LA FRANCE PITTORESQUE
10 octobre 1793 : Chaumette
dresse le portrait-type des
« suspects de la République »
(D’après « Paris pendant la Terreur », paru en 1890)
Publié le samedi 24 janvier 2015, par Redaction
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Le 10 octobre 1793, quelques semaines après la promulgation, le 17 septembre, de la loi dite des suspects fixant les conditions de traitement des personnes estimées antirévolutionnaires, Pierre-Gaspard Chaumette, procureur de Paris, expliquait au Conseil général quels étaient les suspects et à quels signes on les pouvait reconnaître. Ce petit travail de Chaumette est un monument à conserver. Le voici en son entier.
 

Chaumette explique que « sont suspects et doivent être arrêtés comme tels :

« 1° Ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents, des murmures ;

« 2° Ceux qui. plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République, s’apitoient sur le sort du peuple, et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée ;

« 3° Ceux qui ont changé de conduite et de langage suivant les événements ; qui, muets sur les crimes des royalistes, des fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes et affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité étudiées, qui se démentent dès qu’il s’agit d’un modéré, d’un aristocrate ;

« 4° Ceux qui plaignent les fermiers, les marchands avides, contre lesquels la loi est obligée de prendre des mesures ;

« 5° Ceux qui, ayant toujours les mots de liberté, république et patrie sur les lèvres, fréquentent les ci-devant nobles, les prêtres contre-révolutionnaires, les aristocrates, les Feuillants, les modérés, et s’intéressent à leur sort ;

« 6° Ceux qui n’ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la Révolution, et qui, pour s’en disculper, font valoir le paiement des contributions, leurs dons patriotiques, leur service dans la garde nationale, par remplacement ou autrement ;

« 7° Ceux qui ont reçu avec indifférence la Constitution républicaine, et ont fait part de fausses craintes sur son établissement et sa durée ;

« 8° Ceux qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont rien fait pour elle ;

« 9° Ceux qui ne fréquentent pas leurs sections, et qui donnent pour excuse qu’ils ne savent pas parler, et que leurs affaires les en empêchent ;

« 10° Ceux qui parlent avec mépris des autorités constituées, des signes de la loi, des sociétés populaires et des défenseurs de la liberté ;

11° Ceux qui ont signé des pétitions contre-révolutionnaires, ou fréquenté des sociétés ou clubs anti-civiques ;

« 12° Les partisans de Lafayette, et les assassins qui se sont transportés au Champ de Mars.

Le Conseil général, après avoir entendu la lecture du travail de son procureur-syndic, en a ordonné l’impression. » (Moniteur du 12 octobre 1793)

Pierre-Gaspard Chaumette, procureur de Paris (décembre 1792 - avril 1794)

Pierre-Gaspard Chaumette, procureur de Paris (décembre 1792 - avril 1794)

Ne vous y fiez pas cependant, et gardez-vous bien de croire que l’énumération dressée par Chaumette soit complète. Dans la séance du 5 septembre, Basire, l’ami de Danton, nous a appris qu’il y avait deux classes de suspects : la première, composée des ci-devant nobles et des prêtres ; la seconde, qui comprend « les boutiquiers, les gros commerçants, les agioteurs, les ci-devant procureurs, les huissiers, les valets insolents, les intendants et hommes d’affaires, les gros rentiers, les chicaneurs par essence, profession, éducation. » (Moniteur du 7 septembre 1793)

Basire n’était d’ailleurs ici que l’écho de Danton. Ce dernier n’avait-il pas dit quelques jours auparavant : « Il faut que les commerçants, qui ont vu avec plaisir l’abaissement des nobles et des prêtres dans l’espérance de s’engraisser de leurs biens, et qui aujourd’hui désirent la contre-révolution avec plus de perfidie, soient abaissés ; il faut se montrer aussi terrible envers eux qu’à l’égard des premiers. » (séance du 31 août 1793, Moniteur du 2 septembre)

Mais il n’y a pas que les gros commerçants, les aristocrates boutiquiers, qui soient suspects. Le sont aussi les plus humbles artisans et jusqu’aux porteurs d’eau. Est-ce que le substitut de Chaumette, le citoyen Hébert, n’a pas dit au Conseil général, le 23 septembre, « qu’il se trouvait des émigrés parmi les porteurs d’eau ? » et, à la suite de cette dénonciation, invitation n’a-t-elle pas été faite à l’administration de police de jeter sur « ces messieurs-là » un regard de surveillance ? (séance de la commune du 23 septembre, Moniteur du 25 septembre)

Suspects, non seulement les porteurs d’eau, mais aussi les ramoneurs. Le 21 septembre, on a guillotiné un pauvre diable de ramoneur de Rouen, nommé Soyer, condamné comme royaliste. Suspects aussi les muscadins, ceux qui ont les mains propres, les cheveux peignés avec soin et les pieds bien chaussés (séance de la Convention du 13 septembre 1793, Moniteur du 15 septembre). Suspectes les femmes qui ne portent pas à leur bonnet la cocarde tricolore (décret du 21 septembre 1793, Moniteur du 23 septembre). Suspects ceux qui n’ont pas retourné leur plaque de cheminée, ornée par les trois fleurs de lis en ronde bosse ; ceux qui ont conservé un meuble, une pièce d’argenterie, un livre, sur lequel se trouve imprimé ce signe maudit (décret du 12 octobre 1793).

Ainsi, Robespierre lui-même tombait sous le coup de la loi des suspects, lui qui avait dans sa chambre les volumes qu’il reçus en prix au collège de Louis-le-Grand, et qui tous étaient décorés de superbes fleurs de lis. Qui pouvait, en réalité, se flatter d’échapper à la loi des suspects, si Robespierre était dans le cas de se la voir appliquer ?

On pourrait imaginer que les enfants à la mamelle ne comptaient pas au nombre des suspects. Mais on lit dans les Anecdotes relatives à quelques personnes et à plusieurs événements remarquables de la Révolution, par J.-B. Harmand, député (de la Meuse) à la Convention : « Quelque temps après la mort de Robespierre, il fut décrété que tous les comités révolutionnaires adresseraient au Comité de sûreté générale les motifs de détention de toutes les personnes arrêtées pour opinion ou faits relatifs à la Révolution. Lorsque j’arrivai au Comité, je me fis représenter les motifs de la détention de Mlle de Chabannes, alors âgée de treize ans. Ces motifs étaient ainsi conçus : Chabannes, âgée de onze ans et demi, arrêtée POUR AVOIR SUCÉ LE LAIT ARISTOCRATIQUE DE SA MÈRE. »

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