et désignant une écrevisse, pour expliquer le nom de Chambéry, de nombreuses étymologistes rivalisant d’imagination se sont échinés à avancer force explications...
 

On a cherché l’étymologie d’Annecy dans les langues égyptienne, grecque, celtique, dans le latin, dans les dialectes germaniques, enfin dans le patois savoyard. On s’étonne de ne point trouver dans cette collection, avec l’hébreu et le « sarrasin », un parler ibérique ou ligure, quelque dialecte troglodyte-alpin, l’ « idiome palafittique » ou le néo-glozellien.

Il en est qui ont cru retrouver dans Annecy le nom d’Isis. Rappelons qu’il exista dans la plaine des Fins une antique cité, désignée par l’appellation encore mal expliquée de Bautas, ou plutôt Boutae. Bautas, disait-on, n’est autre que la contraction de Bovis civitas, la cité du bœuf. Quel bœuf ? Le bœuf Apis, de toute évidence. Vous en doutez ? « Procumbit humi bos ». Quand vous dites : « Faubourg de Bœuf », vous parlez presque égyptien, sans le savoir. Du moins vous évoquez le souvenir d’un long périple d’Isis. Ses hiérophantes furent peut-être les premiers touristes qui vinrent admirer les splendeurs du lac d’argent.

Les Grecs, envieux, suivirent. Car c’est d’un mot grec, plutôt, que dérive le nom d’Annecy, prétendirent certains. Le grec n’appelle-t-il pas nêsos ce que vous dénommez île ? Telle est l’opinion du père Jacques Fodéré (1540-1625) dans son Histoire des couvents de l’ordre de Saint-François (1619). Elle était répandue au temps de saint François de Sales. Alors, Annecy, comme divers noms dont l’initiale est une voyelle, « avait perdu la tête ». L’expression est plaisante. Elle est d’Antoine Thomas. Restait Necy, Neci (Nessy, et autres variantes). On peut s’en rapporter à la graphie de saint François, dans une lettre adressée au président Antoine Favre, et ainsi datée : A Neci, le XXX octobre 1604.

Palais de l'Isle, sur le Thiou (Annecy)

Palais de l’Isle, sur le Thiou (Annecy)

Annecy grec ? Quelle sottise ! vous rétorqueront certains. Gaulois, plutôt, ou celtique, à votre gré. Ainsi parla le chanoine Ducis. Les érudits du XVIIIe siècle en frémirent. Ils ne savaient pas, les ignorants, que le grec nêsos avait le plus redoutable concurrent dans le gaulois enesi. Justement ce mot signifie : l’île. Comment pourriez-vous en douter, puisque Bautas désigne, en Celtique, un pâturage, une grange, une étable ?

Mais voici les Romains. Puisqu’ils ont conquis la Gaule, il a certainement existé un général fameux, nommé Anicius (Annicius, si vous préférez). Pourquoi la ville d’Annecy n’aurait-elle pas adopté son nom glorieux ? Quel meilleur moyen de lui témoigner éternellement sa reconnaissance ? Laissons donc l’ « annexum aquis ». Simple plaisanterie ! On le sait bien qu’Annecy est à proximité du lac. Un traducteur de Pline avait découvert la peuplade des Avanticii. Annecy fut sans doute leur capitale. Donc c’était « un oppidum celtique ».

Toutefois cette place forte ne put résister à notre Annicius, d’illustre mémoire. Il nous faut bien y revenir. Celui-ci fut-il le véritable fondateur d’Annecy ? Il en fut à tout le moins le réédificateur. La preuve en est faite, irréfutable. Ce grand chef portait le prénom de Titus. Or c’est à ce Titus que nous devons le nom du déversoir du lac, que nous appelons aujourd’hui Tiou (Thiou).

La finale en y du nom d’Annecy, que la phonétique explique si régulièrement, avait induit en erreur un certain nombres d’esprits curieux. Tels ces érudits savoyards ou romands de la première moitié du XIXe siècle, dont l’opinion est reproduite dans la Savoie historique de J. Dessaix. Pour eux, les toponymes en i décèlent une origine germanique.

Cette erreur risquait de les conduire à des conclusions inexactes. Ainsi de Gingins s’appuyait sur les noms de Dingy, Sillingy, Lovagny, Gruffy, Pringy, « et peut-être Annecy », noms « portant évidemment la livrée burgunden », pour affirmer que les Burgondions, ces nouveaux venus, s’établirent dans la région annécienne sans forcer les habitants à émigrer. Conclusion admissible, certes, mais la preuve qu’on en prétendait donner était manifestement controuvée. Il en est de même pour le jugement suivant de l’érudit si estimable que fut Léon Ménabréa. « Annecy, écrivait-il, conserve dans son appellation un certain caractère de teutonicité. Ce nom dériverait de An, auprès, et de Ach, qui, dans l’ancien langage teutonique, signifiait eau, ruisseau, lac, étang ».

Reste le patois savoyard. Au Moyen Age le maître de Dante proclamait le français « la parleüre [la] plus delitable (délectable) » ; un moine anglais trouvait cet idiome si doux, si suave, que certainement c’était le langage usité au paradis. Ce moine, comme Brunetto Latino, se trompait. Tous deux ignoraient le patois savoyard. C’est du moins ce que laissait jadis entendre l’abbé Tissot, qui fut curé de Cluses et l’un des doyens de l’Académie Florimontane. Comment nous étonner s’il expliquait le nom d’Annecy à l’aide du patois qui lui était si cher ?

Dans une épître en vers conservée aux archives de l’Académie Florimontane, il proscrit Annecy, « nom favorable aux hiatus ». Ecrivons : Nessy, Necy, comme saint François de Sales. Nessy est d’ailleurs plus voisin des origines. N’avez-vous pas reconnu et salué les beaux termes patois : , noir, et si (variante de saix), qui signifie rocher ?

Pour expliquer le nom de Chambéry, les étymologies proposées ne sont pas moins nombreuses. Elles sont tout aussi étranges. Timoléon Chapperon, dans son ouvrage sur Chambéry à la fin du XIVe siècle, énumère, après Léon Ménabréa, quelques-unes de ces fantaisies. Il les traite « d’extravagantes assertions ». Nul ne protestera contre ce jugement. Toutefois les érudits des siècles passés n’ont invoqué ni le grec, ni les dialectes germaniques, ni même l’égyptien. Au tableau, avec l’hébreu, seuls figurent le latin, peut-être le celtique, et, naturellement, le patois savoyard.

Dans Chambéry, il y a Cham. Or, rappelez-vous les trois fils de Noé : Sem, Cham et Japhet. C’est Cham qui, après des « erreurs » plus longues et plus fatigantes que celles d’Ulysse, s’installa près d’un lac marqué par le destin pour l’immortalité. Au reste ce voyage n’aura lieu que si vous refusez d’admettre l’opinion d’un auteur plus ancien. Car suivant cette autre tradition, l’arche vint d’elle-même s’arrêter sur la cime du Nivolet.

Vraiment dans Chambéry il y a Cham ; mais il y a aussi Béri ! Or Béri est un nom latin, Bérius, mais au génitif. Ainsi, Cham est tout simplement notre champ vulgaire et est issu, non de Noé, mais du beau mot latin campus. Et Chambéry, c’est « la plaine de Bérius ».

Entre tous les paladins qui guerroyaient à la suite d’Artus (ou Artur), notre Bérius doit avoir été célèbre. Avec ses pairs il a purgé la région des monstres qui la désolaient. Car la Savoie eut aussi son hydre de Lerne. C’était un simple chat, mais quel chat ! Monstrueusement énorme... On peut encore en juger par la dent qu’il nous a laissée. Elle est bien plus illustre que la dent d’or, et mit aux prises autant de savants fameux. Voyez comme on l’aperçoit de loin, cette merveille, l’une des gloires de la contrée.

Vue de Chambéry par Joseph François Marie de Martinel

Vue de Chambéry par Joseph François Marie de Martinel, vers 1780
© Musées d’Art et d’Histoire de Chambéry

D’aucuns connaissent Johannes Reynerius, autrement dit Jean Reynier. Il fut recteur, ou régent, des écoles de Chambéry. Eh bien, c’est lui qui a conté ce combat surhumain. Non le premier, certes, mais avec quel souci de la vérité ! Avant lui, comme le chat et le paladin, « grammatici certant », les grammairiens s’entretuent ; depuis, ils battent en retraite. C’est Juvénal qui l’a dit. Donc Reynier avait relaté l’horrifique prouesse des chevaliers du roi Artus.

Le combat eut lieu à trois plèthres du sommet, et non sur la cime elle-même, comme l’ont prétendu des chroniqueurs mal informés. Depuis ce temps, la Dent du Chat doit transmettre aux plus lointaines générations le souvenir de notre Bérius. Il est sorti vainqueur d’un combat dont l’immortalité fut le prix. Artus n’était que le général en chef. Comme à l’impérator victorieux, on lui attribue parfois toute la gloire. Pourtant c’est Bérius, son légat, qui a occis le chat. En voici la preuve irréfutable. La plaine qui s’étend du Bourget à la capitale s’est appelée Chambéry. A-t-on jamais dit, a-t-on jamais lu, Champartur ? Champartus ?

D’où venait notre héros ? De Rome, sans doute, comme l’indique la fin de son nom. Il est vrai qu’Artus était breton. Bérius aussi peut-être. Il a pu changer de nom, comme son parent Caturiges, autre fondateur de Chambéry et 13e roi des Allobroges. Celui-ci naquit, précisons, 971 ans avant Jésus-Christ, ou plutôt quelque trente ans auparavant, puisque cette date serait celle de la fondation. Fut-ce un rival de Bérius ? Son frère ennemi, comme Rémus de Romulus ? Il ne doit pourtant sa naissance qu’au très érudit Rochet — La Gloire de l’abbaye de la Novalaise (1670) —, qui fut, comme on sait, moine de Lémenc. Certes, de Caturigès à Chambéry il y a loin.

Autre explication : ne remarquez-vous pas combien Chambéry se rapproche de chambre ? Chambre, c’est camera, et c’est camera qui doit être la souche qu’on va chercher si loin. Chambéry est une ville noble par excellence. De toute antiquité elle eut une cour de justice. De cette camera dérive l’adjectif Camerinus ; d’où le territoire de ce nom : Camerinus ager. Chambéry en deviendra la capitale. Il faut bien le croire, puisque l’historien et religieux Guillaume Paradin (1510-1590) l’a dit.

Bien mieux, les humanistes de la Renaissance se portent garants de cette explication. L’un d’eux fut cet élégant Jean de Boyssonné (1500-1558), qui célébra dans une ode latine fort bien tournée — De nomine et situ Camberii — le nom et le site de la ville où il avait trouvé asile, amis et admirateurs. Les indigènes l’appelaient Nisinus, quand elle n’était qu’un petit bourg. Il n’y avait pas encore cette « citadelle aux tours superbes, ce noble château, cette chapelle sainte... » Maintenant notre époque l’appelle Chambéry (Camberium). Ce nom vient de ce que, jadis, tout ce territoire était « Camerina tellus ». On ajouta un B (« Beta addiderunt nescio qui »). Telle est l’œuvre du temps, qui transforme les noms, en les détériorant, comme toute chose.

Au moment même, peu s’en faut, où Boyssonné se glorifiait de pareilles trouvailles, d’autres érudits lui opposaient leurs découvertes plus admirables encore. Camera, dites-vous, c’est chambre ? Parfaitement. Mais La Chambre n’est point Chambéry. Il ne faut pas oublier que les Savoyards sont des Allobroges. Or les Allobroges parlaient allobroge. C’est dans cette langue qu’il faut chercher l’origine et le sens de notre Chambéry.

Ainsi pensait Jacques Delex (d’Elèx, Delexi, etc. ; Jacobus Delexius), s’il ne s’exprimait pas tout à fait en ces termes. Ignorez-vous le mot chambero ? Il n’en existe pas moins. Dans « le langage du pais » (du pays), comme on écrira plus tard, ce terme signifie écrevisse. Non que la cité ou les habitants aient la moindre ressemblance avec ces crustacés. Mais pour bâtir — cette légende évoque celle du Capitole — et fortifier Chambéry, on creusa des fossés. Naturellement ces fossés se remplirent d’eau, car le lac du Bourget venait à peine d’évacuer cet emplacement. Et dans cette eau surabondaient les écrevisses ! Il y avait là, comme l’écrivait le père Pelin (1600-1661), « une formelliere de gros escrivisses ». Est-ce pour les pêcher que l’infortuné Cham avait quitté les parages du mont Ararat ? Qui le saura jamais ?

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