LA FRANCE PITTORESQUE
Patois de France : de l’importance
de préserver variété et richesse
des langues régionales
(D’après « L’Idéal du foyer », paru en 1903)
Publié le mercredi 22 avril 2015, par Redaction
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De même qu’il y a eu jadis dans chaque pro­vince de France des coutumes, des usages, des costumes particuliers, de même il y eut aussi une grande variété de langages. Frères aînés de la langue française et liés, tels des fruits se nourrissant du sol et du climat, aux contrées au sein desquelles ils prirent racine, constituèrent longtemps autant d’idiomes locaux façonnant les intelligences enfantines : une richesse littéraire et ethnique que l’unicité de notre langue moderne ne doit point éclipser.
 

Au Moyen Age, le système féodal, essentiel­lement particulariste, ne contribua pas peu à maintenir les différences provinciales dans la langue, aidé en cela par la diversité des intérêts et surtout par les difficultés des communications. Peu à peu cependant, et sous l’influence de causes principalement politiques, ce fut le dia­lecte de l’Ile-de-France qui commença à prédo­miner.

Insensiblement, gagnant de proche en proche, il arriva au rang de langue nationale. Mais les autres dialectes ou patois, ses frères, n’en subsistèrent pas moins autour de lui : un baliveau qui devient un arbre de haute futaie ne fait pas pour autant disparaître le taillis d’où il s’est élevé.

Après la magnifique floraison littéraire du XVIe siècle et les grands écrivains du XVIIe, l’unité de la langue française, de la langue parlée par la noblesse et la haute bourgeoisie, fut à peu près complète. Mais dans la petite bourgeoisie des villes, chez les artisans et les cultivateurs, les dialectes provinciaux demeurèrent d’un usage courant. Au début du XXe siècle, plus de 25 millions de. Français parlaient encore concurremment la langue nationale et un patois. ll était même des contrées reculées où certains habitants, principalement les vieil­lards et les enfants, ne savaient pas un mot de français.


Le patois Thouarsais

Mais dès le milieu du XIXe siècle, depuis la généralisation de l’instruction à l’ensemble des communes, les patois commencèrent de décliner ; le service militaire et la fréquence des communications leur portèrent de terribles coups. Néanmoins, un demi-siècle plus tard, dans aucune région, quoique moins em­ployés, ils n’avaient complètement disparu. Même dans les villes, on rencontrait une foule de mots, de locutions, d’idiotismes qui n’étaient que des survivances des patois parlés autrefois par tout le monde.

Y a-t-il lieu de s’affliger de cette persistance, de cette vitalité extraordinaire de ces parlers locaux ? s’interroge en 1903 l’historien et député du Doubs Charles Beauquier. Nous ne le pensons pas, répond-il. Du moment que la langue nationale ne leur est pas sacrifie, du moment que tous nos paysans sans exception auront passé par l’école et parleront clairement le français, nous ne voyons que des avantages dans le maintien des patois.

Les patois ne sont pas, comme on le croit généralement, des jargons infâmes, grossiers, des déformations du français, comme on l’a dit trop souvent, ajoute Beauquier. Ce sont de véritables langues qui ont leur syntaxe, leurs conjugaisons, leurs règles sou­vent plus rationnelles que celles de notre langue nationale. Nous aimons à le répéter, nos patois sont les frères du français ; celui-ci ne saurait mieux être comparé qu’à un enfant qui, seul d’une nombreuse famille, aurait réussi à faire une brillante fortune ; c’est le hasard, c’est la chance qui l’a servi : ne méprisons donc pas ces dia­lectes modestes qui auraient pu aussi bien de­venir langue nationale si, par exemple, un grand écrivain avait choisi l’un d’eux pour en revêtir sa pensée.

Cette situation modeste, effacée, du patois vis-à-vis de la langue française, sa grande sœur, lui donne un charme intime, familial, naïf, qui n’est pas fait pour déplaire. Si le français est la lan­gue académique, officielle, protocolaire, la langue des discours au Parlement, la langue de la Politique, des intérêts généraux, la langue de la centralisation, le patois, plus local, plus près du sol natal, du terroir, du berceau, est bien la langue de la décentralisation !

Quand nous parlons du français, sérieux, guindé, haut en cravate, nous devrions dire qu’il est notre langue paternelle et réserver le mot de langue maternelle pour ce parler intime et familier avec lequel nous avons été bercés, poursuit l’historien. N’est-ce pas avec une chanson patoise que la femme des champs endort son nourrisson ? Et les premiers mots que le petit paysan entend et comprend, ne sont-ce pas des mots patois ? Pourquoi mépriserions-nous ces idiomes locaux qui servent au développement des intelligences enfantines, qu’ils marquent de leur empreinte spéciale, auxquelles ils doivent donner un ca­ractère tout particulier ?


Le patois normand

Cette variété extraordinaire de dialectes se transformant non seulement de province à pro­vince, mais souvent de village à village, doit certainement provenir des conditions différentes du sol, du climat, de la nourriture, etc., qui, mo­difiant l’organisation physique cérébrale des hommes, modifient par suite leur langage. Comme la parole et la pensée sont unies par des liens si étroits qu’elles se confondent presque, il en résulte qu’un certain parler doit donner une tournure spéciale à la pensée, à l’esprit, et réciproquement. Il y a là une action et une réaction forcées, indéniables, de l’intellect sur la langue et de la langue sur l’intellect.

A ce point de vue psycho-physiologique, les patois jouent un rôle considérable comme élé­ments de différenciation entre les habitants de nos provinces. C’est pourquoi, avance Beauquier, nous devons en tenir grand compte, nous, les régionalistes, qui cherchons àmaintenir et à faire renaître les ori­ginalités ethniques au moyen de la décentrali­sation littéraire.

Il ne suit pas de là que nous ayons l’idée folle et antipatriotique de dresser un patois quel­conque — fût-ce le provençal qui est du reste un dialecte parlé dans une vaste région — en face du français, pour combattre et essayer de le détrôner de sa situation de langue nationale. Les plus enragés régionalistes n’ont d’ailleurs jamais caressé sérieusement une pareille idée. Le point raisonnable et soutenable, c’est de dire que les idiomes locaux peuvent avoir leur utilité au point de vue même de la littéra­ture française parce qu’ils renferment des tré­sors d’expressions neuves, hardies, fraîches, savoureuses, piquantes, qu’un écrivain habile peut mettre en œuvre au grand bénéfice de son renom ; et aussi, parce qu’ils expriment nette­ment et sincèrement la tournure d’esprit des ha­bitants de chaque région.

Ces influences locales du terroir ne peuvent que servir à diversifier notre littérature, menacée d’uniformité par la centralisation et la domination tyrannique de la capitale. Une des conditions essentielles du Beau n’est-ce pas la variété dans l’unité ? conclut Charles Beauquier.

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