LA FRANCE PITTORESQUE
Doléances d’un académicien
au sujet des indemnités académiques
(D’après « Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche », paru en 1894)
Publié le vendredi 1er mai 2015, par Redaction
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En 1894, le monde de la presse bruit d’une singulière rumeur : certains académiciens seraient sur le point de se mettre en grève et auraient formé, pour soutenir leurs droits, un Syndicat des travailleurs du Dictionnaire. Menant l’enquête, le jeune et bientôt célèbre Tristan Bernard mène l’enquête et recueille le témoignage de l’un des Immortels lui expliquant l’âpre existence des membres de l’auguste assemblée...
 

Dans le but de connaître les motivations des académiciens, Tristan Bernard alla trouver un académicien en vue, ayant bien voulu fournir des renseignements circonstanciés et très rassurants, précise d’emblée notre écrivain.

« Il est exact, nous a-t-il affirmé, que le traitement d’un académicien est bien faible et serait repoussé avec mépris par un petit employé de commerce. Mais la place est si honorifique !

« De plus il y en a beaucoup parmi nous qui sont riches. Il y en a d’autres qui ont des petites choses à côté, comme un traitement de professeur, par exemple. Et puis, il y en a aussi quelques-uns qui ont fait des livres et qui en retirent un peu d’argent.

« Voyez-vous, monsieur, le grand vice du règlement, c’est la répartition des jetons de présence aux séances du jeudi. Vous savez que, tous les jeudis, une somme de 240 francs est partagée entre les académiciens présents. Vous connaissez également cette anecdote, que rapporte Daudet. Le jour de la mort de Louis XVI, les académiciens restèrent chez eux, à l’exception d’un seul, qui se présenta à propos et palpa sans broncher la forte somme.

« Ce triste exemple ne fut pas perdu. Toutes les fois que, par la suite, une grande tragédie politique s’est dénouée le jeudi, chaque académicien a conçu le projet, dans son for intérieur, de renouveler le coup du prédécesseur. Et ces jours-là l’Académie s’est trouvée au grand complet.

Les séances de l'Académie française se tiennent à huis clos

Les séances de l’Académie française se tiennent à huis clos
© Crédit photo : Académie française (http://www.academie-francaise.fr/)

« Quand les académiciens sont trente en séance, ils touchent donc chacun huit francs ; s’ils ne sont que vingt, le jeton est de douze francs. Aussi, leurs efforts tendent-ils à empêcher leurs collègues de se rendre aux séances du jeudi, par toutes sortes de moyens dont le plus anodin est la lettre de menaces anonymes : Un ami secret conseille à M. X. de ne pas sortir aujourd’hui, et ce, dans l’intérêt de sa peau. Mais il faut que la manœuvre soit très habile, car ils savent bien quand c’est jeudi, et ils se tiennent tous sur leurs gardes.

« Les candidats, bien entendu, sont au courant de ces petites faiblesses. Il n’en est pas un qui, au cours d’une visite académique, ne dise d’un air détaché : Je ne pourrai pas malheureusement faire preuve d’une grande assiduité aux séances du jeudi je dois vous prévenir que je suis retenu ce jour-là par des obligations très graves. Ces déclarations laissent les académiciens assez sceptiques. Ils promettent tous ça, me disait un de mes collègues, et, dès qu’ils sont reçus, on ne voit qu’eux aux séances.

« Quand Pierre Loti a posé sa candidature, ses parti sans disaient hypocritement : Nous avons peut-être tort de le nommer. Il n’est jamais en France. Comment travaillera-t-il au dictionnaire ? On l’a nommé, naturellement, et, depuis son élection, il ne quitte jamais la terre ferme ni l’Institut. On a même demandé des explications officieuses au ministère de la marine. Mais il paraît que les marins ne vont plus sur l’eau parce qu’on a peur d’user les navires.

« Et Brunetière ! Lorsqu’il s’est présenté, il faisait des conférences tous les jeudis à l’Odéon. Alors on a tous voté pour lui comme un seul homme. Aussitôt élu, il a raconté qu’il souffrait de maux de tête et que le médecin lui recommandait tout spécialement le travail du dictionnaire. Et depuis sa réception, il ne manque pas une de nos séances.

« Quant à M. Zola, si nous lui sommes hostiles, c’est que nous présumons qu’il a dépensé pas mal d’argent en voitures dans ses visites académiques, et qu’il doit être tout particulièrement avide de rentrer dans ses frais. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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