LA FRANCE PITTORESQUE
Daguerre (Louis-Jacques-Mandé)
(D’après « Le Magasin pittoresque », paru en 1868)
Publié le mercredi 13 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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C’est en vain que le lecteur chercherait dans Paris la maison que reproduit notre gravure. De cette demeure d’où sortit l’une des plus merveilleuses inventions de ce siècle, l’on pouvait trouver à la place une caserne au milieu du XIXe siècle...

Maison habitée par Daguerre, rue des Marais-du-Temple, à Paris (aujourd'hui détruite). Dessin de Lancelot.

Maison habitée par Daguerre,
rue des Marais-du-Temple,
à Paris (aujourd’hui détruite).
Dessin de Lancelot.

Né, en 1787, à Cormeilles en Parisis (ancien département de Seine-et-Oise), Louis-Jacques-Mandé Daguerre fut d’abord employé dans l’administration des contributions indirectes. Sa nature ardente et passionnée ne put se plier longtemps à la vie calme et quelque peu routinière des bureaux.

Aussi, entraîné par une vocation décidée pour les arts, quitta-t-il bientôt ses fonctions pour se livrer à l’étude de la peinture et entrer dans l’atelier de Degotti, décorateur de l’Opéra. L’art du décorateur était alors très arriéré ; Daguerre y apporta de notables perfectionnements. Le premier, il sut ajouter le prestige des effets de lumière à celui des couleurs, et bon nombre d’œuvres dramatiques de cette époque lui durent une part de leur succès.

A son remarquable talent de peintre, Daguerre en joignait un autre qui le faisait beaucoup rechercher dans la société parisienne : c’était un danseur très admiré et très applaudi à une époque où la danse des salons était un art difficile. Il avait même appris la danse de corde, « et il était arrivé à un tel degré d’agilité et d’aplomb, qu’à l’exemple du comte d’Artois (depuis Charles X), lequel faisait assaut avec le fameux Navarin, Daguerre pouvait, sans désavantage, lutter publiquement avec l’incomparable Furioso. » (Et. Arago)

Mais ces succès et ces triomphes, dont « il jouissait avec plus de laisser aller que de fatuité », ne pouvaient suffire à un génie aussi actif et aussi entreprenant que le sien. Appelé à aider P. Prévost, auteur de divers panoramas, Daguerre, toujours dominé par ce besoin de la perfection qui était l’un des caractères de son esprit, chercha à augmenter l’effet de ce spectacle et à en rendre l’illusion plus parfaite. C’est ainsi qu’il fut conduit à imaginer le Diorama, spectacle vraiment magique, dans lequel l’habile combinaison de la peinture et de l’éclairage produit sur le spectateur une saisissante illusion. Associé avec le peintre Bouton, il fit construire, dans les terrains de l’hôtel Samson, un vaste édifice où, de 1822 à 1839, la foule se porta pour admirer des tableaux dont la plupart étaient de véritables chefs-d’œuvre.

C’est au moment de la plus grande vogue de son Diorama que ce travailleur infatigable, rêvant une gloire plus haute, mit la première main à de difficiles recherches dont le succès merveilleux devait effacer le souvenir de ses premiers travaux. Frappé d’admiration à la vue des ravissantes images de la chambre noire, Daguerre s’était souvent préoccupé du désir de fixer ces délicieux mais fugitifs tableaux. Avait-il, avant 1826, réussi dans ses tentatives et obtenu un commencement de succès, c’est ce qu’il serait difficile de décider avec certitude. Toujours est-il qu’à cette époque il entendit parler de Nicéphore Niépce, qui s’occupait des mêmes recherches depuis 1814.

Il se mit aussitôt en relation avec lui, et lui fit des propositions qui, accueillies d’abord avec une grande défiance aboutirent enfin à la signature d’un traité provisoire d’association (14 décembre 1829). La teneur de ce document permet de supposer que le directeur du Diorama n’apportait guère à la société que son talent, tandis que Niépce était déjà en possession d’un procédé qui, tout imparfait qu’il fût encore, avait néanmoins donné des résultats assez satisfaisants. Quoi qu’il en soit, les idées de Niépce ne tardèrent pas à devenir fécondes entre les mains habiles de Daguerre. A peine maître des procédés « héliographiques » de son associé, il s’enferma dans son laboratoire du Diorama, en interdit rigoureusement l’accès, et n’en sortit plus guère que lorsqu’il eut atteint le but de ses efforts.

Cette réclusion, cette poursuite opiniâtre d’un objet presque chimérique, inspirèrent à ses amis quelques craintes pour sa raison. Dans un discours prononcé à la Société d’encouragement (6 avril 1864), M. Dumas raconte qu’il reçut, à cette époque, la visite d’un ami de la famille qui venait le consulter « sur ses allures étranges. Que penser, lui demandait-on, d’un artiste habile, abandonnant ses pinceaux et poursuivant cette idée insensée de fixer sur le papier, sous une forme matérielle et durable, ce spectre insaisissable, ce rien ? »

Quinze années s’écoulèrent ainsi, « quinze ans d’essais inutiles et ruineux, de tentatives trompées !... Daguerre, ajoute encore M. Dumas, Daguerre, dont le sentiment artistique délicat avait tant de peine à se tenir pour satisfait, et qu’une éducation scientifique insuffisante livrait à tous les hasards des tâtonnements incertains, voyait tour à tour se rapprocher ou s’éloigner le but de ses espérances, se réaliser ou s’anéantir l’objet de sa poursuite infatigable... Il se demandait, tantôt s’il n’était pas attiré par le mirage d’une vaine chimère, tantôt si, au jour du succès, il ne se trouverait pas en face d’un spoliateur. »

Telle était à cet égard sa défiance bien naturelle, qu’il changeait à chaque instant de fournisseur, et même il ne manquait pas, en achetant les produits chimiques dont il avait besoin, d’acheter en même temps quelques substances absolument inutiles, destinées à détourner l’attention. La nature même de ses essais l’obligeait souvent à opérer dans la rue ou en plein champ ; « tout lui faisait ombrage alors : le passant, parce qu’il avait l’air trop indifférent ; celui qui s’arrêtait, parce qu’il avait l’air trop curieux ; celui qui se tenait éloigné, parce que sa réserve n’était pas naturelle. » Telle fut la vie troublée que mena Daguerre pendant quinze ans ; mais, il faut dire, jamais efforts ne furent mieux récompensés.

Après avoir répété diverses expériences avec peu de succès (expériences qui consistaient à perfectionner la méthode de Niépce), un de ces hasards dont les esprits supérieurs savent seuls profiter, le mit sur la voie de la réussite. Une cuiller oubliée sur une plaque iodurée y laissa son empreinte : ce fut une révélation. Abandonnant dès lors tous les enduits bitumeux utilisés par Niépce, Daguerre s’attacha à l’emploi de l’iodure d’argent, substance infiniment plus impressionnable à la lumière et d’un maniement plus facile.

Mais la plaque iodurée, après son exposition dans la chambre noire, ne présente aucune altération visible ; l’image y est pour ainsi dire latente ; il faut la faire apparaître au moyen d’un agent révélateur. Daguerre découvrit, et c’est là le point capital de son invention, que si l’on place une plaque iodurée au-dessus d’un vase rempli de mercure chauffé, la vapeur métallique ne se dépose que sur les points que la lumière a touchés, et qu’elle s’y attache en quantité d’autant plus grande que la lumière a été vive. Sur cette plaque, qui, au sortir de la chambre noire, ne présente encore qu’une teinte jaune uniforme, on voit l’image se développer comme par enchantement ; on dirait « qu’un pinceau de la plus extrême délicatesse va marquer du ton convenable chaque partie de la plaque. »

Niépce n’avait pas assez vécu pour voir se réaliser cet objet de tous ses efforts ; il était mort en 1833, mais l’acte d’association avait été renouvelé entre son fils et Daguerre. D’un commun accord, les deux associés cédèrent leur secret à l’État, et, sur le rapport d’Arago, un loi fut votée (juillet 1839), qui accordait à Daguerre une rente de 6000 francs, et à Isidore Niépce une rente de 4000 francs, moins à titre de rémunération que comme récompense nationale. Peu de temps auparavant, Daguerre avait vu l’incendie réduire en cendres le Diorama, théâtre de ses premiers succès. Il vécut dès lors dans la retraite, et mourut à Petit-Bry-sur-Marne, le 12 juillet 1851. La Société libre des beaux-arts a élevé un monument à sa mémoire dans le cimetière de cette commune.

On a contesté à Daguerre l’invention du procédé qui porte son nom ; après avoir laissé dans l’ombre le nom de Niépce, on a voulu lui rendre la place qui lui est due, et la juste réaction qui s’est faite en sa faveur a, comme toutes les réactions, dépassé le but. On a été jusqu’à présenter Daguerre comme une sorte d’intrigant qui aurait accaparé à son profit les idées d’autrui et se serait paré d’une gloire usurpée. Nous pensons qu’il y a, dans cette accusation, une complète injustice.

Loin de nous la pensée de rabaisser le mérite de Nicéphore Niépce, dont les travaux ont été si bien continués de nos jours par son cousin, M. Niépce de Saint-Victor. Il est incontestable que Niépce s’était occupé de la fixation des images dès l’année 1814, qu’il avait obtenu et montré des résultats effectifs alors que Daguerre n’avait rien trouvé encore. Le savant chalonnais est donc le premier inventeur de la photographie, et ses essais ont, sans aucun doute, été d’un grand secours pour Daguerre.

Mais son procédé est bien différent de celui de Daguerre, et nous avouons avoir peine à comprendre qu’on ait pu affirmer « que les manières d’opérer de Daguerre sont les mêmes que celles indiquées par Nicéphore Niépce... il n’y a de changé que le bitume de Judée et l’huile de lavande. » Or, c’est précisément ce changement qui est tout ; la substitution de l’iodure d’argent au bitume rend rapide et sûr un procédé qui n’était ni l’un ni l’autre. Quant à l’iode, il est vrai que Niépce l’avait depuis longtemps employé, mais seulement pour noircir après coup les ombres de ses épreuves ; jamais il n’eut l’idée de s’en servir comme de substance sensitive, sa correspondance en fait foi. Au contraire, il semblait, s’il est permis d’employer cette expression, avoir pris en antipathie l’emploi de l’iode ; et il voulut à plusieurs reprises en détourner son associé. En second lieu, le rôle que joue le mercure dans le procédé de Daguerre n’a aucune ressemblance avec celui de l’essence de lavande dans la méthode de Niépce.

Nous pensons donc que s’il est juste d’attribuer à Nicéphore Niépce la première découverte d’une méthode photographique, il serait inique de contester à Daguerre l’invention des procédés auxquels l’enthousiasme de ses contemporains a attaché son nom.

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