LA FRANCE PITTORESQUE
Candidats fantaisistes : des vocations
jadis suscitées par le suffrage universel
(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1924)
Publié le dimanche 29 janvier 2017, par Redaction
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« Depuis que le suffrage universel préside aux destinées de la France, il n’est pas d’exemple d’une seule période électorale qui n’ait eu ses candidats fantaisistes », affirme en 1924 Le Petit Journal, sous la plume de Jean Lecoq. Si Alexandre Dumas et Paul de Kock, pour les plus célèbres, se prêtèrent au jeu comme amuseurs, d’autres, véritablement convaincus et farfelus, y allèrent de leur époustouflant programme, sans compter l’énigmatique Captain Cap patronné par Alphonse Allais...
 

En 1848, écrit-il, lorsque, pour la première fois, chacun fut appelé à exprimer son opinion, on en vit surgir de toutes parts, car l’éligibilité, accessible à tous, avait éveillée les ambitions populaires. La plupart des candidats fantaisistes de cette lointaine époque sont à présent oubliés mais il en est deux, célèbres à d’autres titres, dont les professions de foi nous ont été conservées et resteront comme les modèles du genre. Ce sont Alexandre Dumas et Paul de Kock.

La profession de foi d’Alexandre Dumas n’était qu’une série d’additions adressée « aux travailleurs ». L’auteur des Trois Mousquetaires, convaincu que rien n’est plus éloquent que les chiffres, se contentait de totaliser les services matériels que son œuvre rendait au peuple. « Voici mes titres, disait-il : sans compter six ans d’éducation, quatre ans de notariat, sept années de bureaucratie, j’ai travaillé vingt ans, à dix heures par jour, soit 73 000 heures. Pendant ces vingt ans, j’ai composé quatre cents volumes et trente-cinq drames. Les quatre cents volumes, tirés à quatre mille en moyenne et vendus 5 francs l’un, en tout 11 853 600 francs. Les trente-cinq drames, joués cent fois chacun l’un dans l’autre : 6 millions 360 000 francs. »

Et le candidat détaillait ce que ses volumes avaient produit aux compositeurs, papetiers, brocheuses, libraires, commissionnaires, cabinets littéraires, dessinateurs, etc. ; et ses drames aux directeurs, acteurs, décorateurs, costumiers, comparses, pompiers, afficheurs, balayeurs, contrôleurs, machinistes, coiffeurs, etc.

Cet appel, affiché par milliers d’exemplaires sur les murailles de Paris, eut pour résultat de stimuler la verve de Paul de Kock, et de susciter, en opposition à la candidature de Dumas, celle de l’auteur de la Pucelle de Belleville. Voici dans quels termes Paul de Kock s’adressait « aux Parisiens » : « J’ai infiniment plus de droits à être membre de l’Assemblée Constituante que le citoyen Alexandre Dumas. Il se vante d’avoir fait gagner douze millions à ses éditeurs, ses marchands de papier, à ses claqueurs... Bagatelle !... Ma plume a rapporté, dans l’espace de vingt ans, soixante-trois romans. Ce n’est pas trop de calculer chaque roman à un million. Total : 63 millions. Je défie qui que ce soit de me prouver qu’un million multiplié par soixante-trois ne donne pas soixante-trois millions. Ceci étant admis et à l’abri de toute discussion, je me suis livré à autre calcul ; je vous le soumets en toute confiance :

Cherchez le candidat

Cherchez le candidat

« Je demeure au boulevard Saint-Martin, à l’entresol, et je me mets à ma fenêtre de quatre à cinq hernies de l’après-midi pour regarder les marchands de coco. Toute la France sait cela. Or, pas un voyageur ne vient à Paris sans inscrire sur ses tablettes qu’il ne doit pas manquer d’aller contempler Paul de Kock à sa fenêtre, au moment où il regarde les marchands de coco. Chacun de ces voyageurs prend naturellement l’omnibus pour se rendre au boulevard Saint-Martin. Six sous ! Quand il m’a contemplé, il reprend l’omnibus. Re six sous ! Vingt mille voyageurs se livrent chaque année à cette dépense. Ce manège dure depuis vingt ans, et a, par conséquent, rapporté aux omnibus 4 millions 800 000 sous ! Je passe sous silence les princesses russes qui, pour me voir, n’ont pas reculé devant la dépense d’une citadine.

« Ce n’est pas tout : Une foule de femmes m’ont demandé mon portrait... J’en ai fait faire 3000 au daguerréotype. D’autres femmes, encore plus folles de mes œuvres, m’ont supplié de leur donner un autographe ou une mèche de mes cheveux. Ces autographes se vendent journellement cinquante écus à l’hôtel Bullion, et j’en ai donné au moins six mille... Quant à mes mèches de cheveux, je les passe sous silence, attendu que je les rachète moi-même en ce moment partout où je peux les retrouver. Je regrette aujourd’hui de les avoir gaspillées.

« Enfin, dernière considération bien puissante : non seulement j’ai nourri physiquement une foule d’imprimeurs et de cochers d’omnibus, mais de plus j’ai nourri l’esprit et le cœur de trois ou quatre millions de Français, qui ont puisé dans mes ouvrages les plus saines doctrines philosophiques et littéraires.

« Je compte donc, chers concitoyens, que vous m’enverrez occuper, sur les bancs de l’Assemblée nationale, la place qu’ose me disputer un romancier qui n’a produit encore de la marchandise que pour onze misérables petits millions. »

Ces deux professions de foi mirent tout Paris en joie ; mais les candidats ne furent pas pris au sérieux ; et, malgré tant de bonnes raisons exprimées de façon si éloquente et si spirituelle à la fois, Alexandre Dumas et Paul de Kock restèrent sur le carreau. Le second s’en consola aisément, n’ayant voulu que se divertir un peu aux dépens d’un confrère qui poussait le contentement de soi-même hors des limites permises ; mais il n’en fut pas de même de Dumas.

Depuis 1830, ce grand amuseur était atteint de prurit politique à l’état suraigu. Il figurait à toutes les agapes révolutionnaires et ne ratait pas une occasion de conspuer Louis-Philippe. Il lui semblait qu’une assemblée républicaine ne pouvait se passer de lui. Cet insuccès le stupéfia sans le décourager, car deux ans plus tard, en 1850, il brigua de nouveau les suffrages des électeurs ; et comme il gardait rancune aux Parisiens de l’avoir blackboulé, il se présenta... à la Guadeloupe. Mais il ne fut pas plus heureux aux colonies que dans la métropole ; et recueillit à peine 3 000 voix, tandis que son concurrent, Victor Schœlcher, le bienfaiteur de la race noire, fut élu avec plus de 15 000. Cette fois, Dumas n’insista plus. Il retourna à ses livres et à ses pièces, et sa gloire n’y perdit rien.

Les candidats fantaisistes sont de deux sortes : les farceurs et les convaincus ; ceux-ci infiniment plus nombreux que ceux-là, mais non moins réjouissants. Parmi ces toqués, il en est qui firent preuve d’une constance et d’un entêtement singuliers. Tel un certain Pradier-Bayard qui, naguère, à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, se présenta pendant vingt ans, sans peur et sans reproche, à foules les élections.

Tel aussi le père Gagne, Pauli Gagne, qui s’intitulait « avocat des fous », « candidat universel, surnaturel et perpétuel, créateur de la monopanglotte, langue universelle, auteur de l’Unitéide, ou la Femme-Messie, poème en douze chants et soixante actes » ; il était, en outre, l’inventeur de « la philanthropophagie, à l’usage des villes assiégées ». Son rêve était d’établir la République-Empire-Royauté. Ce toqué voulait mettre tout le monde d’accord... Que d’hommes politiques, pour être moins fous, sont moins conciliants.

Mais comment énumérer tous les aliénés dont la politique suscita les divagations ? Faut-il citer Bustarret-Graullot, « candidat amorphe, avocat de l’équilibre » ; Baboulin Eugène, « candidat des Tricolores de la Nature » ; Alexandre Viguier, « cultivateur philanthrope, ambassadeur extraordinaire du créateur suprême » ; Pierre Mancel, qui voulait assurer la paix universelle par « l’application de la thèse, de la synthèse et de l’antithèse » ?... Tous ceux-ci étaient fous à lier.

L’année où Augustin Colsen se présenta dans la Meuse, la maladie était sur les pommes de terre. Le candidat s’engageait, s’il était élu, à dévoiler les causes de l’épidémie ; mais Colsen ne fut pas élu, et personne n’a jamais su pourquoi les pommes de terre avaient été malades cette année-là.

Le candidat fantaisiste n’a généralement qu’une idée fixe qui contient tout son programme. L’idée d’Isidore Cochon, dit Chambertin, c’était la construction du « tube viticole sous-marin d’Alger à Marseille ». L’idée du citoyen Pacault, c’était la défense des journalistes. Brave Pacault !... Il déclarait qu’aussitôt élu il exigerait que les journalistes fussent invités à tour de rôle à la table du Président de la République. On établirait un roulement pour cette faveur insigne.

Au contraire, le citoyen Fénelon Hégo, candidat dans la quartier de la Goutte-d’Or, avait des idées à ne savoir qu’en faire. « Ouvrier tapissier, matelassier, orateur, inventeur, déclamateur, décorateur, masseur, guérisseur, rebouteur, candidat socialiste, patriote, républicain impartial impérialiste, très résolument indépendant », il se présentait avec un programme qui ne comportait pas moins de 363 projets... Le premier ? « Suppression de la présidence de la République, a moins qu’Hégo lui-même y soit élu ». Celui-ci me dispense d’énumérer les autres... raille le chroniqueur du Petit Journal.

Mais notons au moins pour mémoire la seconde catégorie des candidats fantaisistes : les loustics de la période électorale, candidats facétieux, burlesques ou goguenards, qui s’amusent eux-mêmes en divertissant la galerie. Nous eûmes, dans ce genre, Rodolphe Salis, « seigneur de Chatnoirville-en-Vexin », dont la proclamation, qui figura longtemps sur les murs du fameux cabaret de la rue Victor-Massé, réclamait avant tout « la séparation de Montmartre et de l’Etat ».

C’est encore Montmartre qui vit éclore les candidatures de l’anarchiste Marius Tournadre, « candidat académicide », et du Captain Cap, « candidat antibureaucratique et antieuropéen », patronné par Alphonse Allais. L’affiche de ce candidat extraordinaire était pleine de métaphores audacieuses. Le Captain Cap y déclarait qu’il voulait être « le Saint Georges du dragon de la bureaucratie » et « qu’il saisirait la barre du paquebot de nos revendications pour renverser la Bastille des cartons vers... » C’était lui encore qui proposait « la création d’un Conseil des Disques, pour punir les accidents de chemins de fer »... On avait beaucoup d’esprit à Montmartre en ce temps-là.

Les candidats fantaisistes pullulaient... Nous en connûmes bien d’autres que ceux dont nous venons d’évoquer le souvenir. Et, sans doute, conclut Jean Lecoq, les élections prochaines vont-elles encore en allonger la liste. Car la race joyeuse des candidats naïfs ou facétieux n’est point abolie. Elle se perpétue et demeure, aux jours de bataille électorale, la fidèle gardienne de nos traditions de belle humeur.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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