LA FRANCE PITTORESQUE
Bruits de klaxons, sifflets et trompes
dans Paris : projet de transformer
Cacophonie-Ville en Harmonie-Ville !
(D’après « La Science française », paru en 1897)
Publié le mercredi 25 septembre 2019, par Redaction
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Observant qu’il n’est pas un Parisien à l’oreille sensible, délicate et si peu que ce soit musicale, qui n’ait été désagréablement frappé, violemment heurté, qui n’ait même souffert de l’horrible cacophonie qui se produit Paris dans les carrefours, un chroniqueur de La Science française se prend à rêver, à la fin du XIXe siècle, de véhicules munis de sifflets et autres cloches à même d’émettre des sons harmonieux...
 

Dans ces endroits maudits — les carrefours de la capitale — se croisent, s’entrecroisent, se suivent, se dépassent, des tramways, des voitures automobiles, des fiacres aux roues plus ou moins caoutchoutées, des bicyclettes, etc.

Chacun a son engin spécial pour s’avertir mutuellement et prévenir les piétons. Les uns ont des trompes à l’accent plaintif qui rappelle les aboiements du phoque, d’autres ont des petites clochettes aux sons enroués, faux et agaçants, quelques-uns ont des sifflets stridents, etc.

Pour peu que tous ces appels fonctionnent simultanément, vous assistez à quelque chose d’intolérable, de déconcertant, assez comparable au quart d’heure décourageant qui précède une exécution d’orchestre, quand, chaque instrumentiste, s’isolant dans le ton préféré, essaie sur son instrument le passage épineux.

Et si, le hasard vous servant — vous desservant serait plus exact – vous rencontrez à la même heure un raccommodeur de fontaines, un rempailleur de chaises, un réparateur de porcelaines brisées, avec leur mode spécial d’attirer l’attention des clients, vous vous figurez volontiers être transporté dans une ménagerie irritée par l’orage ou dans quelque horde sauvage grisée par le sang ; vous ne savez plus où donner de la tête, vous ne pouvez plus entendre ce qu’on vous dit, vous ne pouvez plus vous faire entendre ni comprendre, vous souffrez le martyre, la folie vous guette !

Ce mal est-il sans remède ? Appartient-il à la ville d’art et d’artistes qu’est la ville de Paris de ne rien rechercher pour faire cesser ce charivari étourdissant, ce tourment incessant de la rue et du boulevard ; de ne rien tenter même pour tirer parti de ces bruits nécessaires ?

Quand j’étais jeune, nous explique le chroniqueur de La Science française, je fréquentais souvent une petite ville de province peuplée de dilettanti dont quelques-uns ne négligeaient rien de tout ce qui pouvait, dans leur sphère restreinte, charmer la vue, caresser l’oreille et augmenter la dose de bonheur qu’on peut trouver ici-bas. Dans le clocher d’un édifice public, ils avaient imaginé, avec la permission des autorités compétentes, d’installer une harpe éolienne.

Tout le monde sait ce que c’est qu’une harpe éolienne sur un châssis rudimentaire, des cordes sont tendues, harmonisées, placées dans un courant d’air violent et, suivant la puissance du vent, les cordes vibrent les unes après les autres d’abord les graves, puis les autres. Alors, ce sont des accords doux, suaves, qui vous parviennent des hauteurs de l’édifice et pénètrent jusque dans les plus petits coins et recoins d’en bas.

Cela n’a pas la précision du carillon, mais c’est plus moelleux, plus vague, plus mystérieux, plus poétique. Sur ces accords, chacun brode une mélodie quelconque, celle qu’inspire la fantaisie du moment, mélodie triste ou joyeuse, suivant le bon ou le mauvais repas qu’on a pris, suivant la vilaine ou la belle figure de femme qu’on a rencontrée, suivant qu’on est plus ou moins content de soi, plus ou moins soucieux des multiples préoccupations de la vie.

En passant dernièrement près d’une gare de Paris devenue célèbre par les polissonneries criminelles d’une locomotive [notre chroniqueur fait ici allusion à l’accident ferroviaire survenu deux ans plus tôt, le 22 octobre 1895, à la gare Montparnasse (appelée alors Gare de l’ouest), l’un des plus spectaculaires accidents de l’histoire des chemins de fer français : arrivant en gare et n’ayant pas été ralenti suffisamment tôt, le convoi poursuivit sa course, la locomotive traversant la gare et défonçant le mur de façade de celle-ci], j’essuyai dans son complet le charivari dont j’ai parlé plus haut, auquel s’ajoutait la note sauvage du sifflet du chemin de fer, et, chose étrange, le souvenir de la harpe éolienne de mon enfance s’attacha à moi jusqu’à l’obsession.

Alors, je me disais : Si l’on voulait pourtant ! comme on pourrait faire de tout ce vacarme des rues, de tous ces bruits faux, stridents, énervants, sinon quelque chose d’aussi doux que la harpe éolienne, du moins quelque chose d’acceptable et d’intéressant ! quelque chose même d’artistique et de musical !

Supposons que toutes les trompes, cornets, sifflets, cloches, clochettes des tramways, voitures automobiles, fiacres, tricycles, bicycles, etc., qui massacrent notre pauvre tympan endolori, soient, par l’entente d’un syndicat de constructeurs, harmonisés ensemble et composent, selon l’éventualité des rapprochements, une suite d’accords — rien que des accords — il arrive immédiatement que l’horrible tapage de nos voies publiques cesse comme par enchantement et fait place à des sonorités pleines de charme sur lesquelles chacun brode, suivant son tempérament, la mélodie de son choix. L’Allemand y adapte du Wagner, l’Italien du Verdi, le Français du Lecocq, de l’Hervé ou du Planquette.

De Cacophonie-ville, Paris devient Harmonie-ville, ou, si mieux l’on aime, la Ville-Accord, et, ma foi, à défaut d’autre, nous aurions toujours celui-là.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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