LA FRANCE PITTORESQUE
Croix de Charlemagne près de
Notre-Dame de Roncevaux
(D’après « Bulletin de la Société archéologique de Sens », paru en 1858)
Publié le dimanche 18 avril 2021, par Redaction
Imprimer cet article
Le nom de Roncevaux est fameux dans l’histoire, mais fameux surtout par l’épopée chevaleresque. Les historiens l’ont à peine cité, tandis que le récit de la mort du preux Roland tient une grande place dans les romans du cycle de Charlemagne. Une croix de pierre qui ne semble pas remonter au-delà du XIIe siècle, qu’on a appelée Croix de Charlemagne et qui se trouve dans la vallée de Roncevaux près de l’abbaye du même nom, intrigua au milieu du XIXe siècle une Société archéologique qui se proposa de dater la croix et la fondation de l’abbaye, en faisant la part de l’histoire et de la légende...
 

Voici ce que rapporte au sujet de Roncevaux Eginhard dans sa chronique. Charlemagne, appelé par les Sarrasins, venait de s’emparer de Pampelune et rentrait en France après une expédition glorieuse. Les bataillons montaient lentement de Roncevaux vers le port d’Ibayeta et descendaient à Saint-Jean-Pied-de-Port, par la vallée appelée depuis Val Carlos. Mais les haines, amassées dans le cœur des Wascons par les guerres d’Aquitaine, s’étaient réveillées à la vue de l’armée franque. Réunis sur le mont Altobiscar, à la voix de Waifer, fils du duc Lupus, ils attendent le retour de Charlemagne et de ses compagnons. Le principal corps d’armée s’engage dans les défilés de Val Carlos, mais voilà que tout-à-coup tombe sur l’arrière-garde une pluie de rochers et d’arbres déracinés.

Là périrent, dit Eginhard, Anselme, comte du palais, Rotland, préfet de la marche de Bretagne, et bien d’autres. La nuit vint et l’on n’entendait plus que les plaintes des blessés et le râle des mourants ; l’arrière-garde des Francs, jusqu’au dernier homme gisait dans le val de Roncevaux. Eginhard parle de ce désastre avec un certain mélange de réserve et d’embarras sous lequel on peut deviner la gravité du mal. Il semble redouter de s’y arrêter plus longtemps. Le souvenir de cette blessure, dit-il, obscurcit grandement la joie des succès obtenus en Espagne.

Roland cerné au col de Roncevaux

Roland cerné au col de Roncevaux

L’histoire est presque muette sur cet événement, mais les traditions populaires se sont groupées autour de Roland, et il est devenu le type de l’héroïsme au Moyen Age. La tradition ne veut pas que ce soient les Wascons qui aient détruit l’arrière-garde franque : ce sont les mécréants, les infidèles, et elle rapporte à un personnage fabuleux, le traître Ganelon, la trahison et le châtiment du duc Lupus, qui, arrêté dans l’escorte de Charlemagne, périt misérablement. Le duc Lupus fut pendu immédiatement, et ses états furent partagés. Lu charte d’Aalon le porte expressément, rapporte l’historien Fauriel dans son Histoire de la Gaule méridionale (1836).

Le traître Ganelon est avec Charlemagne à l’avant-garde déjà loin de Roncevaux lorsque Roland, le preux chevalier, (la tradition fait de Roland un chevalier), se voit surpris par une nuée d’ennemis qui sortent de tous les buissons. Il sonne alors de l’olifant : le son qu’il en tire roule comme un tonnerre dans les gorges de Roncevaux, et se fait entendre jusqu’à l’armée des Francs. Charlemagne reconnaît le son du cor de son neveu bien-aimé, il veut rebrousser chemin, mais Ganelon l’en détourne.

Le récit des Grandes Chroniques est ici d’une remarquable beauté. Roland blessé, se voyant seul, parcourt le champ de bataille, dolent de la mort de tant de nobles hommes. « Tant alla qu’il vint jusqu’au pied de la vallée de Césarée, au-dessous de la vallée de Roncevaux, où il trouva un beau préau d’herbe verte, auquel avait un bel arbre et un grand perron de marbre. » Là notre héros descend de cheval et s’assied le visage tourné vers l’Espagne. Sentant la mort s’approcher, il tire son épée, la fameuse Durandal ; il la regarde avec la tendresse d’un amant qui regarde sa maîtresse, et pour qu’elle ne tombe pas aux mains des infidèles, il essaie de la briser, mais n’en peut venir à bout. Alors tentant un dernier effort, il sonne de son cor d’ivoire, « et tant s’efforça de souffler, qu’il se rompit les veines et nerfs du col. » Son frère Baudoin l’entendit et accourut, mais le trouva prenant mort.

L’histoire de Roland, reproduite sous mille formes dans les romans du Moyen Age est restée populaire. Le roman de Roncivals, les Grandes Chroniques et beaucoup d’autres ouvrages postérieurs, célèbrent le neveu de Charlemagne. La chanson de Roland a été fameuse dans les armées françaises, le nom de Roland est gravé dans la mémoire des habitants des montagnes, et se rattache à tout ce que la nature présente de curieux ou d’imposant. La brèche de Roland est l’entaille faite dans le rocher par le grand coup porté par Durandal. En maint endroit des Pyrénées on montre le pas ou passage de Roland. Enfin des ballades font retentir de son nom les frontières de l’Espagne.

Tous ces grands souvenirs n’ont pas été perdus pour le lieu du combat. Au pied même de l’Altobiscar, près du port d’Ibayeta, la route de Pampelune traverse une antique abbaye, collége de chanoines fondé, dit la tradition, par Charlemagne. Les chanoines ne sont pas astreints à la vie commune et se réunissent seulement pour chanter l’office. Les guerres civiles, qui naguère encore déchiraient ce malheureux pays, ont enlevé à l’abbaye ses immenses richesses.

Dans le trésor de l’Eglise on montre trois pantoufles de l’archevêque Turpin, deux masses d’armes de Roland, un reliquaire remontant, dit-on, à Charlemagne et d’autres objets précieux donnés par les rois d’Espagne. Au port d’Ibayeta même, à l’endroit où la route quitte la vallée de Roncevaux pour descendre dans le Val Carlos, un petit bâtiment a reçu le nom de Chapelle de Roland. C’est là que le preux chevalier serait mort, d’après la tradition.

Enfin sous une belle allée de frênes, dépendant de l’abbaye, s’élève une croix de pierre. Les bras rattachés au tronc par des fils de fer, les sculptures et les inscriptions à-demi effacées, montrent que bien des hivers ont passé sur cette pierre. C’est elle que l’on nomme la Croix de Charlemagne. L’ensemble de la croix n’offre rien de remarquable ; les sculptures sont grossières, la pose du Christ est disgracieuse, les fleurons qui terminent les bras sont tous différents. Mais voici ce qui lui donne un cachet d’originalité : aux pieds du Christ, dans un encadrement terminé par un pignon est assis un personnage couronné, au-dessous est une inscription.

Le socle de la croix présente d’abord une pierre dont les angles sont brisés. Elle est enchâssée dans le massif inférieur, reconstruit bien postérieurement en pierres tout unies. Sur ce débris du monument primitif sont sculptées des arcades en plein cintre servant de niches, et dans chacune se tient debout un personnage couronné. Il ne reste que deux de ces arcades, mais on voit partir des supports extrêmes de nouvelles archivoltes brisées presque à la naissance. La série de personnages devait donc se continuer et faire le tour du socle comme l’inscription qui la surmonte.

Avant de proposer une explication de ce singulier piédestal, recherchons, en nous appuyant sur l’histoire et la tradition, l’époque à laquelle doit remonter la Croix de Charlemagne, et aussi la date de la fondation de l’abbaye Notre-Dame de Roncevaux. Si nous interrogeons l’histoire, nous savons ce qu’Eginhard nous répond, puis le silence se fait pendant deux siècles. Tout-à-coup en Espagne, en France, en Italie, retentit le nom de Roland. La chronique de l’archevêque Turpin De vita Caroli magni et Rolandi, se trouve dans toutes les bibliothèques — Turpin ou Tilpin, 29e archevêque de Reims, était contemporain de Charlemagne. La date de sa naissance est inconnue, celle de sa mort a été l’objet de bien des controverses. Il fut inhumé dans son église cathédrale et Hincmart lui fit une épitaphe en vers latins.

Col de Roncevaux

Col de Roncevaux

La chronique de l’archevêque, écrite en latin, contient 32 chapitres et traite uniquement de l’expédition d’Espagne. C’est là qu’on rencontre pour la première fois les détails fameux de la mort de Roland. Plus tard, la grande chronique des faits et gestes de Charlemagne et de ses douze pairs a reproduit presque sans aucun changement la chronique de Turpin et y a joint le récit des exploits de Charlemagne et de ses paladins marchant à la délivrance du tombeau du Christ. La scène était déplacée, le cadre s’élargissait ; alors parurent successivement les romans des Quatre Fils Aymon, d’Ogier le Danois et tous ceux du cycle de Charlemagne.

Nous n’avons à nous occuper pour le moment que de la chronique attribuée à l’archevêque de Reims Turpin. C’est le premier témoignage écrit où nous trouvions les traditions poétiques du grand règne : à quelle époque appartient-il ? Aucun des auteurs qui nous restent de l’an 800 à l’an 1000 n’a eu connaissance de cette chronique devenue si célèbre. Le premier qui en parle est Rodolphe de Tortone, moine de Fleury ; il écrivait de 1006 à 1145.

En 1160, Julien, archevêque de Tolède, en trouve un manuscrit à l’abbaye de Saint-Denis, mais il reconnaît que ce récit est parsemé de discours fabuleux. Plusieurs anachronismes frappants ne permettent d’ailleurs pas de l’attribuer à un contemporain de Charlemagne. La chevalerie s’y trouve avec des formes et des caractères qu’elle était loin d’avoir au IXe siècle. Il y est question de la Lotharingie, de l’Ile de France, provinces qui ne figurent dans l’histoire qu’après l’avènement des Capétiens. On doit donc reporter cette chronique au XIe siècle ; quelques-uns veulent qu’elle date de l’époque des Croisades, et qu’elle ait eu pour but d’exciter à combattre les Infidèles.

Mais qui l’a composée ? D’où nous est-elle venue ? Lebeuf et Rivet veulent que l’auteur soit un moine de Barcelone : ailleurs nous trouvons que Geoffroy, prieur du Vigeois, avait reçu d’Espagne un exemplaire déjà fort vieux de la Chronique de Turpin. C’était dans la seconde moitié du XIIe siècle. Enfin le choix de la langue latine pour ce récit à une époque où en France la langue romane était si populaire, tout nous porte à penser qu’il a été composé en Espagne dans le courant du XIe siècle.

De plus, nous croyons que le sujet de la chronique De vita Caroli magni se redisait depuis longtemps dans les Pyrénées. L’auteur qui nous a transmis ces récits les a recueillis de la bouche des montagnards. Il est impossible qu’une fiction s’empare tout-à-coup de toutes les intelligences, se trouve en un instant dans toutes les bibliothèques, si elle n’était déjà dans la mémoire du peuple depuis longtemps. Le poète chevaleresque du Moyen Age, comme le poète à toute époque, s’il est vraiment populaire, n’est que l’interprète qui traduit harmonieusement les pensées de la multitude. Il n’est qu’un écho, il n’est pas un inventeur.

La bataille de Roncevaux était un fait important ; il ne devait point rester inaperçu chez les habitants des Pyrénées. En lutte perpétuelle avec les Musulmans, ils avaient besoin de s’animer par le récit des exploits des temps passés, de montrer les héros chrétiens supérieurs aux infidèles. Peuple ami du merveilleux, comme tous les peuples enfants, ils devaient se plaire aux récits des coups d’épée des grands pourfendeurs comme Charlemagne et Roland. Il n’est donc pas étonnant que le souvenir de l’expédition d’Espagne, transmis de génération en génération, se soit enrichi des couleurs que pouvait lui donner l’imagination d’un peuple belliqueux, et en même temps que ce peuple ait dénaturé les faits pour ne donner à Charlemagne d’autres ennemis que ceux que lui-même avait à combattre.

Aussi, bien avant que la chronique de l’archevêque Turpin eût été écrite, le sujet de cette épopée se redisait dans les Pyrénées. On avait oublié l’histoire, et on racontait des choses merveilleuses de Charlemagne, de Roland et de l’archevêque Turpin, lui-même. Déjà vers le milieu du Xe siècle, le nom de Turpin était réuni à celui de Charlemagne dans l’imagination des habitants des Pyrénées : déjà le plus grand titre de gloire pour un couvent était de remonter au grand roi. En 977, dans un acte de donation faite au monastère de la Sorde, il est dit que le couvent de Saint-Jean de la Sorde a été fondé par Charlemagne en 800, et consacré par l’archevêque de Reims qui y fut enseveli à son retour de l’expédition d’Espagne. Il est inutile de relever l’erreur de date, et celle relative à la sépulture de l’archevêque de Reims ; qu’il nous suffise de faire remarquer que le monastère de la Sorde n’est pas compris dans le dénombrement arrêté en 817, au concile d’Aix-la-Chapelle.

Nous venons de suivre le développement de la tradition à laquelle nous devons tous les romans du cycle de Charlemagne, c’est elle qui va maintenant nous donner l’explication de la croix de la vallée de Roncevaux et qui nous fera connaître la cause de la fondation de l’abbaye elle-même.

La croix de Charlemagne porte le cachet de la tradition fabuleuse qui nous a transmis les exploits du modèle des vaillants chevaliers. Nous y lisons le titre même des Grandes Chroniques des faits et gestes de Charlemagne et de ses douze pairs. Le personnage couronné assis sur un trône est le grand empereur : debout à ses pieds, sont les douze pairs. Il ne reste que deux de ces personnages, il est vrai : mais en supposant que le débris sculpté fît partie d’une pierre carrée abattue sur les angles, c’est-à-dire à base octogonale, on verrait les archivoltes se succéder sans interruption, deux sur chaque face primitive, une à la place de chaque angle, de manière à donner douze niches. D’ailleurs, l’inscription qui surmonte ces personnages fait-elle aussi le tour du socle ?

Croix de Charlemagne à Roncevaux et fragment d'inscription

Croix de Charlemagne à Roncevaux et fragment d’inscription

La croix de Charlemagne remonterait donc tout au plus au XIIe siècle, comme semblent l’indiquer les ornements des bras de la croix. Reste la forme des lettres qui ne viennent pas contredire cette opinion. Quant au cintre des archivoltes, rien de plus naturel que de le trouver encore à cette époque.

Si nous passons à l’abbaye de Roncevaux, il nous faudra reculer jusqu’au XIIIe siècle, la date de sa fondation ; et nous ne pourrons admettre avec la tradition populaire que les chanoines aient été appelés dans cette solitude par Charlemagne, pour prier sur le lieu même où était tombé le fameux paladin.

Les bâtiments, où sont logés les chanoines et les artisans, qui sont venus exercer leur industrie à l’ombre du couvent, n’ont aucun caractère saisissable d’architecture. Le portail de l’église peut donner quelques indications sur l’époque de la construction de l’abbaye. Il est décoré de colonnes ainsi que la porte d’une dépendance de l’église, ressemblant beaucoup à un ossuaire. Les scoties profondément évidées de la base, les crossettes des chapiteaux, la forme élégante de l’ogive qui surmonte les colonnes rappellent complètement la belle époque de l’architecture gothique, le XIIIsup>e siècle.

L’intérieur défiguré par les générations successives paraît en grande partie reconstruit vers le commencement du XVIIe siècle. Une longue inscription à gauche de l’autel porte la date de 1622. Une église d’un village voisin remonte environ à l’an 1600, c’est aussi à cette époque qu’il semble approprié de reporter la construction des bâtiments de l’abbaye dont il a été question plus haut.

L’histoire nous apprend que le roi de Navarre Sanche-Ie-Fort ou l’Enfermé établit un collège de chanoines et un prieuré dans la vallée de Roncevaux et y bâtit une église pour servir de sépulture à sa famille. C’est ce prince qui changea les armes de Navarre après la mémorable défaite de Mahomet-le-Vert, émir-al-moumenin d’Afrique et d’Espagne, le 16 juillet 1212, en las navas de Tolose en Castille. Par cette date de 1212, nous revenons au XIIIe siècle, à l’époque de la construction de l’église. Les chaînes de fer, trophée de la victoire sur les Maures, sont encore suspendues dans le chœur autour de l’autel.

Mahomet-le-Vert avait fait choix d’un escadron composé de troupes d’élite, s’était placé au milieu, et pour mieux les obliger au combat avait fait entourer ses soldats de chaînes de fer. Le roi de Navarre força le retranchement et Mahomet prit la fuite. Depuis celle époque les armes de Navarre sont formées de chaînes croiselées d’or en champ de gueule, La disposition des chaînes reproduit la forme de la croix, portée jusqu’alors par les rois de Navarre dans leurs armes, et à laquelle Sanche ne voulut pas renoncer.

Tout s’accorde donc pour ne pas faire remonter au-delà du XIIIe siècle la fondation de l’abbaye de Roncevaux ; nous savons d’ailleurs qu’elle n’est pas comprise dans le dénombrement des couvents fondés par Charlemagne. Mais pourquoi Sanche a-t-il choisi pour la sépulture de sa famille ce point éloigné des autres villes de son royaume, cette vallée perdue dans les montagnes ? N’est-ce pas parce que sous l’influence d’un sentiment chevaleresque, il voulut reposer dans le lieu où le modèle des héros chrétiens avait rendu le dernier soupir ? N’est-ce pas parce que la tradition le lui avait désigné, parce qu’un mystérieux prestige s’attachait à cette vallée inconnue de tout le monde, mais dont le nom était dans toutes les bouches ? Peut-être la croix de Charlemagne était-elle déjà debout quand l’abbaye fut fondée.

Aujourd’hui l’église Notre-Dame de Roncevaux est devenue le lieu d’un pèlerinage fréquenté : mais il n’est plus question des rois de Navarre et de leur sépulture. Les générations des rois et les royaumes ont successivement passé. Le couvent est resté debout et s’est rattaché au nom de Charlemagne, à celui de Roland.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE