Le premier supermarché ouvre ses portes, rue de Sèvres à Paris. L’enseigne du Bon Marché, dont Aristide Boucicaut est le fondateur — il s’associe aux frères Videau qui détenaient le magasin, et en initie la transformation —, va bouleverser le commerce français, ce type de magasin, absolument révolutionnaire pour l’époque, posant les bases du grand magasin moderne.
C’est en effet au Bon Marché qu’est né le commerce tel que nous le connaissons aujourd’hui, ici que les femmes de la bourgeoisie du XIXe siècle ont commencé à s’émanciper, que des générations de clientes et de clients ont rêvé devant les étalages chatoyants sans cesse renouvelés.
Magasins du Bon Marché. Détail d’une gravure (colorisée ultérieurement) de 1872.
C’est en 1869 que les travaux aboutissant à cet aspect architectural furent entrepris par les Boucicaut
La « cathédrale du commerce moderne », pour reprendre les mots d’Émile Zola, ne serait pas née sans la détermination sans faille d’un couple que rien ne prédestinait à une telle réussite. Aristide et Marguerite Boucicaut ont construit un empire. Ils ont su prendre des risques, bousculer en profondeur les techniques de vente de l’époque et devancer les attentes de la société parisienne de cette seconde moitié du XIXe siècle. Aristide Boucicaut a tellement bouleversé les codes du commerce que ses contemporains le décrivaient comme « l’homme que nous enviait l’Amérique ».
Mais qui était cet homme en avance sur son temps ? Lui dont l’ambition allait de pair avec une véritable vision, un sens aigu de ce que devait être le magasin de demain. Et qui était sa femme, Marguerite, dont la statue veille aujourd’hui encore sur le square Boucicaut ?
Aristide Boucicaut naît le 14 juillet 1810 à Bellême, une petite ville de l’Orne, en Normandie. Le jeune Aristide se forme auprès de son père en travaillant comme commis pour la chapellerie familiale. Au début des années 1830, il monte à Paris pour y tenter sa chance. Dès son arrivée, il est embauché au Petit Saint-Thomas, situé au numéro 23 de la rue du Bac.
Il s’agit d’une enseigne de nouveautés à comptoirs multiples où sont vendues de la soirée, des châles ou encore de la mercerie. C’est en 1835, à l’âge de 25 ans, qu’Aristide rencontre Marguerite Guérin dans ce qu’on appelait alors un « bouillon traiteur » situé rue du Bac.
Aristide Boucicaut. Gravure (colorisée ultérieurement) parue dans Le Monde illustré du 5 janvier 1878
Marguerite, elle, est née le 3 janvier 1816 à Verjux, près de Chalons-sur-Saône, de père inconnu. Elle connaît une enfance pauvre, gardant des oies sur les prairies qui bordent la Saône. À l’âge de 13 ans, elle parvient à quitter la campagne pour rejoindre son oncle porteur d’eau à Paris. Elle travaille alors dans une blanchisserie et parvient à économiser une petite somme d’argent qui lui permet d’ouvrir cette petite boucherie chaude de la rue du Bac où Aristide Boucicaut vient se restaurer quotidiennement.
En 1839, Aristide et Marguerite auront un fils prénommé Anthony-Aristide. L’union officielle du couple est cependant retardée par les réserves de la famille Boucicaut, à l’encontre des origines modestes de Marguerite. C’est ainsi qu’ils ne se marient qu’en 1848. La même année, Aristide Boucicaut se trouve sans emploi. Le Petit Saint-Thomas est contraint de fermer suite à l’instauration d’une nouvelle taxe pour les magasins à rayons multiples. Aristide rejoint alors rapidement l’enseigne Au Bon Marché, situé à l’angle de la rue du Bac et de la rue de Sèvres.
Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, renverse d’un coup d’État la Deuxième République et instaure le Second Empire. Il en prend la tête sous le nom de Napoléon III.
Pour redresser son économie, la France s’inspire du modèle anglo-saxon et s’industrialise massivement. Partout, on construit des usines modernes capables de produire beaucoup et à moindre coût. Pour transporter les marchandises, on couvre le territoire de rails de chemin de fer. Dans les grandes villes, une nouvelle classe sociale émerge, c’est l’avènement de la bourgeoisie. Travailleuse, volontaire, plus aisée et plus exigeante, elle va devenir le cœur de cible des magasins de nouveauté.
Marguerite Boucicaut. Peinture de William Bouguereau (1875)
Ouvert en 1838 par les frères Paul et Justin Videau, Au Bon Marché est l’un des plus grands magasins de nouveauté de Paris. Avec ses 4 rayons répartis sur 300 m2 et ses 12 employés, il est surtout spécialisé dans la mercerie. Mais on y trouve aussi draps, nappes, serviettes et parapluies.
Aristide Boucicaut y entre en 1848. Très vite, il séduit les frères Videau par sa science du commerce et ses idées modernes. À tel point qu’en 1852, il lui propose de l’associer à la gestion de l’entreprise. Grâce à un héritage et avec le soutien de son épouse, Aristide Boucicaut apporte 50 000 francs au capital du magasin et une nouvelle société est créée, Au Bon Marché, Videau frères et Aristide Boucicaut.
Désormais, au Bon Marché, les prix seront fixes et affichés clairement. Très vite, on sait à Paris qu’on peut faire confiance aux vendeurs du magasin de la rue de Sèvres. L’entrée y est libre, sans obligations tacites d’achat et les produits s’étalent à la vue et au toucher des clientes qui viennent de plus en plus nombreuses.
Boucicaut a aussi convaincu ses associés de casser les marges en vigueur à l’époque. Il préfère vendre de plus grandes quantités à prix moindre pour renouveler fréquemment son offre. C’est osé et risqué. Là encore, Aristide Boucicaut fait preuve d’inventivité pour remettre en cause le modèle établi.
Les frères Videau s’inquiètent. L’ambition démesurée de leur nouveau co-actionnaire ne risque-t-elle pas de les conduire à la ruine ? En 1863, ils désirent vendre leur part permettant au couple Boucicaut de devenir propriétaire du Bon Marché. Pour ce faire, Aristide Boucicaut sollicite l’aide de son ami Henri-François Maillart, originaire lui aussi de l’Orne, parti à New York travailler dans le négoce de pâtisserie et de confiserie. Il y a fait fortune et prête 2 200 000 francs aux Boucicaut, leur permettant de débuter les travaux d’agrandissement du magasin. Aristide Boucicaut s’acquittera de sa dette en seulement 7 ans.
Le salon de lumière du Bon Marché. Grâce au puissant éclairage électrique mis en place
dans le magasin, il est désormais possible d’apprécier à toute heure et avec exactitude
le coloris d’un tissu. Gravure du temps colorisée ultérieurement
À New York, Henri-François Maillart a pu observer de nouvelles approches commerciales qu’il confie à Aristide Boucicaut, qui s’en empare immédiatement. Son audace, son sens aiguisé du commerce et son écoute attentive d’une société en plein bouleversement font d’Aristide Boucicaut un entrepreneur visionnaire. Il n’aura de cesse de diversifier l’offre.
Le Bon Marché compte 35 rayons en 1882 et en compte 74 seulement 5 ans plus tard. Le magasin de nouveautés s’est mué en un grand magasin. Les marchandises proviennent de toute la France à des prix toujours compétitifs. Les soiries viennent de Lyon, les dentelles de Calais, les laines de Roubaix, les draps de Sedan, autant de villes célébrées dans les médaillons sculptés des façades du magasin. À l’époque, déjà, le Bon Marché se vante de nombreux pics de spécialités. On y trouve par exemple le plus important rayon de vêtements et d’articles ecclésiastiques de Paris.
Certains rayons sont très réputés. On vient de loin admirer les broderies des trousseaux présentés aux rayons du blanc ou acheter les célèbres gants Boucicaut. On en vend alors près d’un million de paires par an. La réclame les présente ainsi : « Les gants Boucicaut dont la réputation de supériorité est universellement reconnue, sont les plus beaux et les meilleurs qui aient été produits jusqu’à ce jour. »
Le succès de ces grands magasins repose sur plusieurs avantages :
— libre accès pour le consommateur sans obligation morale d’acheter ;
— prix fixé et marqué via l’étiquetage des prix, ce qui élimine le marchandage ;
— pratique des prix bas en vue d’une forte rotation des produits et une marge limitée ;
— assortiment très étendu vendu en rayons multiples (4 au début, 47 en 1877) ;
— pratique des « rendus » : possibilité pour le client de rapporter l’article et de l’échanger s’il ne convient pas ;
— articles de grande vente et à rotation rapide vendus à faible bénéfice (marge de 13,5% alors que les marges moyennes étaient de 40%) ;
— services rendus aux clients : livraison, buffet gratuit, installation d’ascenseurs ;
— utilisation systématique de la « réclame » : affiches, catalogues, images et ballons distribués aux enfants ;
— utilisation de la vitrine comme media publicitaire ;
— utilisation des animations : le magasin est un spectacle.
Affiche publicitaire Au Bon Marché de 1911. Illustration de Marcellin Auzolle
Le succès rencontré par Aristide Boucicaut incita la concurrence à réagir dans les années qui suivirent l’ouverture du Bon Marché. En 1855, Alfred Chaucard et Hériot lancent Le Louvre ; en 1856, Xavier Revel crée le BHV (Bazar de l’Hôtel de Ville) ; en 1865, Jules Jaluzot ouvre le Printemps ; en 1869, Ernest Cognacq et Louise Jay inaugurent la Samaritaine ; en 1894, deux Alsaciens ouvrent les Galeries Lafayette à destination d’une clientèle d’ouvrières et d’employées.
En 40 ans, les grands magasins parisiens sont créés et le commerce triomphe : les bâtiments s’ornent de décors surchargés, de statues, de dorures et de stucs.
Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.
