LA FRANCE PITTORESQUE
Cancan
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Publié le samedi 9 août 2014, par Redaction
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On entend aujourd’hui par ce mot les commérages, les faux rapports, les diffamations, les médisances qui se débitent soit dans la conversation des gens du monde, soit dans les réunions de vieilles femmes, soit dans tous les lieux où la langue seule est occupée, et où l’on n’a d’autre objet que de l’exercer à tout prix.
 

Selon Dochez, dans son très estimable Dictionnaire, cancan est dit, par onomatopée, du cri du canard. C’est au moins une naïveté. Il eût été plus juste, quoique aussi naïf, de dire du cri de l’oie, car le cri de l’oie est le pur quanquan, à la différence de celui du canard, qui est quouanquouan, ou plutôt quoinquoin. L’oie aurait donc le droit de réclamer contre l’honneur qu’on fait à son compère.

Le Nouveau du Cange donne au mot Caquehan, qui se disait aussi quaquehan, tanquehan et taquehan, l’interprétation de congregatio illicita, coitio, en français, cabale, conspiration, attroupement : « Lesdits habitanz desdites villes se pourront assembler pour eulx conselier et tailler, senz ce que il puisse estre dit taquehan. » (Ordonnances des rois de France, t. VI, p. 139.) On lit dans une Charte 1347 : « Comme les habitans de la ville d’Arras fussent allez par manière d’assemblée, monopole et caquehan, etc. ». Les Statuts des bouchers d’Evreux, de 1424, stipulent que « Se nul est trouvé qui fasse caquehan ou harelle, il sera pugny selon le cas. ». Quant à la Charte de Philippe V, elle fixe que « Pour eschiver touz périlz, conspirations et taquehanz qui en pourroient ensuir. »

Il ressort de tous ces exemples la preuve que le caquehan était une assemblée où le calme ne régnait pas toujours, où l’on faisait plus de bruit que de besogne, où l’on se disputait, s’injuriait, et où la police avait quelque chose à voir et à réprimer. Ces assemblées, quelquefois du moins, ne laissaient pas d’être très légales, puisque nous voyons ici qu’on y délibérait sur l’impôt et autres matières d’intérêt public ou de corporations. On voit aussi que le même mot était appliqué aux assemblées illicites, au désordre qui s’y commettait, et aux licences qu’y prenait la langue.

« Dic mihi cujum pecus, estant un lourdaud tel que vous estes, à quoy vous sert ne sçavoir sinon sanglotter et cracher certaines sentences latines qu’avez apprises par cœur, non à autre occasion, sinon pour faire le quanquam. » (Larivet, la Constance, acte I, sc. 1)

« Que si ces longs parleurs se faschoyent autant de parler que les auditeurs s’ennuyent d’escouter, ils ne feroyent leurs oraisons si longues, et abbréviroyent leur quanquam. » (Guillaume Bouchet, XIIe Sérée, p. 257, édition de 1585)

« Trois ou quatre cents avocats du palais de Paris (...) s’en allèrent au greffe de la cour pour y remettre leurs chaperons et protester de cesser leur caquet ; de quoy les baguenaudiers et pédans firent de grans cancans, ainsi que si le royaulme eust dû périr pour estre repurgé de ces chicaneurs. » (Mémoires de Sully, t. IV, p. 178, édit. de 1763)

Ce passage de Sully nous donne la forme et la signification définitive et moderne de cancan. Aujourd’hui, cependant, cette signification, quoique toujours la même, s’est singulièrement restreinte. Ce qui avait lieu jadis dans les assemblées politiques, dans les conseils des villes, etc., ne se pratique plus ensuite que dans les soirées du grand et du petit monde, dans les journaux, dans les loges de portier, à la halle aux poissons et autres.

Mme de Genlis, dans ses Mémoires, cite cette conversation qui ne peut qu’égayer notre sujet :

Le général Decaen, lorsqu’il n’était encore qu’aide de camp de son frère, fut arrêté par la gendarmerie, en se rendant à l’armée.

« Comment vous nommez-vous ? lui demanda le brigadier.

— Decaen.

— D’où êtes-vous ?
— De Caen.

— Qu’êtes-vous ?

— Aide de camp.

— De qui ?

— Du général Decaen.

— Où allez-vous ?

— Au camp.

— Oh ! oh ! dit le brigadier, qui n’aimait pas les calembours, il y trop de cancans dans votre affaire ; vous allez passer la nuit au violon, sur un lit de camp. »

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