Ce savant modeste et vraiment philosophe était né à Uzès, en 1679, de parents calvinistes. Il fut envoyé a Genève par sa mère, pour y être élevé dans la religion réformée : ce qui valut à celle-ci d’être enfermée dans le château de Somières. Ayant recouvré sa liberté, elle arriva à Genève deux ans après son fils. Elle lui donna une excellente éducation. Ayant fini ses études, Abauzit voyagea en Hollande et en Angleleterre. De retour à Genève, il accepta la place de bibliothécaire surnuméraire de la bibliothèque publique, mais sans appointements, afin d’être plus libre. Il mourut à 87 ans, dans une petite maison voisine de Genève, où il s’était retiré depuis quelque temps.
Abauzit s’était fait une grande réputation. On n’a pourtant de lui que quelques morceaux peu étendus, qui, pour la plupart, ont été publiés à son insu. Tous ceux qui le voyaient, admiraient son génie, son jugement et sa vaste érudition. Newton, en lui envoyant son Commercium epistolicum, lui écrivit : « Vous êtes bien digne de décider entre Leibniz et moi. »
La réputation d’Abauzit est aujourd’hui presque uniquement fondée sur sa vertu. La Harpe rapporte de lui un trait de patience vraiment socratique : il passait pour ne s’être jamais mis en colère ; quelques personnes s’adressèrent à sa servante, pour s’assurer s’il méritait cet éloge ; il y avait trente ans qu’elle était à son service : elle affirma que pendant tout ce temps, elle ne l’avait jamais vu en colère, ni même impatienté.
On lui promit une somme d’argent si elle pouvait parvenir à le fâcher : elle y consentit, et sachant qu’il aimait à être bien couché, elle ne fit pas son lit. Le lendemain matin, Abauzit lui en fit l’observation ; elle répondit qu’elle l’avait oublié : il ne dit rien de plus. Le soir le lit ne fut point fait : même observation le lendemain ; la servante y répondit par une excuse encore plus mauvaise que la première. Enfin à la troisième fois, il lui dit : « Vous n’avez pas encore fait mon lit, cela vous fatigue peut-être trop ; mais après tout, il n’y a pas grand mal, car je commence à m’y faire. » Attendrie par tant de patience et de bonté, la servante se jette aux genoux de son maître, et lui avoue l’épreuve à laquelle on avait voulu mettre son caractère.
Mais ce qui empêchera le nom de cet homme vertueux de périr, c’est l’éloge que J.-J. Rousseau lui a consacré dans cette note de la Nouvelle Héloïse : « Non, ce siècle de la philosophie ne passera pas sans avoir produit un vrai philosophe ; j’en connais un, un seul, j’en conviens ; mais c’est beaucoup encore ; et, pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe. L’oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d’avoir su rester peu connu ? Savant et modeste Abauzit, que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un zèle qui n’a point votre nom pour objet. Non, ce n’est pas vous que je veux faire connaître à ce siècle indigne de vous admirer : c’est Genève que je veux illustrer de votre séjour, ce sont vos concitoyens que je veux honorer de l’honneur qu’ils vous rendent... vous avez vécu comme Socrate ; mais il mourut de la main de ses concitoyens, et vous êtes chéri des vôtres. »
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