LA FRANCE PITTORESQUE
Réforme de la langue française
ou le singulier projet d’un
professeur d’humanités en 1923
(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1923)
Publié le dimanche 27 novembre 2022, par Redaction
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En 1923, dans le cadre de sa chronique Caquets de chez Bravin paraissant dans les Annales politiques et littéraires, le chansonnier Jean Bastia (1878-1940) se fait l’écho d’un singulier projet : celui d’un certain Alisson, professeur libre d’humanités aspirant à « simplifier » la langue française à laquelle trop de circonvolutions portent selon lui préjudice...
 

On sait qu’une querelle divise les professeurs et que la réforme de l’enseignement secondaire donne lieu à de nombreuses controverses, explique Jean Bastia. Grammatici certant, disait déjà Horace. Des parlementaires, quoique de même nom, ne sont pas de même avis : ce sont les deux Bérard. L’un dit oui, l’autre dit non. Le ministre prétend qu’il a raison parce que Lhomond dit : Ego nominor leo, et le simple sénateur riposte : Victor sum.

Sans vouloir entrer dans le vif de la discussion et pour ne parler que de la simple langue française qui est encore vivante et peut être modifiée, je n’ai pas été mis sans intérêt au courant du projet d’un certain M. Alisson, professeur libre d’humanités, qui, par le moyen d’un redoublement de certaines consonnes ou voyelles, arrive à donner aux mots plus de force, à créer des valeurs, sans le secours d’épithètes ni d’adverbes qui, on le sait, alourdissent le style.

M. Alisson m’a exposé sa méthode :

« Il existe dans toutes les langues deux mots d’usage courant : oui et non. Il n’y a, en français, qu’une façon de les écrire, celle que nous savons : trois lettres pour chaque mot. Et, cependant, il y a plusieurs « oui » comme plusieurs « non » : le « oui » timide, le « oui » assuré, le « oui » énergique, le « oui » sans réplique. Il faudrait que, pour qu’il n’y ait plus de méprise, l’orthographe de chacun de ces « oui » variât. Par exemple, « oui » tout simple, en trois lettres, signifierait le « oui » dont on peut dire qu’il est « ni oui ni non ». Mais, pour affirmer son opinion positive, je voudrais qu’on doublât, triplât, quadruplât l’o initial.

 » Ooui ! signifierait : — Je vous dis bien oui.
 » Oooui ! voudrait dire : — C’est oui et je n’en démordrai pas.
 » Ooooui ! aurait ce sens : — N’insistez pas, c’est sans réplique. »

M. Alisson continua :

« Alors, quelle clarté dans notre langue ! et quelle rapidité d’expression ! Plus de mots inutiles, de circonlocutions oiseuses, de phrases entières pour rendre sa pensée ; quelques lettres de plus suffiraient. »

Il dit :

« Un événement vient de se produire... — Où ? demandai-je. — Non ! fit-il, c’est une phrase que je crée pour servir d’exemple à ma méthode... Un événement vient de se produire soudain en Afrique centrale... Cela est, dit-il, ma phrase exemple.

« Si c’est un grand événement, j’orthographie événnement, par redoublement de l’n. S’il s’agit d’un événement extraordinaire, je triple cette consonne et j’écris événnnement. Trois n remplacent ici tous les adjectifs ampliatifs tels que colossal, étonnant, extravagant, fabuleux, indescriptible, inouï, etc., ou la locution sans précédent, ou tout un membre de phrase tel que comme on n’en vit jamais.

« Avec ma méthode, la pensée s’exprime plus rapidement, le discours gagne en concision, même en clarté. Si, poursuivit le grammairien libre, vous voulez indiquer que le caractère de soudaineté dudit événnnement fut tout à fait exceptionnel, que dis-je exceptionnel !... excepttionnel (avec deux t).... vous n’avez de même qu’à redoubler la consonne la plus caractéristique dans l’adverbe soudain (c’est le d), ce oui vous fait écrire souddain. »

— J’ai compris ! déclarai-je à mon humaniste. Laissez-moi finir moi-même votre phrase.

Et, prenant une feuille de papier, j’écrivis : « Un ÉVÉNNNEMENT vient de se produire SOUDDAIN en AFFRIQUE... »

Il m’interrompit : « — Pourquoi mettez-vous deux f à Afrique ? — Pour bien affirmer que c’est là et peu ailleurs, répliquai-je. — Très bien ! dit-il. »

Je continuai d’écrire : « ... en AFFRIQUE CENTTTRALE. » Il exultait : « Ça y est !... Vous avez compris. Centttrale avec trois t. C’est admirable ! Ça équivaut à dire : Et pas seulement au hasard dans tout l’immense territoire que les géographes appellent le centre de l’ Afrique, mais vraiment au centre, au centttre avec trois t..., soit à l’équateur, en plein Congo, vers la source de la rivière Maringa. Plus besoin d’indiquer les degrés de latitude et de longitude. Un simple redoublement de consonnes tient lieu de précisions géographiques. »

Il poursuivit :

« Prenons, par exemple, la phrase : Redoute ma colère !... Si vous redoublez le d de redoute et que vous écriviez : Reddoute ma colère !..., cela signifie que votre colère est vraiment redoutable, qu’il faut s’en méfier, que vous ne vous connaissez plus quand vous êtes dans cet état-là. » Si, au contraire, c’est l’l de colère que vous redoublez, et que vous écriviez : Redoute ma collère !..., le sens change et vous indiquez par ce redoublement de l’l que vous êtes vraiment furieux, que ce n’est pas une colère feinte.

« — Et si l’on redouble le d ici et l’l là ? interrogeai-je.

« — Alors, conclut mon homme. l’individu menacé n’a plus qu’à mettre du champ entre lui et son interlocuteur. »

Le professeur m’a donné plusieurs devoirs à faire, conclut Jean Bastia :

« Expliquez par des périphrases les redoublements suivants :

« Quelle DOULLEUR est la mienne ! Je suis HEURREUX de vous voir. J’ai FFAIM et SSOIF. C’est un SCANDDDALE ! »

J’en ai, de moi-même, ajouté un : « Cette façon d’écrire le français est STSTUPPIDDE. ».

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