LA FRANCE PITTORESQUE
Jamais grand nez n’a gâté beau visage
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Publié le samedi 31 janvier 2015, par Redaction
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Formule pour glorifier les grands nez
 

On a prétendu que ce proverbe signifiait qu’un beau visage n’a jamais été le siège d’un grand nez. Adopte une telle explication qui voudra. Il semble qu’elle doive être rejetée. En effet, le proverbe a été formulé pour glorifier les grands nez et non pour les déprécier. Cette opinion quant à l’origine du proverbe s’appuie sur de nombreux documents historiques et s’accorde parfaitement avec celle qui a dominé constamment chez la généralité des hommes de tous les temps et de tous les pays.

En effet, on ne trouvera pas de peuple qui ne réprouve les petits nez et les nez camus comme déplaisants ou de mauvais augure, et qui n’admire les nez proéminents et grandioses. Ces nez d’élite, dont la forme superbe étonne et captive les regards, ont figuré toujours dans le monde avec un honneur infini. Témoin le nez de la Sulamite comparé à la tour du Liban par le sage Salomon dans le Cantique des cantiques, nasus tuus sicut turris Libani (VII, 4) ; témoin encore le nez de Cyrus que le philosophe Platon appelait un nez vraiment royal, et le nez de l’illustre Scipion Nasica, la gloire des nez romains, et le nez magnifique de François Ier, etc.

Au reste, ce ne sont pas seulement les poètes et les historiens qui ont proclamé l’importance et la suprématie des grands nez. L’Église elle-même s’est prononcée en leur faveur. Elle les a signalés comme des attributs éminemment propres à imposer le respect et l’obéissance, et a décidé qu’ils étaient obligatoires pour les prétendants aux dignités monastiques. Laurent de Peyrinnis, un des supérieurs de l’ordre des Minimes, l’a dit en ces termes formels : Naso carentes eligi non possunt ad dignitates monasticas. « Ceux qui manquent de nez ne peuvent être élus aux dignités monastiques. » Bien plus, un autre proverbe nous apprend qu’il faut avoir du nez pour être pape, et l’on voit par ce qu’on vient de lire que ce proverbe doit se prendre dans le sens littéral plus encore que dans le sens figuré du mot nez, puisque c’était de la forme de cet organe que dépendait l’élection aux dignités monastiques qui devenaient presque toujours les degrés par lesquels on s’élevait à la papauté.

On sait que Rabelais, traçant le portrait du moine par excellence personnifié dans frère Jean des Entommeures, l’a représenté bien fendu de gueule, bien advantagé en nez (liv. I, ch. XXVII).

Mais à quoi bon citer tant d’exemples ? Ne suffit-il pas pour la gloire des grands nez qu’ils aient obtenu la considération de la plus belle moitié du genre humain ? Il y a une épigramme dialoguée du chevalier de Choisy, dans laquelle une dame vante les grands nez et un monsieur les critique. En voici les quatre derniers vers :

La Dame. — Rien n’est beau comme un nez romain.
Le Monsieur. — J’ai le nez très français, et ne veux pas qu’il croisse.
La Dame. — Ah ! monsieur prêche pour son saint.
Le Monsieur. — Et madame pour sa paroisse.
Caricature exécutée par Grandville

Caricature exécutée par Grandville

Le caricaturiste Grandville (1803-1847) a pris parti contre les grands nez, qu’il a un peu confondus avec les gros, et son crayon malicieux en a tracé une caricature fort drolatique. Rien de mieux réussi, sans doute et comme vous le voyez ci-dessus, pour l’effet qu’il s’est proposé, que ces deux ligures contrastantes, dont l’une, au nez camus, rit de l’ampleur nasale de l’autre.

Il faut pourtant observer qu’en joignant aux traits mignons de celle-ci un si curieux morceau d’histoire naturelle sous forme d’organe olfactif, il a suivi une mauvaise variante du proverbe où l’ignorance du populaire a substitué, joli visage à beau visage, sans égard à la différence des deux expressions.

Assurément il avait le droit de choisir cette variante si susceptible d’être démentie et ridiculisée, et force est de reconnaître qu’il l’a très bien figurée dans son dessin, mais remarquons qu’elle est tout à fait erronée. L’épithète de joli ne pouvant guère s’appliquer que par ironie à un visage que gâte la grandeur du nez, fausse le sens du proverbe qui se prend ordinairement au sérieux. Aussi n’a-t-elle été admise dans aucun recueil.

Celle du beau, au contraire, est dans la plupart de ceux qu’on a publiés depuis près de trois siècles, parce qu’on a reconnu qu’un grand nez, d’une forme correcte toutefois, ne dépare pas la beauté d’une mâle figure. Du reste, le texte primitif du proverbe dit tout simplement : Jamais grand nez n’a gâté visage.

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