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Légendes, croyances, superstitions : Dames de Meuse. Sire de Montcornet. Hermengarde et ses nièces. Croisade

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Légendes, Superstitions
Légendes, superstitions, croyances populaires, rites singuliers, faits insolites et mystérieux, récits légendaires émaillant l’Histoire de France
Dames (Les) de Meuse
et le chevalier de Montcornet
(D’après « La Vallée de la Meuse et ses légendes », paru en 1900)
Publié / Mis à jour le lundi 8 novembre 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 10 mn
 
 
 
Une légende a fait donner le nom de Dames de Meuse à des rochers grandioses bordant la rivière à la sortie du village de Laifour et qui rappellent l’histoire un instant si douloureuse d’Hermengarde, épouse du sire de Montcornet parti en croisade, et de ses nièces. Ils portent le souvenir d’une mélancolique tristesse tracé sur leurs flancs solitaires, sombres, dénudés, effrayants et ornés çà et là de mousses sauvages et de verdure comme celui du reflet d’espoir qui n’abandonna jamais complètement les nobles dames de Montcornet.

Étagé sur le fond de la vallée, entouré de majestueuses montagnes et d’énormes masses de rochers, au milieu d’un silence profond, le village de Laifour est un nid solitaire. Les maisons et les jardins dégringolent jusque sur la rive de la Meuse. Le panorama est un théâtre gigantesque en plein air ; les montagnes en cercle sont les gradins échelonnés où cent mille spectateurs tiendraient à l’aise ; le lieu de la scène est le village qui s’étage en bas de l’extrême croupe d’une chaîne de collines venant aboutir ici ; les décors sont : à gauche, des crêtes dénudées ; à droite, le pont, la muraille rocheuse, le tunnel dans la gueule noire duquel s’engouffre la voie ferrée, et la Meuse qui semble se perdre dans l’inconnu.

En sortant du village et en allant vers la commune voisine de Revin, on découvre les Dames de Meuse, suite de rochers géants séparés les uns des autres par des ravins découpés dans la montagne. Leur masse imposante, taillée à pic, surplombe le fleuve et le resserre dans une étroite et sombre gorge de deux kilomètres de longueur. Leur pied baigne dans l’eau et ne laisse la place à aucun chemin pour suivre ce côté abrupt de la rive. Leur grand dos, aux formes torturées, est tout velouté de mousse et de feuillage, mais, parmi cette verte parure, des blocs de rochers dénudent de larges places et présentent des taches grisâtres que la végétation n’a jamais caressées.

En bas, la Meuse coule avec lenteur, comme saisie elle-même de la solennité du site. La gentille rivière semble être tout à coup devenue craintive et tremblante sous ces masses rocheuses qui la menacent, et ses flots rêveurs reflètent longuement les monts sauvages et inaccessibles. On dit que jadis les femmes de la Vallée croyaient qu’il suffisait de porter le chanvre non filé dans une des anfractuosités des Dames de Meuse pour que, le lendemain, on le retrouvât admirablement filé, l’ouvrage ayant été fait la nuit par des êtres inconnus.

Quels sont ces êtres inconnus ? Et pourquoi ce nom gracieux de Dames de Meuse donné à ces rochers dont l’aspect sévère est d’une si mélancolique tristesse ? La légende rapporte que le sire de Montcornet, dont le château se trouvait près de Renwez (Ardennes), à quelques lieues de là, partit un jour pour la croisade. Il laissait derrière lui sa femme, la belle Hermengarde, avec un fils au berceau et trois nièces filles de son frère qui venait d’être tué en Terre Sainte.

Ruines du château de Montcornet

Ruines du château de Montcornet (Ardennes)

Ces quatre femmes, nobles et courageuses, ne virent pas sans une certaine appréhension le départ du chevalier, mais elles s’y résignèrent d’autant plus qu’elles aimaient la gloire et qu’elles espéraient en les prouesses de leur seigneur, pour ajouter un plus brillant fleuron à leur couronne et à leur nom. Du reste, elles étaient sous la garde d’un comte voisin, leur cousin, nommé Gérard, brave et loyal. Et, de plus, que pouvait-il leur arriver de fâcheux dans cette contrée où le nom de Montcornet était aimé en même temps que redouté ?

En effet, le seigneur de Montcornet était maître de quarante fiefs ; il pouvait mettre deux mille hommes sur pied et avait sous ses ordres de nombreux chevaliers qui le suivaient avec tous leurs hommes d’armes. Les seigneurs de Montcornet avaient déjà joué un certain rôle dans l’histoire et ils eurent plus tard d’importants commandements d’armées. Les ruines grandioses du château montrent encore à présent quelle était la puissance de ses possesseurs.

Un matin donc, après avoir fait ses adieux à sa noble dame et à ses nièces, et après avoir prié une dernière fois dans l’oratoire du château afin de mettre son expédition sous la protection du Christ et de la Vierge, Guillaume de Montcornet franchit à cheval le pont-levis et, suivi d’une brillante escorte, disparut bientôt dans les détours de la forêt. Il allait guerroyer contre les Sarrasins et son cœur bondissait d’enthousiasme et d’espoir.

Les nobles dames rentrèrent, toutes tristes mais toutes confiantes, dans leur manoir. Leur solitude allait être grande au milieu des vastes pièces aux arceaux gothiques, aux lourds et sombres piliers. D’ici bien longtemps peut-être elles n’entendraient plus le son du cor annonçant le retour de la chasse, elles ne verraient plus de superbes cavalcades, elles n’assisteraient plus aux tournois où leurs couleurs étaient fièrement arborées. Mais cette solitude était illuminée par la présence d’un vieil aumônier qui leur parlait de Dieu, par celle d’un jeune page qui, poète à ses heures, leur chantait des vers rappelant ceux des troubadours errants, et surtout par le soin d’élever le jeune enfant qui était l’héritier du nom des Montcornet.

Durant une année, les jours se succédèrent assez vite. On avait reçu des nouvelles du sire de Montcornet par un chevalier blessé qui était revenu de la Croisade. Ces nouvelles étaient bonnes et glorieuses. Une année se passa encore, mais on ne reçut plus rien. Alors les jours devinrent plus sombres et le temps coula moins vite. Puis le vieil aumônier mourut, laissant une trouée de solitude difficile à remplir. Bientôt après, le comte Gérard, qui venait souvent ranimer le courage des châtelaines, les assurer de son dévouement et leur parler d’espérance, mourut aussi. C’était encore un soutien qui s’éclipsait.

Les jours devinrent plus mornes. De longs mois passèrent et nulle nouvelle de la Terre-Sainte n’arrivait. Cependant il y avait encore deux rayons dans le vieux manoir : le fils de Montcornet qui souriait, jasait et grandissait et, le jeune page qui chantait. Il chantait pour égayer ses nobles maîtresses qui, assises en filant, au coin de la vaste cheminée, retrouvaient encore quelques heures de joie en écoutant les accords de sa voix et de son luth. Il chantait le retour toujours espéré du chevalier dont il célébrait en môme temps les exploits inconnus mais rêvés et devinés dans les pays lointains. Et ces chants mâles et pleins de jeunesse étaient réconfortants.

Hermengarde et ses nièces espéraient et attendaient encore. Chaque matin, elles regardaient l’espace, tandis que le jeune enfant souriait sans cesse et que le page chantait toujours. Le printemps de la troisième année d’absence était arrivé avec ses fleurs, ses brises et ses parfums : les nobles châtelaines sentaient leur cœur se gonfler d’émotion dans le splendide renouveau de la nature. Le beau soleil embrasait de plus en plus leur désir et leur espérance. Ah ! s’il arrivait enfin le maître tant attendu, combien alors ce printemps deviendrait plus enivrant ! Combien le ciel paraîtrait plus azuré ! Combien la terre paraîtrait plus fraîche et plus embaumée ! tant la joie met de rayons dans toute l’environnante atmosphère.

A chaque aurore, on voyait Hermengarde se tenir longuement les yeux perdus vers l’horizon ; mais les lueurs roses des aurores s’éteignaient sans que vînt s’y mêler une lueur de retour. Et jamais, jamais de nouvelles. Le printemps passa. L’été vint et, avec l’été, la mort. Le fils d’Hermengarde, si beau avec ses boucles blondes et ses yeux pleins de ciel, l’héritier chéri des Montcornet, atteint tout à coup d’une maladie inconnue, fut emporté en une nuit. Dépeindre l’immense douleur qui de ses flots amers inonda le château serait impossible.

Hermengarde, se trouvait de plus en plus seule ; la mort semblait la poursuivre avec acharnement, et ses trois nièces, malgré tout leur amour et toutes leurs caresses, étaient impuissantes â la consoler. Durant plusieurs jours, on crut que la pauvre mère allait devenir folle. Un soir qu’elle était assise, sombre et taciturne, dans le grand fauteuil de la Salle des Chevaliers et que ses yeux sans larmes et son esprit anéanti s’égaraient dans le vague, le jeune page, se tenant derrière un pilier, accorda tout à coup son luth et, d’une voix douce, sous les ogives où glissait déjà la nuit, fit entendre ce chant :

Malgré ton doux amour, malgré ton cœur, ô Mère,
Ton enfant est donc mort ! et la douleur amère
Te brise et t’inonde de pleurs.
Je suffoque avec toi, je comprends ta souffrance ;
Ah ! pour te consoler il n’est que l’espérance,
Mère, de le revoir ailleurs.

Il a peut-être vu le mensonge des hommes
Et, malgré les beautés de la terre où nous sommes,
Doux ange, il a préféré mieux ;
Il a visé plus haut : puis, entr’ouvrant ses ailes,
Il a pris son essor où sont des fleurs plus belles,
Les étoiles, fleurs d’or des cieux.

Il te faut le pleurer, Mère, comme l’on pleure
Ce qui passe ici-bas et dans le Ciel demeure,
C’est-à-dire te souvenir
Qu’il ne souffrira pas des ombres de la terre,
Qu’il te voit de là-haut et que dans le mystère
Il plane, en t’attendant venir.

Souviens-toi que la mort est la porte de vie ;
Que l’âme de ton fils par la Beauté ravie,
Dédaignant le sombre et l’obscur,
A pour l’Eternité préféré ce qui passe
Et que tu la suivras, Mère, un jour dans l’espace
Pour vivre avec elle en l’azur.

Espère en Dieu ! C’est Lui, Mère, qui fait éclore
De la pierre la flamme et de l’ombre l’aurore,
Et fait s’élever triomphant
L’astre dans le ciel clair et l’homme de la tombe
Pour en faire un soleil, sans que plus il ne tombe,
Comme il a fait de ton enfant.

Il se tut. Le silence devint plus solennel au milieu du crépuscule sous la voûte gothique de la vaste salle, comme si l’ombre de Dieu était elle-même descendue en ce lieu. Hermengarde, fortifiée par ce chant d’immortelle espérance, retrouva soudain toute son énergie d’autrefois ; des pleurs vinrent à ses yeux : sa raison était sauvée. Elle se leva, remercia le page et lui présenta sa main qu’il baisa à genoux.

Les Dames de Meuse

Les Dames de Meuse

Cependant depuis ce temps le page n’osa plus chanter joyeusement comme autrefois, et le vieux manoir s’ensevelit dans une silencieuse et sombre tristesse. La solitude était devenue de plus en plus morne. La châtelaine et ses nièces passaient leurs jours à travailler, à filer la quenouille, à prier et à attendre. Ces nobles femmes, le cœur étreint sous le deuil, n’osaient encore désespérer. Elles souffraient silencieusement et leur courage était aussi haut que la noblesse de leur naissance et de leur nom illustre.

Cependant le sire de Montcornet ne revenait pas. L’hiver passa ; l’automne arriva et, avec l’automne, encore la mort. Le jeune page, qui avait si suavement consolé Hermengarde, commençait à ressentir en son cœur le vague désespoir de ne plus voir revenir son seigneur. Depuis quelque temps il ne chantait plus. Or, à dater du moment où il ne chanta plus, sa santé décrut peu à peu sous la souffrance intérieure de sa jeune âme. Enfin un jour vint où sa faiblesse fut extrême : il se sentit lui-même mourir. Hermengarde le soignait nuit et jour. Une fois elle crut qu’il dormait et, pour le mieux laisser reposer, elle se retira clans une chambre voisine. Une heure après, elle fut tout étonnée de l’entendre tout à coup chanter.

S’approchant doucement dans l’ombre, elle le vit assis sur son séant, la figure pâle mais rayonnante. Sa voix mourante et célestement harmonieuse s’élevait pour la dernière fois et disait ces vers d’une étrange et suprême mélancolie :

Lorsque la lyre chante en le cœur inspiré
Et que l’on est d’azur et d’aurore enivré,
Mourir alors, ô supplice !
Mais quand l’âme se brise et, lourde de douleurs,
N’attend de l’avenir plus ni parfums ni fleurs,
Mourir alors, ô délice !

Lorsque tout semble fait pour nous auréoler
Et qu’en nos songes bleus tout semble s’étoiler,
Mourir alors, ô supplice !
Mais quand notre idéal s’enfuit avec l’amour
Et que nos rêves d’or sont partis sans retour,
Mourir alors, ô délice !

Tant qu’on ne comprend pas l’enivrement du ciel
Et que la vie au cœur paraît toute de miel,
Mourir alors, ô supplice !
Mais quand un pur rayon par l’archange apporté
Nous révèle de Dieu la suprême clarté,
Mourir alors, ô délice !

Hermengarde s’approcha du lit en pleurant. Le page lui recommanda respectueusement de faire dire des messes pour lui ainsi que pour sa fiancée qui venait de mourir quelques jours auparavant, ce dont la douloureuse nouvelle, en broyant son cœur, avait hâté sa propre mort. Hermengarde promit tout. Le lendemain matin, le gentil page expirait. Hermengarde et ses nièces restaient désormais seules au monde. Leur solitude ne pouvait s’augmenter davantage à moins que ce ne fût à leur tour elles-mêmes de mourir.

Alors le château devint de plus en plus sombre, la vie des châtelaines de plus en plus austère et leur âme de plus en plus inconsolable. Le comte Gérard, le saint aumônier, le fils des Montcornet et enfin le gracieux page s’étaient tour à tour plongés dans la mort ; tous ces rayons s’étaient évanouis les uns après les autres, toutes ces voix s’étaient éteintes. Il ne restait plus, pour illuminer l’existence d’Hermengarde et de ses nièces, qu’une lueur vacillante et lointaine, celle du retour du sire de Montcornet.

Cependant vivait dans un donjon d’une contrée voisine un seigneur cruel et débauché, nommé Raoul de Neyrac. Hermengarde ne le connaissait que très peu, mais, lui, connaissait la noble beauté d’Hermengarde et sa lamentable histoire. Epris de la châtelaine et convoitant surtout les vastes domaines qu’elle pourrait lui apporter, il résolut de conquérir son cœur, sa main et ses biens. Il vint d’abord la voir comme pour la consoler de ses malheurs et lui offrir un loyal et chevaleresque appui. Hermengarde sans défiance l’accueillit et le remercia.

Chaque semaine il revint et, chaque fois, Hermengarde témoignait à Raoul combien ce dévouement la touchait et combien son mari, à son retour, lui en serait reconnaissant. Au bout de trois mois, Raoul de Neyrac joignant le mensonge à l’hypocrisie, acheta la conscience d’un écuyer à prix d’or. Un matin, cet écuyer arriva sur un cheval couvert de poussière annoncer faussement à Hermengarde que le sire de Montcornet avait été tué par les musulmans sous les murs d’Ascalon.

C’en était donc fait ! La pauvre femme devait boire jusqu’à la lie le calice d’amertume ! Elle prit le voile des veuves et s’ensevelit tout entière dans son incommensurable douleur. Il était inutile maintenant de regarder l’espace et d’espérer encore ; son époux ne devait plus revenir !... Raoul vint la voir et mêler ses larmes à ses larmes. Sa pitié pour elle semblait sans bornes. Il vint et revint souvent. Lorsqu’une année encore se fut écoulée et qu’il crut le moment favorable, il osa enfin faire demander pour lui la main d’Hermengarde, offrant son nom, ses titres, sa puissance et son soutien à cette femme si jeune encore et si désolée.

Hermengarde, étonnée, refusa. Raoul de Neyrac ne se tint pas pour battu ; il pressa. Hermengarde lui fit répondre que jamais un autre que son mari ne posséderait son cœur ; que ce cœur était maintenant en ruines, mais que ces ruines resteraient fidèles à leur premier souvenir. Raoul pressa encore. Hermengarde, blessée de pareilles instances et commençant à deviner la bassesse de ce seigneur, lui fit fièrement interdire l’entrée du château.

Alors Neyrac, furieux et déposant le masque, la menaça de ruiner son manoir de fond en comble et de l’enlever prisonnière. Hermengarde appela ses fidèles vassaux autour d’elle. Tous vinrent pour la défendre. Les choses en étaient là, lorsqu’un messager apporta tout à coup une lettre écrite par Montcornet lui-même et annonçant sa prochaine arrivée. Ce messager, ancien et fidèle serviteur, était connu d’Hermengarde. Il n’y avait donc aucun doute à avoir : le sire de Montcornet était vivant et, après de longues années d’absence, il allait enfin revenir.

Hermengarde devait donc voir encore le bonheur rentrer dans son pauvre cœur si longtemps brisé. Une nouvelle aurore se levait dans l’horizon de sa vie. Elle et ses trois nièces déposèrent leurs vêtements de deuil pour revêtir leurs brillants atours d’autrefois. Les serviteurs s’empressèrent de tout disposer pour recevoir dignement leur seigneur. La joie, le mouvement, l’espérance illuminèrent de nouveau le vieux manoir enfin sorti de sa morne mélancolie. Dès le lendemain, les quatre femmes montèrent à cheval et, suivies d’une escorte d’hommes d’armes, elles se dirigèrent au-devant du sire de Montcornet.

Les Dames de Meuse

Les Dames de Meuse

Arrivées sur les bords de la Meuse, là où le chevalier de retour devait passer l’eau, elles s’arrêtèrent. Les hommes d’armes leur élevèrent quatre tentes afin de camper en cet endroit. La nuit arrivait, une de ces nuits embaumées dont la terre se couvre en été avec les voiles diaphanes qu’elle semble dérober au ciel qui s’endort. Les étoiles s’allumaient peu à peu dans la pureté de l’espace, et les ondes de la Meuse coulaient en murmurant de mystérieuses chansons. Tout était paix et silence. Hermengarde, ne pouvant s’endormir, songeait avec émotion à l’enivrant bonheur de la journée suivante lorsqu’elle recevrait dans ses bras son époux retrouvé.

Cependant Raoul de Neyrac avait tout appris. Redoutant la vengeance du redoutable sire de Montcornet, il résolut de la prévenir. II se dirigea vers une des collines qui dominaient le petit camp d’Hermengarde et observa. Il vit que les quatre femmes étaient bien gardées. Aussi lâche contre la force qu’insolent contre la faiblesse, il n’osa pas attaquer les vaillants hommes d’armes.

Le temps pressait. Il fallait prendre un parti. Alors Neyrac, dans une aveugle rage, s’écria : « Satan, je t’invoque ! Il est nécessaire que ces femmes disparaissent afin que le sire de Montcornet n’apprenne jamais par elles-mêmes ce qui s’est passé entre nous ; s’il l’apprend par d’autres, je saurai me défendre et m’excuser. Donc, ô Satan, mon âme est à toi si tu changes ces femmes en rochers ! »

A peine avait-il achevé ces paroles, que le ciel se couvrit tout à coup de nuées noires. Puis Raoul vit peu à peu les tentes disparaître et, à leur place, s’élever de formidables rochers qui semblaient monter à pic de la Meuse et s’étendre sur toute la rive. Au même moment, le jour commençait à poindre et Montcornet avec ses chevaliers arrivait sur l’autre bord du fleuve. Il s’arrêta, ne reconnaissant plus ce paysage qu’il avait pourtant beaucoup parcouru dans ses chasses d’autrefois.

Il vit soudain plusieurs soldats traverser la rivière et venir en tremblant lui raconter l’affreux prodige dont ils venaient d’être témoins. Montcornet était atterré. C’était donc ce qui l’attendait au terme de sa longue et glorieuse croisade. Cependant trois hommes d’armes qui s’étaient éloignés par hasard du camp de leur châtelaine au moment de la catastrophe, avaient rencontré Neyrac dans le bois. Se jetant sur cet ennemi qui avait tant menacé le château, ils le firent prisonnier pour l’offrir à leur seigneur en don de joyeux retour.

Ils l’amenaient à sa rencontre. Un pâtre suivait de loin. Ce pâtre, couché sous un abri de feuilles où il passait la nuit, avait entendu l’invocation de Neyrac à Satan. Il vint tout raconter. Neyrac, pâle d’effroi, n’osa le démentir. Montcornet, assemblant sur le champ sa cour martiale, condamna le chevalier félon à mort. Aussitôt sa tête fut tranchée et son corps jeté dans la Meuse.

La petite troupe passa la rivière pour aller s’agenouiller près des rochers monstrueux. Alors un saint aumônier, qui revenait de la croisade avec les chevaliers, déposa un morceau de bois de la vraie Croix sur les rocs et, les bras étendus, l’âme illuminée de ferveur et de confiance, il invoqua le Christ. Aussitôt un bruit sourd se fit entendre dans la montagne, les masses rocheuses s’entr’ouvrirent : Hermengarde et ses nièces apparurent dans toute leur beauté voilée par la suave mélancolie qu’avaient imprimée à leurs traits les longues souffrances et les intenses douleurs.

Le Ciel venait de réparer le mal de l’enfer et ne permettait pas que cinq années de peines noblement supportées par ces femmes chrétiennes et courageuses fussent suivies sur la terre d’un lendemain sans bonheur.

 
 
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