LA FRANCE PITTORESQUE
Pierre Charron (1541-1603) :
orateur, moraliste
et prédicateur de la reine Margot
(D’après « Choix de moralistes français
avec notes biographiques », paru en 1838)
Publié le lundi 13 mars 2023, par Redaction
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D’une famille de vingt-cinq enfants, Pierre Charron, que ses études destinent à exercer la profession d’avocat, reçoit les ordres et s’acquiert bientôt une solide réputation en matière de prédications avant d’être plébiscité par la reine Marguerite, épouse du roi Henri IV. L’œuvre la plus marquante de ce moraliste du XVIe siècle portant un regard sans concession sur son époque, De la Sagesse, au sein de laquelle il défend une tolérance religieuse, lui vaut d’être accusé d’athéisme.
 

Pierre Charron était l’un des vingt-cinq enfants d’un libraire de la rue des Carmes, à Paris. Il naquit dans cette ville en 1541, et le goût des choses sérieuses qu’il manifesta de bonne heure décida son père à diriger son éducation vers les professions savantes. Après un cours régulier de grec, de latin et de philosophie scolastique, il fut envoyé à l’université d’Orléans, puis à celle de Bourges pour y terminer son droit, et il prit le bonnet de docteur dans cette dernière ville.

Pendant cinq ou six ans Charron, reçu avocat au parlement, fréquenta le barreau avec assiduité, mais avec peu de succès. Le détail des affaires et les petites intrigues par lesquelles on pouvait se les procurer convenaient peu à son caractère réfléchi et réservé. Il tourna alors ses vues ailleurs et résolut de se consacrer à la carrière ecclésiastique. Du barreau il passa à la chaire. Sans avoir cette éloquence qui entraîne, les sermons de Charron se firent remarquer par des principes de morale bien déduits. Plusieurs évêques cherchèrent à le fixer dans leur diocèse, entre autres, Arnauld de Pontac, évêque de Bazas, qui, après l’avoir entendu prêcher dans l’église de Saint-Paul à Paris, en 1571, l’emmena avec lui dans son évêché, en l’engageant à se faire entendre dans plusieurs villes de la Guyenne et du Languedoc. Les canonicats lui arrivèrent à foison. Il fut successivement chanoine théologal de Bazas, d’Acqs, de Lectoure, d’Agen, de Cahors, chanoine-écolâtre de Bordeaux et chanoine-chantre à Condom.

Pierre Charron. Portrait du temps gravé par Léonard Gaultier (1561-1635)
Pierre Charron. Portrait du temps gravé par Léonard Gaultier (1561-1635)

La reine Marguerite de Valois le retint pour son prédicateur ordinaire, et Henri IV, bien qu’il n’eût pas encore repris le catholicisme, aimait à assister à ses sermons. Malgré ces succès universels, Charron avait pris le monde en dégoût et voulut mettre à exécution un vœu fait sans doute par lui dans les premiers désappointements de sa carrière d’avocat ; c’était de se faire moine. Il communiqua ses intentions à un chartreux qui se trouva être un homme de bon sens, le père Jean-Michel, mort prieur de la Grande-Chartreuse en Dauphiné. Celui-ci lui fit comprendre qu’à l’âge de quarante-sept ans, et habitué comme il l’était à une vie facile et douce, il ne pourrait, sans danger pour sa santé, passer aux austérités prescrites par les règlements des chartreux ni même de tout autre cloître.

Charron ne se tint pas pour délié de son vœu par ce refus et s’adressa aux Célestins, desquels il reçut la même réponse. Il lui fallut la décision de trois célèbres théologiens et casuistes pour tranquilliser sa conscience. Ce fut vers cette époque, en 1589, que, revenant d’Angers, où il avait prêché le carême, à Bordeaux, où il aimait à résider, il fit connaissance avec Michel de Montaigne, connaissance qui donna une base plus sûre à ses idées morales. Il y avait déjà neuf ans qu’avait été publiée la première édition des Essais, et l’ouvrage et l’auteur obtenaient une haute place dans la considération publique. Leur liaison paraît avoir été fort intime pendant ces trois dernières années de la vie de Montaigne, puisque le gentilhomme gascon permit par son testament au fils du libraire son ami de porter les armes de sa maison. Plus tard Charron se montra reconnaissant en léguant ses biens au beau-frère de Montaigne.

La lecture des Essais de Montaigne fit naître à Charron l’idée de son traité intitulé De la Sagesse, et lui fournit en même temps un bon nombre des réflexions qui devaient lui servir de base. Seulement Charron, esprit froid et systématique, méthodise et classifie, et offre souvent ainsi un point d’appui réel à la philosophie. Dans son troisième livre surtout, la morale devient ce qu’elle doit être, regula vitae, toujours applicable à toutes les situations de l’homme. Ce point de vue pratique est une puissante recommandation pour l’ouvrage de Charron.

La première édition de De la Sagesse fut publiée à Bordeaux en 1601. Quelques propositions soulevèrent contre lui l’indignation des dévots. On cite entre autres celle-ci : « La religion n’est tenue que par moyens humains et est toute bastie de pièces maladives, et encore que l’immortalité de l’âme soit la chose la plus universellement receue, elle est le plus foiblement prouvée, ce qui porte les esprits à douter de beaucoup de choses ».

Le jésuite Garasse, dont le nom est devenu synonyme de tout ce qu’il y a de plus virulent dans l’injure et dont la propension à la calomnie effraya l’ordre des Jésuites même, écrivit contre Charron, qu’il appelait le patriarche des esprits forts et qu’il voulait faire passer pour athée, une réfutation remplie des plus plates et des plus sottes diatribes. Charron fut vivement affecté de ces cris ridicules d’une coterie. Il revit son De la Sagesse, chercha à modifier ce qui avait pu paraître trop hasardé à quelques bons esprits, et composa, sous le titre de Petit traité de la Sagesse, une analyse et une apologie de son premier traité. Il prépara en même temps une nouvelle édition revue de son grand ouvrage ; mais il n’eut pas le temps de mettre la dernière main à ce travail. Il fut frappé subitement à Paris d’un coup d’apoplexie sanguine, le 16 mars 1603.

Après sa mort, les cris de Garasse et des siens contre son ouvrage s’élevèrent si haut que le parlement s’opposa à l’impression de la seconde édition. Les feuilles déjà imprimées et la minute de l’auteur furent saisies ; mais un ami de Charron, qui en avait sauvé une copie, la fit imprimer et la présenta ensuite en son entier au jugement du chancelier.

« Finalement, dit le vieil auteur de la vie de Charron, M. le chancelier et M. le procureur général du roi les feirent voir à deux docteurs de Sorbonne, qui baillèrent par escrit ce qu’ils trouvoient à redire en ces livres, qui ne parloient que de la sagesse humaine traitée moralement et philosophiquement. Le tout fut mis entre les mains de M. le président Jeannin, conseillier d’Estat, personnage des plus judicieux et des plus expérimentés de ce temps, qui, les ayant veus et examinés, dit haut et clair que ces livres n’estoient pour le commun et bas estage du monde, ains qu’il n’appartenoit qu’aux plus forts et relevés d’esprit d’en faire jugement, et qu’ils estoient vraiment livres d’Estat ;

« et, en ayant fait son rapport au conseil privé, la vente d’iceux en fut permise au libraire qui les avoit fait imprimer, et eut entiere delivrance et main levée de toutes les saisies qui avoient esté faites, après qu’on eust remonstré et justifié que les livres avoient esté corrigés et augmentés par l’auteur depuis la première impression faite à Bordeaux en 1601, et que, par ces additions et corrections, il avoit esclairci et fortifié, et en quelques lieux adouci ses discours sans avoir rien alteré du sens et de la substance, ce qu’il avoit fait pour fermer la bouche aux malicieux et contenter les simples, et après qu’il les avoit fait voir par aucuns de ses meilleurs amis, gens clairvoyans et nullement pedans, qui en estoient bien ediffiés et satisfaits. »

Le public, qui préférait un peu moins d’édification et un peu plus de satisfaction, rechercha avec plus d’avidité la première édition qui contenait la pensée de l’auteur tout entière. Aussi ce fut celle qui fut le plus souvent réimprimée. Pourtant, Charron n’était pas tendre avec ses congénères. Qu’on en juge par le passage suivant :

« Le peuple est une bête étrange, à plusieurs têtes, et qui ne peut se décrire bien en peu de mots, inconstant et variable ; sans arrêt non plus que les vagues de la mer, il s’émeut, il s’apaise, il approuve et réprouve en un instant même chose ; il n’y n rien plus aisé que le pousser en telle passion que l’on veut ; il n’aime la guerre pour sa fin ni la paix pour le repos, sinon en tant que de l’une à l’autre il y a toujours du changement ; la confusion lui fait désirer l’ordre ; et quand il y est lui déplaît, il court toujours d’un contraire à l’autre ; de tous les temps, le seul futur le repaît.

« Léger à croire, recueillir et ramasser toutes nouvelles, surtout les fâcheuses, tenant tous les rapports pour véritables ; et assurés avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, l’on assemble comme les mouches au son du bassin.

Frontispice de De la Sagesse par Pierre Charron, édition de 1604
Frontispice de De la Sagesse par Pierre Charron, édition de 1604

« Sans jugement, raison, discrétion ; son jugement et sa sagesse, trois dés et l’aventure ; il juge brusquement et à l’étourdie de toutes choses ; et tout par opinion ou par coutume ou par plus grand nombre, allant à la file comme des moutons qui courent après ceux qui vont devant, et non par raison et vérité.

« Ennuyeux et malicieux ennemi des gens de bien, contempteur de vertu, regardant de mauvais œil le bonheur d’autrui, favorisant un plus faible et un plus méchant, et voulant mal aux gens d’honneur sans savoir pourquoi, sinon pour ce que sont gens d’honneur, et que l’on en parle fort et en bien.

« Peu loyal et véritable, amplifiant le bruit, enchérissant sur la vérité, et faisant toujours les choses plus grandes qu’elles ne sont ; sans foi ni tenue. La foi d’un peuple et la pensée d’un enfant sont de même durée, qui change non seulement selon que les intérêts changent, mais aussi selon la différence des bruits que chaque heure du jour peut apporter.

« Mutin, ne demandant que nouveauté et remuement, séditieux, ennemi de paix et de repos, surtout quand il rencontre un chef ; car lors ni plus ni moins que la mer bonasse de nature, ronfle, écume et fait rage, agitée de la fureur des vents ; ainsi le peuple s’enfle, se hausse et se rend indomptable ; ôtez-lui les chefs, le voilà abattu, effarouché et demeuré tout planté d’effroi.

« Soutient et favorise les brouillons et remueurs de ménage ; il estime modestie, poltronnerie, prudence, lourdise. Au contraire, il donne à l’impétuosité bouillante le nom de valeur et de force, préfère ceux qui ont la tète chaude et les mains frétillantes à ceux qui ont le sens rassis et qui pèsent les affaires ; les vantards et babillards aux simples et retenus.

« Ne se soucie ni du public ni de l’honnête, mais seulement du particulier, et se pique sordidement pour le profit.

« Toujours gronde et murmure contre l’Etat, tout bouffi de médisance et propos insolents contre ceux qui gouvernent et commandent. Les petits et pauvres n’ont autre plaisir que de médire des grands et des riches, non avec raison, mais par envie ; ne sont jamais contents de leur gouvernement et de l’état présent.

« Mais il n’a que bec, langues qui ne cessent, esprits qui ne bougent, monstre duquel toutes les parties ne sont que langues, qui de tout parle et rien ne sait, qui tout regarde et rien ne voit, qui rit de tout et de tout pleure, prêt à se mutiner et rebeller et non à combattre ; son propre est d’essayer plutôt à secouer le joug qu’à bien garder sa liberté.

« Ne sachant jamais tenir mesure ni garder une médiocrité honnête ; ou très bassement et vilement il sert d’esclave, ou sans mesure il est insolent et tyranniquement il domine ; il ne peut souffrir le mors doux et tempéré ni jouir d’une liberté réglée, court toujours aux extrémités, trop se fiant ou méfiant, trop d’espoir ou de crainte. Ils vous feront peur si vous ne leur en faites ; quand ils sont effrayés, vous les bafouez et leur sautez à deux pieds sur le ventre ; audacieux et superbes si on ne leur montre le bâton, dont est le proverbe : Oins-le, il te poindra ; poins-le, il t’oindra.

« Très ingrat envers ses bienfaiteurs, la récompense de tous ceux qui ont bien mérité du public a toujours été un bannissement, une calomnie, une conspiration, la mort. Les histoires sont célèbres de Moïse et de tous les prophètes, de Socrate, Aristide, Phocion , Lycurgue, Démosthène, Thémistocle ; et la vérité a dit qu’il n’en échappait pas un de ceux qui procuraient le bien et le salut du peuple ; et au contraire il chérit ceux qui l’oppriment, il craint tout, admire tout.

« Bref le vulgaire est une bête sauvage ; tout ce qu’il pense n’est que vanité, tout ce qu’il dit est faux et erroné, ce qu’il réprouve est bon, ce qu’il approuve est mauvais, ce qu’il loue est infâme, ce qu’il fait et entreprend n’est que folie ; la tourbe populaire est mère d’ignorance, injustice, inconstance, idolâtre de vanité, à laquelle vouloir plaire ce n’est jamais fait ; c’est son mot : Vox populi, vox Dei ; mais il faut dire : Vox populi, vox stultorum [voix du peuple, voix des fous]. Or le commencement de la sagesse est se garder net, et ne se laisser aller aux passions populaires. »

Outre son grand ouvrage De la Sagesse, Charron avait publié en 1594, à Cahors, sans nom d’auteur, un Traité des trois vérités : c’est une apologie de la religion catholique contre les hérétiques et en particulier contre le Traité de l’Eglise du célèbre Duplessis-Mornay.

On possède également de Charron un recueil de seize discours chrétiens sur la Divinité, la Création, la Rédemption, l’Eucharistie. Ils ont été imprimés pour la première fois à Bordeaux en 1600, puis à Paris en 1604.On en trouve les meilleures parties à la suite de l’apologie du livre de la Sagesse, dans l’édition d’Amaury Duval publiée en 1820.

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