Examinant les expédients auxquels nos ancêtres eurent recours contre la vie chère, et observant qu’en matière de restrictions, les lois d’État dont l’application dépend de la discipline des citoyens, ne sont jamais respectées, le journaliste Ernest Laut prône l’initiative individuelle n’exigeant que courage et détermination
Dans un article publié quelque temps après la fin de la Première Guerre mondiale, le chroniqueur du Petit Journal Ernest Laut déplore voir trop de gens, asservis à un fatalisme aveugle, s’imaginer qu’il n’existe pas de remèdes contre la vie chère. À ses yeux, il existe deux types de remèdes : ceux qui dépendent des pouvoirs publics ; ceux qui dépendent de nous-mêmes ; les premiers ne réussissant pas toujours.
Au temps jadis, quand la vie était trop chère, l’État faisait des lois de maximum. Il fixait, pour les objets et les denrées les plus nécessaires à l’existence, des prix qui ne devaient pas être dépassés, sous peine de châtiment. Qu’arrivait-il généralement ?... Les objets taxés disparaissaient tout aussitôt du marché. Il n’y a pas d’exemple qu’une loi de maximum ait atteint son but.
Remèdes à la vie chère. Illustration de couverture du Petit Journal. Supplément illustré
datant du 8 février 1920. Chaque vignette illustre une recommandation (de gauche
à droite et de haut en bas) : Ne gaspillez pas le pain. Mettez de l’eau dans votre vin.
N’abusez pas de l’apéritif. Fumez moins et même plus du tout. Contentez-vous d’un plat.
Faites retaper vos vieux vêtements. Privez-vous des plaisirs superflus. Renoncez aux voyages
de pur agrément. Faites ressemeler vos vieilles chaussures
On en a fait chez les Romains ; on en a fait sous nos rois ; on en a fait en 1793 ; on en a fait même pendant la guerre. Toutes ont eu le même résultat : la raréfaction immédiate de la marchandise. Donc, l’État n’a jamais réussi à substituer sa propre loi à cette loi naturelle et immuable qui est la grande régulatrice du commerce : la loi de l’offre et de la demande.
Alors, qu’a-t-il fait ?... Ne pouvant forcer les marchands à vendre au prix fixé par lui, il s’est rejeté sur les consommateurs et leur a interdit de consommer plus que de raison. Après les lois de maximum, les lois somptuaires. Celles-ci n’ont pas eu, d’ailleurs, plus de succès que celles-là. Les Romains aussi en avaient édicté. La loi Orchia défendait aux citoyens de dépenser plus de onze as par jour pour leur nourriture ; la loi Faunia leur interdisait d’admettre à leur table plus de trois convives étrangers ; la loi Didia punissait non seulement l’amphitryon qui recevait trop généreusement ses invités, mais elle frappait les convives eux-mêmes.
Bien d’autres lois venaient à la rescousse pour imposer aux citoyens romains la modestie dans le vêtement, l’économie à table et dans toutes les circonstances de la vie. Mais les citoyens romains se moquaient de toutes ces lois et prétendaient dépenser leur saint-frusquin à leur guise. Ce que voyant, l’empereur Tibère abolit tous les édits somptuaires et laissa ses sujets libres de se ruiner en abus de table et autres excès.
Ils se fussent tout aussi bien ruinés — plus sûrement encore peut-être — sans sa permission. Car on a constaté, de tout temps, chez les peuples de race latine surtout, que par esprit d’indiscipline, quand l’État décrétait l’économie, les citoyens se jetaient à corps perdu dans la prodigalité.
Les lois somptuaires n’eurent, en effet, pas plus de succès chez nous qu’elles n’en avaient eu à Rome. Charles VI avait décrété que les repas ne comprendraient pas plus de deux plats. Les gens qui pouvaient en manger trois ne tinrent aucun compte de son ordonnance. Plus tard, Charles IX, ou plutôt son chancelier Michel de l’Hospital, lança des édits réglementant les repas jusque dans leurs moindres détails, prévoyant de fortes amendes pour les contrevenants et même la prison et le bannissement pour les récidivistes. Le luxe et l’abondance de la table n’en furent aucunement diminués.
D’autres lois intervinrent, visant les inutiles somptuosités du logis et de la toilette. Elfes ne furent pas mieux respectées. Tout comme leurs ancêtres les Romains, les Français semblèrent, au contraire, prendre un malin plaisir à frauder la loi somptuaire, et à dépenser d’autant plus volontiers lorsque la dépense était défendue, et lorsqu’ils gagnaient plus, travaillaient moins et économisaient encore moins.
Fûmes-nous plus sages, pendant la guerre de 14-18 ? Lorsqu’en 1917 le gouvernement décréta deux jours sans viande, que vit-on ?... La veille de ces jours désignés, on vit la foule se précipiter dans les boucheries et faire, à prix d’or, des provisions énormes, pour n’avoir point à subir les restrictions imposées par les décrets.
Le dimanche qui précéda le premier jour sans viande, on vit des boucheries, quoique abondamment fournies de marchandises, complètement démunies en deux heures. La clientèle avait tout raflé. On eût dit qu’au lendemain de ce jour-là, la famine allait nous assaillir.
Combien de ces provisions excessives durent être gâtées. Combien de dyspeptiques se rendirent malades à se gaver de viande, alors que l’observation des décrets eût été, au contraire, favorable à leur santé. Mais non ! le Français et surtout le Parisien — qui est l’essence du Français dans ses travers — sont ainsi faits : il suffit qu’on leur interdise quelque chose pour qu’ils prennent aussitôt le plus vif plaisir à transgresser la loi, observe notre chroniqueur. Le fruit défendu a pour eux une saveur sans pareille.
Mais les meilleures lois sont celles qu’on se fait à soi-même, affirme-t-il encore. Or, le véritable remède à la vie chère est là : dans les lois que chacun de nous devrait se faire à lui-même ; dans les restrictions que nous devrions nous imposer volontairement.
Marchand des quatre-saisons. Chromolithographie publicitaire du début du XXe siècle
Et Ernest Laut d’évoquer l’illustration — reproduite ci-dessus — placée en couverture du numéro du Petit Journal au sein duquel son article est inséré, indiquant sous une forme pittoresque quelques-unes de ces restrictions, quelques-unes de ces précautions, de ces menues mesures contre la vie chère qui, prises en masse, acceptées par la volonté de tous, réussiraient à coup sûr là ou les lois d’État sont destinées à échouer éternellement.
Et, d’abord, se priver de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la vie. L’apéritif n’est pas indispensable, il est même souvent nocif, explique le journaliste. Pourquoi prenez-vous l’apéritif — l’apéritif à un franc, et pourquoi en prenez-vous deux, trois, quatre ou cinq par jour ? interroge-t-il.
Et de poursuivre. Quelle joie vous donne le tabac ?... Aucune. Il vous fait du mal. Et l’État-mercanti vous vend sa détestable marchandise à un prix exorbitant qui en représente deux cents fois la valeur. Le tabac est aussi funeste à votre bourse qu’à votre santé. Pourquoi ne cessez-vous pas de fumer ? Ce n’est pas très difficile. Il suffit d’un peu d’énergie les premiers jours.
Le pain est cher ? Pourquoi le gaspillez-vous quelquefois ? Dans les restaurants, les clients en gâchent des quantités ; on ne devrait le servir que par petits morceaux. Pourquoi buvez-vous pur un vin qu’on vous fait payer si cher ? Ft combien de litres, à des prix énormes, ne consommez-vous pas ! Pourquoi ne vous contentez-vous pas d’un bon plat à votre repas ? Vous n’en digéreriez que mieux.
Les déplacements en chemin de fer sont hors de prix. Supprimez donc tout voyage de pur agrément. Privez-vous aussi de tout plaisir superflu. Vous serez bien avancé d’avoir fréquenté les « dancings » si c’est pour danser ensuite devant le buffet.
Et n’ayez point de honte à n’être plus aussi élégant qu’autrefois. Portez du linge souple qu’on peut laver à la maison. Faites ressemeler vos chaussures : vous paierez encore un ressemelage aussi cher qu’une paire de souliers avant la guerre. Faites mettre des fonds à vos pantalons et retourner vos pardessus. Les draps d’avant-guerre étaient excellents : l’envers n’est pas plus vilain que l’endroit. Pour soixante à soixante-dix francs, vous aurez un pardessus neuf, aussi beau que celui dont votre tailleur vous demanderait 500 francs.
Ne rougissez pas de protester publiquement contre la cherté des choses et l’âpreté des marchands. Ne croyez pas qu’il y va de votre dignité de payer cher et de ne rien dire. Si vous vous taisez quand on vous exploite, vous ne passerez pas pour un homme bien élevé, vous passerez pour une « poire ». On se moquera de vous après vous avoir volé.
Au contraire, protestez bien haut et refusez d’acheter. Soyez sûr que si, à cent reprises, dans une journée, un commerçant s’entendait répondre par ses clients : « C’est trop cher, je n’en veux pas ! », la marchandise ne tarderait pas à baisser de prix. Ayez le courage de vous en priver un jour, deux jours, une semaine ; vous l’aurez ensuite à bon marché.
Enfin, pourquoi ne recourez-vous pas à l’association pour tâcher d’acheter à meilleur compte ? J’ai connu, avant la guerre, rapporte Ernest Laut, deux familles parisiennes qui avaient résolu le problème de la vie chère, car, déjà, en ce temps-là, on commençait à se plaindre du renchérissement de toutes choses.
Les deux familles dont je parle étaient celles d’un homme de lettres et d’un médecin, son voisin de palier. L’une comptait six enfants, l’autre cinq. Les deux ménagères avaient fait connaissance et créé entre elles une petite coopérative qu’elles dirigeaient à tour de rôle, ayant chacune leur semaine pour aller aux Halles faire les achats de victuailles nécessaires aux deux foyers. Ces dames m’exposèrent un jour les résultats de leur association ; et je constatai que les denrées achetées par elles leur revenaient, en moyenne, 40 à 50 % moins cher que si elles s’étaient approvisionnées dans leur quartier.
Je signale cet exemple à toutes les ménagères soucieuses de bien nourrir leur famille et de ne pas dépasser les ressources de leur budget. Ces petites associations organisées entre habitants d’un même immeuble ou d’immeubles voisins seraient profitables aux intérêts de chacun et tous. Combien de familles nombreuses y trouveraient avantage !
Et, par ce moyen, se développeraient peut-être ces « ligues de consommateurs » dont les efforts eurent d’abord du succès et qui, pour l’intérêt général, eurent le tort de disparaître trop tôt. Bref, le remède contre la vie chère, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous qui le tenons entre nos mains. Il dépend de notre initiative, de notre volonté, beaucoup plus que des mesures prises par les pouvoirs publics, martèle notre chroniqueur.
M. Juillard — Préfet de la Seine —, metteur en Seine de la vie chère. Caricature réalisée
par Adrien Barrère (1874-1931) et parue dans La Revue hebdomadaire
en 1924, illustrant la vie chère à Paris
Ce n’est point à dire que l’État n’y peut rien. Il peut, tout au moins, s’il ne fait pas de bonnes lois, n’en pas faire de mauvaises ; il peut ne pas développer à l’excès l’inflation fiduciaire, qui entraîne avec elle le renchérissement de toutes choses ; il peut mettre obstacle aux conflits entre le capital et le travail, qui aboutissent généralement au même résultat. Il peut encore, aux heures où nous avons le plus grand besoin de produire, ne pas s’ingénier à réduire la production en réduisant les heures de travail.
Mais nous savons, du reste, que l’État ne fait pas toujours tout ce qu’il peut et tout ce qu’il doit. Comptons donc plutôt sur nous que sur lui. Sachons nous restreindre, ne pas gaspiller notre bien et résister à l’âpreté d’autrui. Rappelons-nous qu’il n’y a qu’une loi qui régit le coût de l’existence : la loi de l’offre et de la demande. Refusons d’acheter si l’on nous demande trop. Privons-nous s’il le faut. C’est à ce seul prix que la vie baissera, conclut Ernest Laut.
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