LA FRANCE PITTORESQUE
Squelette (Le) de Berlioz à l’Opéra
(D’après « La Revue hebdomadaire », paru en 1903)
Publié le mercredi 22 juin 2022, par Redaction
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Qui a connu l’histoire du squelette de Berlioz ? Peu de personnes, assurément ; et pourtant, elle est fort curieuse. Hâtons-nous de dire qu’il ne s’agit nullement ici du propre squelette de Berlioz, lequel dort encore dans son tombeau autant qu’un squelette peut dormir, mais d’un autre, ayant appartenu à une moins illustre personnalité, et qui se trouva mêlé à sa vie par le hasard des circonstances.
 

Admirateur passionné de Weber, Berlioz avait pris une grande part aux répétitions du Freyschütz lors de la reprise de cet ouvrage à l’Opéra de Paris, au mois de juillet 1841. Fort soucieux de la mise en scène dans un ensemble qu’il voulait parfait, critiquant les moindres détails et poursuivant la vérité pour en atteindre l’expression absolue, il avait maintes et maintes fois signalé comme ridicule et mal rendue l’apparition du fameux squelette qui, au deuxième acte et à la scène de l’Invocation infernale, descend du haut des frises et vient s’agiter sur les planches au grand effroi des âmes naïves.

Hector Berlioz, par André Gill

Hector Berlioz, par André Gill

Le chef d’accessoires, point partisan sans doute d’un réalisme exagéré, soutenu d’ailleurs par le régisseur qui avait en horreur les innovations, quelles qu’elles fussent, s’était simplement contenté d’un vulgaire mannequin de bois, assez grossièrement taillé, ce qui mettait Berlioz en de perpétuelles fureurs. Il n’y voyait rien moins qu’un crime de lèse-génie. Pris sans cesse à partie, le directeur — qui, croyons-nous, était alors Dupontchelle — se refusait à tout nouvel achat, alléguant les dépenses déjà faites. Berlioz, de son côté, n’était guère en mesure de fournir un squelette et, malgré son culte pour Weber, hésitait certainement à donner le sien.

La première approchait cependant, et le musicien, à bout d’expédients, allait se résoudre à laisser montrer l’odieux mannequin lorsqu’un beau jour, furetant de droite et de gauche dans le magasin du théâtre, il pensa mourir de bonheur en y dénichant un squelette, un véritable et magnifique squelette, poli, blanchi, raclé, luisant, au grand complet, sans une cassure !

Certes, il y avait de quoi s’étonner ; mais Berlioz, dans sa joie, trouva la chose toute naturelle et sans même se demander comment un objet aussi macabre et hétéroclite pouvait se trouver ainsi à l’Opéra, il courut droit chez Dupontchelle, lui conta sa découverte miraculeuse ; et le directeur, heureux de ne pas avoir à délier sa bourse, consentit le plus facilement du monde à exhiber le squelette sur la scène où tout Paris vint l’admirer. Les journaux s’en émurent, les salons en parlèrent ; la trouvaille de Berlioz devint promptement célèbre.

Mais ce mystérieux squelette si heureusement découvert devait avoir une histoire, et il était fort improbable qu’une divinité amie et bienfaisante l’eût fait pousser sous les pas de Berlioz, à seule fin de satisfaire un des caprices du musicien, quelque pardonnable que ce caprice pût être. On chercha donc dans les annales du théâtre, tout l’Opéra se passionna ; on fouilla les cartons, les dossiers, les registres ; on interrogea les souvenirs des anciens, et l’on parvint ainsi peu à peu à reconstituer une aventure assez lointaine et fort tragique qui s’était jadis déroulée au théâtre même.

Parmi les élèves surnuméraires à l’école de chorégraphie qui fréquentaient les classes de l’Opéra, en 1786, se trouvait un jeune homme de dix-huit ans, nommé Boismaison. Danseur assez médiocre, il préférait aux entrechats et petits pas la compagnie d’une jeune ballerine, Nanine Dorival, élève comme lui au cours de danse, et fille de l’ouvreuse attachée spécialement à la loge du comte d’Artois.

Rien ne serait venu troubler leurs tranquilles amours, pas même leurs camarades, peu jaloux de leur bonheur, si la belle ne s’était avisée un jour de penser que Boismaison était bien maigre, bien petit et bien chétif pour une aussi jolie personne, et qu’elle devait à son honneur de chercher un soupirant plus digne d’elle. Le soupirant ne tarda guère à se présenter. Il avait six pieds de haut, des moustaches grandioses, un habit bleu ciel et une épée à baudrier d’or. Il se nommait Mazurier, sergent-major aux gardes françaises, et commandait les soixante hommes du poste de l’Opéra.

Il ne fallut pas longtemps à Boismaison pour s’apercevoir de son soudain discrédit et du triomphe de son imposant rival. Aigri par les plaisanteries continuelles de ses amis, exaspéré du dédain trop catégorique de son amante, il résolut de supprimer le brillant sergent-major. Un soir, après le spectacle, il l’attendit rue Saint-Nicaise, à la sortie du théâtre, et le provoqua en duel.

Mazurier, rempli d’une pitié insultante, ne voulut pas même dégainer. Mais, comme l’autre le menaçait de plus en plus, il ordonna à trois de ses hommes d’ôter les bretelles de leurs fusils et d’attacher solidement le jeune danseur, après l’avoir quelque peu fouetté. Les gardes le portèrent ensuite, tout garrotté et pleurant de rage, sous le porche même du théâtre et l’y laissèrent toute la nuit.

Délivré au petit jour par Deméru, le portier, qui s’empressa de raconter à tous ce qu’il appelait une plaisanterie réjouissante, le jeune homme rentra chez lui, toussant et grelottant de fièvre. A la pensée des quolibets dont ses camarades, sans pitié, allaient saluer le récit de son aventure, son mal ne fit qu’empirer. Le lendemain, il mourait en délire.

Dans un étrange testament rédigé en toute hâte qui fut ouvert après sa mort, il déclarait pardonner à Nanine sa trahison et son amour brisé. On trouva en outre, dans un codicille, qu’il léguait son avoir à un sieur Lamoiran, médecin du théâtre, à la condition que son squelette ajusté et préparé serait conservé à jamais dans le magasin des accessoires. Il voulait ainsi, disait-il, « demeurer, même trépassé, près des lieux qu’habitait l’aimée de son cœur ».

Si la belle danseuse ne fut pas, paraît-il, fort sensible à cet hommage touchant et posthume, l’honnête médecin accepta le don avec reconnaissance et exécuta fidèlement la dernière volonté du mort. Malgré les changements de direction, les incendies et les déménagements, passant successivement de la rue Saint-Nicaise à la Porte-Saint-Martin, et de la rue Richelieu à la rue Le Peletier, le squelette du malheureux Boismaison faisait partie de l’Opéra depuis plus d’un demi-siècle, oublié et perdu au fond d’un coin, lorsque Berlioz vint le tirer de son long repos.

La vie du théâtre recommença pour lui ; après les représentations du Freyschütz, il retourna au magasin d’accessoires ; mais, lors de l’installation du nouvel Opéra, il fut vendu avec les anciens décors et les vieilleries que la grandeur et le luxe des nouvelles coulisses rendaient inutiles. Cependant, sa trace ne fut pas perdue. Un marchand de couleurs, établi rue Visconti, M. Calteaux-Bargue, s’en rendit acquéreur, sans soupçonner peut-être sa curieuse origine et les longs souvenirs qui s’y rattachaient. Il le vendit bientôt d’ailleurs au peintre Frédéric Chevallier.

Et maintenant, après tant de misères, d’aventures et de tribulations, pourquoi le pauvre squelette ne pourrait-il pas trouver place au musée de l’Opéra ?

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