LA FRANCE PITTORESQUE
Arnault-Guilhem de Barbazan,
le Chevalier sans reproche
(D’après « Mémoires de la Société historique et archéologique
de l’arrondissement de Pontoise et du Vexin », paru en 1903)
Publié le mercredi 15 décembre 2021, par Redaction
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Par sa captivité, par sa délivrance, l’héroïque et loyal émule des La Hire et des Xaintrailles, aux heures les plus sombres et les plus désespérées de la détresse française, surnommé le Chevalier sans reproche, prisonnier de l’Angleterre dans la formidable enceinte de Château-Gaillard, Arnault-Guilhem de Barbazan appartient à la tradition locale depuis les temps de Clovis jusqu’à ceux de Louis XIV, dans cette ville qui a vu se dérouler, en sachant en conserver le culte, tant de légende, tant de souvenirs et tant d’histoire
 

Au fort de l’hiver de l’an 1430, derrière les abruptes murailles et les tours inaccessibles de Château-Gaillard, est enfermé Barbazan, depuis sept ans captif dans l’impénétrable citadelle. L’heure est solennelle entre toutes. Depuis un an bientôt, au geste et à la voix de Jeanne d’Arc, la France a recouvré son âme, reforgé ses armes, retrempé son énergie.

Après la délivrance d’Orléans, après le triomphe de Patay, la marche merveilleuse vers Reims, l’apparition de la Pucelle et du roi Charles VII sous Paris, le sentiment national à s’affirmer dans une secousse de tous les cœurs. Malgré la retraite malheureuse de l’armée royale au-delà de la Loire, après l’échec subi devant Paris, malgré l’inaction forcée qui a signalé l’hiver de 1429-1430, l’attente d’une campagne prochaine de libération totale et imminente exalte tous les esprits, transporte toutes les imaginations anxieuses et enfiévrées.

Nulle part ailleurs, autant qu’en Normandie, cette anxiété n’est plus ardente. Voici la treizième année que la vieille terre de Rollon, devenue la plus française des provinces, est foulée et oppressée par la conquête étrangère, depuis la journée fertile en désastres où le roi Henry V d’Angleterre, à la tête de sa flotte dont les voiles couvraient la baie de la Seine, a pris terre à l’entrée de la Touques, en l’an 1417, pour enlever en quelques mois, et Caen, et Alençon, et le Cotentin, et Évreux, et Rouen, épuisé par le mémorable siège aux terrifiants épisodes.

Siège de Château-Gaillard par La Hire et mise en liberté de Barbazan

Siège de Château-Gaillard par La Hire et mise en liberté de Barbazan

En 1429 cependant, dès les premières nouvelles qui arrivent d’Orléans et de la Loire, dès l’annonce du premier recul des envahisseurs détestés, la Normandie a frémi sourdement. Dans cet hiver de 1430, la garnison anglaise de Château-Gaillard épie tous les jours, avec inquiétude, la vallée de la Seine et le plateau du Vexin, où les cavaliers français, ignorés pendant douze ans, apparaissent maintenant, en force et menaçants, troublant dans leur sécurité trop longue les oppresseurs du pays normand, à leur tour harcelés dans leur conquête et sentant tourner enfin la roue de la chance.

Quel était donc ce mystérieux prisonnier, qu’une espèce de crainte superstitieuse de l’Angleterre tenait ainsi captif, dans le roc aérien déjà témoin, depuis Marguerite de Bourgogne, le roi d’Écosse David Bruce et Charles le Mauvais, de tant de sombres drames et de classiques infortunes ? Arnault-Guilhem de Barbazan personnifiait, à cette époque, la représentation de l’honneur chevaleresque et du plus raffiné courage. L’histoire, telle qu’elle s’est faite, ne lui a pas conservé la place qu’il occupa dans l’esprit de ses contemporains. Mieux partagés, La Hire et Xaintrailles ont absorbé, pour l’imagination populaire, tout ce que la tradition orale a pu retenir des compagnons de la Pucelle.

Barbazan cependant, en son temps, tenait une place supérieure encore. Sa vaillance, son caractère, lui avaient, dès son vivant, déjà conquis une légende. Ses malheurs la gravèrent plus profondément encore chez les hommes de son siècle. Comment s’est-elle quelque peu effacée, toujours présente, certes, aux historiens de métier, moins familière sans doute en d’autres milieux ?

Arnault-Guilhem de Barbazan tenait par son ascendance à une de ces familles du Midi où la tradition guerrière s’est toujours si vigoureusement maintenue. Il tirait son nom du fief de Barbazan, qu’on peut reconnaître dans la localité actuelle du même nom, présentement classée dans le département de la Haute-Garonne, arrondissement de Saint-Gaudens, canton de Saint-Bertrand de Comminges, au seuil de la région pyrénéenne dont elle marque les approches.

Mêlé tout jeune aux guerres de son temps, il figure avec éclat au célèbre combat des Sept, en 1402, où sept chevaliers Français, contre sept Anglais, renouvellent les prouesses du combat des Trente. Puis sa vie se déroule au plus fort de la folie de Charles VI, des discordes intestines de la France, de la guerre étrangère renaissante. Barbazan refuse d’adhérer au parti bourguignon et demeure fidèle au parti d’Armagnac, qui se confond bientôt entre les mains du dauphin Charles, le futur Charles VII, avec la cause nationale. Après la prise de Paris par les Bourguignons, en 1418, Barbazan accompagne le dauphin réfugié dans les provinces du Centre, dans le royaume de Bourges, où s’organise la plus opiniâtre et la plus admirable des résistances.

Victoire de Barbazan sur les Bourguignons et les Anglais près du château de Chappes (1431)

Victoire de Barbazan sur les Bourguignons et les Anglais
près du château de Chappes (1431)

C’est alors qu’il se trouve indirectement mêlé au drame dont les conséquences devaient l’amener, pour sept ans de pleine et active maturité, dans les prisons de Château-Gaillard. Lors de l’assassinat du duc de Bourgogne Jean Sans Peur sur le pont de l’Yonne, à Montereau, le 10 septembre 1419, en la présence du dauphin Charles, chacun des deux souverains devait être accompagné de dix chevaliers, dix français et dix bourguignons. Barbazan se trouvait inscrit sur la liste des chevaliers du dauphin, mais il est avéré qu’il ne figurait pas à la fatale entrevue, où sa présence et son autorité auraient peut-être empêché le crime.

Englobé néanmoins, de la façon la plus inique, dans les poursuites dirigées contre les auteurs ou prétendus complices du meurtre, il est, comme tel, en dépit de tous les témoignages contraires, déclaré coupable de lèse-majesté. En 1420, après la conclusion de l’infâme traité de Troyes, qui cède le trône de France au roi anglais, il est fait prisonnier dans Melun, jeté dans les prisons de Paris, et y languit trois ans, attendant un procès et un arrêt que le pouvoir anglo-bourguignon n’ose ni ne peut formuler.

Dans un déni de justice pitoyable, n’osant faire prononcer, par ordre, une condamnation capitale, ne pouvant se résigner à reconnaître, par acquittement, l’iniquité préalable de la procédure engagée, le gouvernement anglais, appuyé sur le parti bourguignon, prend une mesure aussi basse que méprisable ; il garde Barbazan captif, comme prisonnier éternellement préventif et arbitrairement retenu. C’est à Château-Gaillard que nous le retrouvons, vers l’an 1423, transféré des cachots de la Bastille parisienne dans la citadelle anglaise, où sa vie comme sa liberté paraissent à jamais sacrifiées.

Évoquons la forteresse d’une vision rapide, avec ses multiples enceintes, ses prodiges de science architecturale et d’art militaire, sa fameuse courtine en feston, son donjon perdu entre ciel et terre, les eaux changeantes de la Seine à ses pieds, toute une province sous les yeux de ces guetteurs. Sept ans entiers, Barbazan les vécut là, dans sa prison aérienne, hors des bruits de la terre et du monde. Si quelques échos lui parviennent, ce ne sont que rumeurs de désastres. Déjà, avant son transport à Château-Gaillard, il avait pu savoir, et la mort de Charles VI, et celle du roi anglais Henry V, survenues à quelques semaines de distance, en 1422, et l’avènement nominal du roi enfant Henry VI aux couronnes réunies de France et d’Angleterre. Puis c’est le bruit des dernières défaites de la cause française, à Verneuil et dans le Maine, enfin l’annonce de l’attaque d’Orléans, suprême rempart de l’indépendance nationale.

Cependant lui parvient bientôt le son merveilleux des prodiges qui marquent l’an 1429, et la libération d’Orléans, et la Pucelle armée qui ramène la victoire, et l’apparition des couleurs françaises à Compiègne, à Beauvais, à Senlis, à Saint-Denis, sous Paris. Puis l’armée s’éloigne, il est vrai, vers la Loire, mais d’intrépides énergies subsistent encore dans les régions reconquises. Un instant, en septembre, chose à peine croyable, au cœur du Vexin Normand, Étrépagny est redevenu français, mais a été réoccupé, dès octobre, par des forces supérieures. Voici mieux encore. En décembre, Louviers, par surprise, par escalade, tombe aux mains de La Hire son nom seul dispense d’en dire davantage de La Hire, qui, ce coup d’éclat à peine opéré, déjà en prépare un autre.

Quelques semaines seulement après la prise de Louviers, le 24 février 1430, date précise heureusement conservée par la chronique de l’annaliste rouennais Pierre Cochon, La Hire s’empare de Château-Gaillard. Escalade ou connivence intérieure, coup de force ou coup de théâtre, la discordance des textes ne permet pas de l’établir avec une sécurité suffisante. De plein assaut, assurent les uns, par traité secret, insinuent les autres. Comment opter entre des témoins si sûrs et cependant si divergents ? Constatons seulement que, le 24 février 1430, se profilant sous le ciel d’hiver, les lis de France flottèrent au sommet du donjon qui, depuis douze ans, ne connaissait plus que les léopards grimaçants d’Angleterre.

Gisant d'Arnault-Guilhem de Barbazan

Gisant d’Arnault-Guilhem de Barbazan

Château-Gaillard était pris, mais restait à libérer Barbazan. C’est ici que se place le trait extraordinaire par lequel s’accentue l’auréole légendaire d’honneur chevaleresque qui rayonne autour de cette noble image. Remercions l’historien étranger qui, seul, nous en a conservé le récit : sans lui, les Français de nos jours ignoreraient encore cet épisode tout antique et tout romain d’allure. L’annaliste anglais Holinshed, qui écrivait au seizième siècle, d’après des traditions et des sources dont nous ne pouvons plus pénétrer la trace, après avoir mentionné, simplement et sans commentaire, la reprise de Château-Gaillard par les Français, continue sa narration de la façon la plus inattendue.

Le sire de Barbazan, dit-il, y fut trouvé dans une tour, libre de ses membres, mais enfermé comme en une chambre, derrière une forte grille de fer. Les assaillants commencent par forcer les barreaux, mais le prisonnier refuse de sortir. Il a engagé sa parole au commandant anglais, ayant juré de ne pas chercher à s’évader, de ne pas quitter la place sans le gré de son gardien. Il faut qu’il soit relevé de son serment, sinon il veut demeurer volontairement captif, l’honneur et la foi promise le retenant plus solidement que toutes les chaînes.

Mais le commandant anglais est déjà loin, peut-être libre et rentré dans les rangs de ses compatriotes, peut-être prisonnier lui-même en quelque ville française. Il faut le rappeler, lui porter un sauf-conduit, le faire revenir sur place. Émule du héros classique dont le nom pourrait servir de titre à cette causerie, Barbazan, jusqu’au bout, maintient la religion de son serment. Comme Regulus, il faut que l’ennemi le délie de sa parole ; un chevalier, sur ce point, ne traite ni ne transige.

L’Anglais rentra dans le Château-Gaillard, étonné peut-être, mais reconnaissant néanmoins, à ce trait de caractère, le Chevalier sans Reproche, qu’il avait pu apprendre à estimer plus qu’aucun homme. La conscience désormais libre comme le corps, Barbazan est entraîné en triomphe à Louviers « à grande joie et solennité », dit le chroniqueur normand Pierre Cochon, « à la grande liesse des Français », ajoute à son tour l’anglais Holinshed, « lesquels pensaient le trouver plutôt mort que vif après tout ce long temps de douleur », laissant à tous la forte impression d’un être supérieur à la fortune et tenant du preux épique des Chansons du Geste d’autrefois.

Château-Gaillard, presque immédiatement assiégé à nouveau, par un corps d’armée anglais, put tenir jusqu’en juin : la place dut capituler alors et ne reviendra définitivement française que lors de la reconquête générale de la Normandie, après Rouen même, en 1449. Louviers demeure l’effroi de la Normandie anglaise jusqu’à la fin de 1431, où La Hire ayant été pris dans une sortie, la place dut se rendre. La Hire, bientôt libéré, court à de nouvelles et glorieuses entreprises, mais Louviers ne rentre décidément sous la domination française qu’en 1440, par un nouveau coup d’audace dû au vaillant Xaintrailles.

Barbazan, promu au commandement militaire le plus en vue, est créé lieutenant-général en Champagne, poste de danger s’il en fut. Vingt places tombent entre ses mains, deux victoires sont gagnées par lui, à la Croisette, près de Chalons, à Chappes, près de Troyes. Pourquoi faut-il que l’été suivant, dans les plaines de Bulgnéville, il tombe frappé à mort, le 2 juillet 1431, dans un désastre déplorable que sa prudence n’a pu conjurer ?

De même que pour du Guesclin, Saint-Denis attendait sa dépouille. Comme une consécration finale — et le rapprochement est ici d’une impressionnante éloquence — son corps, relevé sur le champ de bataille, fut d’abord transporté à Vaucouleurs, Vaucouleurs, berceau de la carrière de la Pucelle, qu’il ne connut jamais, mais dont la grande âme vibrait en lui.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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