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13 septembre 1794 : mort du poète et fabuliste Jean-Pierre Claris de Florian

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13 septembre 1794 : mort du poète et
fabuliste Jean-Pierre Claris de Florian
(D’après « Œuvres complètes de Florian » (Tome 1), édition de 1829)
Publié / Mis à jour le lundi 13 septembre 2021, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 17 mn
 
 
 
Bon, tendre, aimable, vif, spirituel, enjoué, de mœurs douces et simples, d’humeur paisible, tel fut l’auteur d’Estelle et de Galatée, considéré comme le premier fabuliste français après La Fontaine, et qui de page puis officier de garnison, devint académicien à l’âge de 33 ans

Jean-Pierre Claris de Florian naquit le 6 mars 1755 au château de Florian, dans les basses Cévennes, à quelque distance d’Anduze et de Saint-Hippolyte. Quand ces détails ne nous seraient pas connus, il eût été facile d’y suppléer. Nous lisons en effet, à la tête de la pastorale d’Estelle :

« Je veux célébrer ma patrie ; je veux peindre ces beaux climats où la verte olive, la mûre vermeille, la grappe dorée croissent ensemble sous un ciel toujours d’azur ; où, sur de riantes collines semées de violettes et d’asphodèles, bondissent de nombreux troupeaux ; où enfin un peuple spirituel et sensible, laborieux et enjoué, échappe aux besoins par le travail, et aux vices par la gaieté. »

Et quelques lignes plus bas : « Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes, entre la ville d’Anduze et le village de Massano, est un vallon où la nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des berceaux de figuiers et d’acacias. L’iris, le genêt fleuri, le narcisse, émaillent la terre ; le grenadier, l’aubépine exhalent dans l’air des parfums ; un cercle de collines parsemées d’arbres touffus ferme de tous côtés la vallée ; et des rochers couverts de neige bornent au loin l’horizon. »

Jean-Pierre Claris de Florian. Gravure d'Adèle Ethiou d'après un dessin de Deveria (1790)

Jean-Pierre Claris de Florian. Gravure d’Adèle Ethiou d’après un dessin de Deveria (1790)

Le château où naquit Jean-Pierre Claris de Florian avait été bâti par son grand-père, conseiller à la chambre des comptes de Montpellier, qui s’était ruiné à bâtir une superbe habitation dans une très petite terre, et qui laissa en mourant deux fils et des dettes. C’est du second que Florian reçut le jour. Il paraît que son aïeul avait pris son petit-fils en affection, et qu’il se faisait un plaisir de le voir croître sous ses yeux. Sensible à sa tendresse, et pénétré pour lui d’amour et de respect, le jeune Florian l’accompagnait avec joie dans ses promenades champêtres, et procurait au vieillard une jouissance dont il était très flatté, celle d’admirer ses plantations. De là le respect que Jean-Pierre Florian témoigna toujours à la vieillesse, et cette douce mélancolie dont il contracta l’habitude, quoiqu’il fût naturellement gai. Un enfant qui se promène avec son aïeul est singulièrement frappé de ses entretiens. Si cet aïeul est bon, généreux, s’il sait gagner par ses bons procédés la confiance de son petit-fils, ce dernier ne perd pas un mot de ses leçons, de ses conseils ; et sa morale mélancolique et patriarcale reste empreinte dans son cœur tout le reste de sa vie.

Florian se rappela toujours en effet les douces promenades qu’il faisait, tout jeune encore, avec son aïeul ; et voici de quelle manière il a voulu lui-même en perpétuer le souvenir : « Beaux vallons, fortunés rivages, où, jeune encore, j’allais cueillir des fleurs ! Beaux arbres que mon aïeul planta, et dont la tête touchait les nues, lorsque, courbé sur son bâton, il me les faisait admirer ! Ruisseaux limpides qui arrosez les prairies de Florian, et que je franchissais dans mon enfance avec tant de peine et tant de plaisir, je ne vous verrai plus ! Je vieillirai tristement, éloigné du lieu de ma naissance, du lieu où reposent mes pères ; et, si je parviens à son âge avancé, le beau soleil de mon pays ne ranimera pas ma faiblesse. Ah ! que ne puis-je au moins espérer que ma dépouille mortelle sera portée dans le vallon où, enfant, j’ai vu bondir nos agneaux ! Que ne puis-je être certain de reposer sous le grand alisier où les bergères du village se rassemblent pour danser ! Je voudrais que leurs mains pieuses vinssent arroser le gazon qui couvrirait mon tombeau ; que les enfants, après leurs jeux, y jetassent leurs bouquets effeuillés ; je voudrais enfin que les bergers de la contrée fussent quelquefois attendris en y lisant cette inscription : Dans cette demeure tranquille / Repose notre bon ami ; / Il vécut toujours à la ville, / Et son cœur fut toujours ici. »

Une des causes qui ont pu contribuer à faire naître dans le coeur de Jean-Pierre Florian cette mélancolie douée qui fait le charme de ses écrits, c’est d’avoir eu, dès son enfance, à pleurer une mère tendre qu’il n’avait jamais eu le bonheur de connaître, et qui méritait bien les regrets qu’elle a excités en lui. L’idée de n’avoir pu, dès ses premiers ans, jouir de la présence, des caresses, des entretiens de celle qui lui avait donné la vie, fut toujours pour Florian une idée fâcheuse et pénible. Elle se renouvelait sans cesse ; et plus dans la suite il obtint de succès, plus il regretta de n’avoir pu du moins en faire entrevoir l’espérance à sa mère. Il savait que personne au monde n’y aurait été plus sensible : en effet, son père, brave et honnête homme, s’était beaucoup plus appliqué à cultiver ses terres que son esprit ; sa mère, au contraire, naturellement spirituelle, avait toujours aimé les jouissances que procurent les lettres. C’était d’elle que Florian croyait tenir ses talents : il aimait son père, mais il avait une prédilection pour sa mère. Sur tous les renseignements qu’il put se procurer de ceux qui l’avaient connue, il en fit faire le portrait, pour lequel il avait une grande vénération.

Cette tendresse de Florian pour une mère qu’il n’avait pas eu la satisfaction de connaître influa tellement sur sa destinée, qu’on peut dire, sans hésiter, que toute la gloire dont cet écrivain s’est couvert par ses ouvrages est due aux effets de cette tendresse si naturelle et si louable. En effet, si Florian s’est attaché toute sa vie à faire passer dans notre langue les beautés répandues dans les ouvrages des auteurs espagnols que nous ne connaissions pas ; s’il a puisé dans ces auteurs le genre même qu’il a cultivé avec tant de succès, celui de la pastorale en prose, mêlée de romances ; s’il a traduit et perfectionné la Galatée de Cervantes ; si le poète espagnol Tomás de Iriarte (1750-1791) lui a fourni ses plus ingénieux apologues ; s’il a fait une traduction nouvelle de Don Quichotte, et s’il se proposait à la fin de ses jours de donner au public l’histoire d’Espagne, qui nous manque, histoire qu’il était en état de faire, à en juger par l’excellent morceau qui précède Gonzalve, et qui est intitulé Précis historique sur les Maures ; c’est que, dès son enfance, il avait conçu pour les Espagnols une grande estime ; et cela parce que sa mère tirait son origine d’Espagne. Il lui était doux de parler une langue que sa mère avait parlée. Ainsi la prédilection qu’il eut toujours pour la littérature espagnole, cette prédilection, qui fait l’éloge de son cœur, lui ouvrit, sans qu’il s’en doutât, une carrière nouvelle, et devint la base de sa réputation.

Le jeune Florian, après la mort de son aïeul, fut envoyé dans une pension à Saint-Hippolyte. Il y apprit peu de choses ; mais son esprit naturel, ses saillies, le firent bientôt remarquer ; et les rapports avantageux que ses parents reçurent de ses heureuses dispositions les engagèrent à lui faire donner une éducation capable de les seconder.

Le frère aîné de son père avait épousé la nièce de Voltaire. On parla à ce dernier du jeune Florian, et des talents qu’il annonçait. Voltaire fut curieux de le voir : Florian fut envoyé auprès de lui, et sa première apparition dans le monde fut à Ferney. Voltaire s’amusa singulièrement de sa gaieté, de sa gentillesse, de ses vives reparties, et conçut pour lui beaucoup d’amitié. On en peut juger par ses lettres à Florianet : c’était le nom d’amitié qu’il lui avait donné. On a dit, on a imprimé qu’il était son parent ; mais il n’avait d’autre alliance avec lui que d’être le neveu d’un homme qui avait épousé sa nièce.

De Ferney, Florian vint à Paris, où on lui donna des maîtres pour cultiver ses talents naissants. Il y passa quelques années, et, durant cette époque, il fit plusieurs voyages à Hornoy, maison de campagne de sa tante, située en Picardie. Destiné dès ce temps-là au service militaire, il crut de son devoir d’en prendre l’esprit : tous ses jeux n’étaient que des combats.

La lecture de quelques romans de chevalerie échauffa sa tête, et les prouesses chevaleresques devinrent si fort de son goût, qu’ayant lu alors, pour la première fois, le Don Quichotte, qu’il a traduit ensuite, loin de trouver cet ouvrage plaisant, il en fut presque révolté : il traitait Michel Cervantes d’impertinent, pour avoir osé attaquer, avec les armes du ridicule, des héros qui étaient les objets de son admiration.

Comme sa famille n’était pas riche, il entra en 1768 chez le duc de Penthièvre, en qualité de page. On espéra qu’il pourrait par ce moyen achever son éducation, et obtenir par la suite un emploi honorable ; mais l’éducation des pages n’était pas excellente ; et, sans les ressources qu’il trouva en lui-même, cette éducation ne l’eût jamais fait connaître. Le prince, qui surveillait sa maison, et avait un jugement assez sain, ne tarda pas à le distinguer de ses camarades. Sa franchise, ses plaisanteries toujours décentes, ses propos vifs et joyeux égayaient parfois ce vertueux personnage, qui, malgré ses richesses, et même sa bienfaisance, était l’homme de France qui s’ennuyait le plus.

Ce fut pendant que le jeune Florian était page — il avait alors à peine quinze ans — qu’il composa les premières lignes qui soient sorties de sa plume. L’occasion qui y donna lieu, et le sujet qu’il traita de préférence, contribuent également à donner une idée de son caractère, qui était, ainsi que nous l’avons déjà mentionné, un mélange de mélancolie et de gaieté. On parlait un jour, chez le prince, de sermons, et l’on en parlait gravement : tout à coup Florian vient se mêler à la conversation, soutient qu’un sermon n’est pas une chose difficile à faire, et prétend qu’il serait capable d’en faire un, si cela était nécessaire. Le prince le prit au mot, et paria cinquante louis qu’il n’en viendrait pas à bout. Le curé de Saint-Eustache, présent, devait être le juge du pari. Jean-Pierre Florian va soudain se mettre à l’ouvrage, et apporte, au bout de quelques jours, le fruit de son travail.

Quel fut l’étonnement du prince et du curé, en entendant un jeune homme réciter un sermon sur la mort, qui aurait pu, au besoin, soutenir le grand jour de l’impression ! Le premier convint qu’il avait perdu son pari, ajouta qu’il avait beaucoup de plaisir à perdre, et paya sur-le-champ le prix convenu. Le second s’empara du sermon, et le fit prêcher dans sa paroisse.

Lorsque Florian eut rempli les fonctions de page pendant le temps prescrit — on cessait de pouvoir les remplir à un certain âge —, il fut longtemps incertain sur le choix d’un état, et ses parents partageaient à cet égard son incertitude. Les uns lui conseillaient de solliciter une place de gentilhomme auprès du prince, prétendant que cette place offrait un sort tranquille et sûr. Les autres, et son père était de ce nombre, désiraient qu’il prît le parti du service militaire. Comme il n’avait pas perdu lui-même ses idées chevaleresques, il penchait fort pour ce parti. L’éclat de la carrière des armes lui paraissait bien plus séduisant que tous les avantages du poste sédentaire qu’on voulait lui faire occuper ; et il disait assez plaisamment, au sujet de cette place de gentilhomme qu’on avait sollicitée pour lui, et qui lui était offerte : « Il y a trop longtemps que je suis laquais pour devenir valet de chambre. »

Il choisit donc le service ; et il entra dans le corps qu’on appelait, dans ce temps-là, le corps royal d’artillerie. Il alla à Bapaume, où en était l’école. Il s’appliqua aux mathématiques, et y réussit, parce qu’il avait une grande aptitude à tout ; mais la science du calcul n’était nullement analogue à la trempe de son esprit. Il ne tarda pas à sentir qu’elle n’avait pas assez d’attraits pour lui. Né avec une imagination vive et brillante, Florian avait besoin de la nourrir et de lui donner quelque essor. La science du calcul n’était propre qu’à le refroidir ; aussi l’oublia-t-il presque aussi vite qu’il l’avait apprise.

L’école de Bapaume, où se trouvait alors Florian, était composée de jeunes gens qui, presque tous, avaient de l’esprit, mais chez qui la raison était beaucoup plus rare. On peut croire qu’ils s’occupaient de leurs études, car il en est sorti d’excellents sujets ; mais on peut s’imaginer aussi quelle devait être la vie d’une multitude de jeunes gens emportés par la fougue de l’âge, et se livrant à toutes les extravagances de leurs fantaisies. Rien ne pouvait les contenir ; une querelle devenait le germe d’une autre, et ces querelles journalières étaient toujours suivies de combats. Florian fut blessé plusieurs fois. Enfin l’indiscipline de ces élèves fut si grande, qu’on fut obligé de supprimer cet établissement. Qui aurait jamais cru que ce fût d’une pareille école que serait sorti le chantre sensible des amours d’Estelle et de Galatée ?

À peu près vers cette époque, Florian obtint une compagnie de cavalerie dans le régiment de Penthièvre, qui était en garnison à Maubeuge. Arrivé dans cette ville, il devint tellement épris d’une chanoinesse, aussi aimable que vertueuse, qu’il voulait absolument l’épouser. Ses parents et ses amis eurent bien de la peine à le détourner d’un projet qui ne convenait ni à sa fortune ni à son âge ; mais on peut croire que ce sentiment profond ne contribua pas peu à détruire en lui cette dureté de caractère et cette férocité de mœurs dont il était bien difficile de se garantir entièrement à l’école de Bapaume.

Sa famille dont il n’avait rien à attendre, résolut alors de l’attacher à un homme puissant, en lui procurant, presque malgré lui, cette place de gentilhomme qu’il avait d’abord refusée. Mais Florian voulait servir, et le prince ne voulait point auprès de lui de gens attachés au service. Jaloux cependant de fixer les irrésolutions d’un homme dont il aimait la société, il se prêta de lui-même à aplanir les difficultés qui auraient pu contrarier les goûts de Florian. Il fut convenu que ce dernier aurait une réforme ; que, sans qu’il fût obligé de rejoindre, son service compterait toujours ; ce qui lui laisserait l’entière liberté de rester à son nouveau poste.

Il se fixa donc à Paris, et cette vie sédentaire qu’il avait tant redoutée ne contribua pas peu à le lancer dans la carrière des lettres. Ce fut alors en effet que, pour tromper l’ennui qui le saisissait quelquefois, et dont il disait lui-même qu’il était fort susceptible, il essaya d’écrire. Le goût qu’il avait toujours eu pour la langue espagnole se réveilla : il se mit à l’apprendre, et forma dès lors le projet de traduire en français quelque ouvrage espagnol qui pût plaire à notre nation. Après avoir hésité entre quelques auteurs, il choisit Cervantes, et, trouvant sa Galatée intéressante, malgré toutes ses imperfections, il résolut d’en tirer parti.

Les changements heureux qu’il fit à ce poème, les scènes entières qu’il y ajouta, comme le troc des houlettes, morceau charmant du premier livre ; la fête champêtre et l’histoire des tourterelles dans le second ; les adieux au chien d’Elicio, dans le troisième, le dernier chant tout entier qu’il imagina pour finir le poème que Cervantes n’avait point achevé ; les stances naïves et délicates qu’il répandit sur tout l’ouvrage, et qu’il eut l’art d’amener toujours d’une manière heureuse, tout concourut au succès de Galatée ; et le succès de Galatée décida Jean-Pierre Claris de Florian à se livrer à ce genre de composition, c’est-à-dire à rajeunir le roman pastoral, tombé depuis longtemps dans un discrédit absolu.

Il publia Estelle, et obtint un succès nouveau, dont il eut seul toute la gloire. Il était naturel que ce succès portât Florian à réfléchir sur le genre pastoral. Il fit un Essai sur la pastorale, pour prouver que tous les ouvrages dont les héros sont des bergers inspirent l’ennui et donnent envie de dormir, quand ils sont resserrés dans un cadre aussi étroit que celui d’une églogue ou d’une idylle. Sans intérêt, dit-il, aucun ouvrage d’agrément ne peut avoir un succès durable : or est-il facile de mettre de l’intérêt dans une scène entre deux ou trois interlocuteurs qui parlent tous de la même chose, dont les idées roulent sur le même fonds, qui viennent et s’en vont sans motif ? L’églogue n’est que cela. Un recueil d’églogues est à peu près comme un recueil de premières scènes de comédie.

Jean-Pierre Claris de Florian. Timbre émis le 4 avril 1955 dans la série Commémoratifs et divers. Dessin de Maurice Lalau

Jean-Pierre Claris de Florian. Timbre émis le 4 avril 1955 dans la série
Commémoratifs et divers. Dessin de Maurice Lalau

Florian concluait de là qu’il valait mieux fondre l’églogue dans un drame pastoral, à la manière de Guarini, auteur du Pastor fido, et mieux encore dans un roman à la manière de Sannazar, auteur de l’Arcadie, et de d’Urfé, auteur de l’Astrée. S’il a été nécessaire à Florian de mettre l’églogue en roman pour la faire supporter, c’est qu’il écrivait à une époque où la manie des romans s’accrut à un point extrême ; à une époque où, pour se faire lire, les moralistes, les publicistes, les métaphysiciens, et les historiens furent forcés de faire eux-mêmes des romans.

Florian décida de travailler pour le théâtre italien de préférence à tous les autres. Il voulait plaire, et il fit les Deux Billets. Aussi donna-t-il au rôle d’Arlequin une sensibilité exquise, qui fit le succès de l’ouvrage ; sensibilité qu’il lui fut facile ensuite de transporter dans ses autres pièces, où le même personnage agissant devait naturellement conserver ses premières mœurs. Ce rôle d’Arlequin étant le plus original de la pièce des Deux Billets, on sent que Florian dut s’y intéresser. Arlequin fut pendant longtemps son héros. Il l’a représenté dans tous les états de la vie, garçon, marié, père et fils mais, en lui conservant un peu de la balourdise propre à ce rôle, il l’a rendu beaucoup plus aimable qu’il ne l’était auparavant, en le rendant et plus sensible et plus moral.

Non seulement il faisait des arlequins aimables, mais il les jouait lui-même en société, avec un talent qu’on eût applaudi au théâtre. C’était son grand amusement. Tous ceux qui l’ont vu jouer chez d’Argental n’ont pu oublier avec quelle grâce, quelle finesse, quelle sensibilité il remplissait ses rôles ; mais il ne pouvait jouer que sous le masque. Il était acteur médiocre à visage découvert. Le genre du théâtre plaisait beaucoup à Florian ; il l’eût cultivé davantage, s’il ne se fût aperçu que cela déplaisait à son protecteur. Il le suivit à la campagne, et profita de la solitude où il se trouvait pour composer ses six Nouvelles.

Il voulut entreprendre ensuite un ouvrage plus important, et choisit Numa. Il était si content d’avoir trouvé ce sujet, qu’il s’étonnait que personne ne s’en fût emparé : quelle que soit la manière dont il l’a traité, on ne lui a pas rendu assez de justice en France. L’étranger l’a accueilli beaucoup plus favorablement. Il a été traduit dans presque toutes les langues de l’Europe. Le personnage de Zoroastre qu’il y a introduit, a paru un peu déplacé. Un de ses amis, à qui il confiait non seulement tout ce qu’il faisait, mais encore tout ce qu’il voulait faire, lui avait conseillé de choisir de préférence Pythagore, qui, malgré l’anachronisme, contrasterait moins avec Numa, puisqu’ils habitaient le même pays. Florian convint qu’il avait raison ; mais il dit qu’il ne connaissait pas assez Pythagore pour l’introduire dans son ouvrage, et qu’il préférait un philosophe dans la peinture duquel son imagination pût faire tous les frais. Il s’en repentit dans la suite.

L’habitude qu’il avait contractée du travail était devenue en lui un véritable besoin. Il ne passait jamais un jour sans travailler, et souvent il travaillait du matin au soir. Au milieu d’un ouvrage il s’occupait déjà de celui qu’il ferait après. « Essayez de faire des fables », lui dit un jour le duc de Penthièvre. Florian suivit ce conseil ; il fit des fables, passa plusieurs années avant d’en publier aucune, et ne les mit au jour que trois ou quatre ans avant sa mort. Ce recueil, le plus parfait qui ait paru depuis La Fontaine, est, de tous les ouvrages de Jean-Pierre Claris de Florian, celui que la postérité admirera le plus. C’est à la tête de cet ouvrage qu’il a fait graver son portrait.

Peu d’auteurs sont entrés aussi jeunes que lui à l’Académie française : il n’avait que trente-trois ans le jour où il y fut nommé ; mais, il ne regarda pas cette place comme un privilège de ne rien faire. Son nouveau titre, loin de diminuer, avait redoublé son amour pour le travail ; et si une mort prématurée ne l’eut pas arrêté dans sa carrière, il avait encore dans la tête des projets de travail pour un grand nombre d’années.

Parmi ceux-ci était celui d’écrire la vie des hommes illustres de l’histoire moderne, et de les comparer les uns aux autres à la manière de Plutarque. Il en avait déjà trouvé plusieurs qui pouvaient être mis en parallèle ; il attendait, disait-il, pour entreprendre ces divers ouvrages, que son imagination fût refroidie ; ce sera, ajoutait-il, l’occupation de ma vieillesse.

L’amour qu’il avait conçu pour l’Espagne et les Espagnols n’était pas un amour exclusif. Il y avait un autre peuple qui partageait ses affections : le peuple Juif. Il en possédait parfaitement l’histoire, et l’appliquait souvent très à propos. Il avait toujours eu envie de faire un ouvrage juif, et il en fit un en quatre livres qui forme un petit volume pareil à celui de Galatée, et intitulé Eliezer et Nephtali. Il est tout d’imagination mais il est du plus grand intérêt.

Le dernier ouvrage de Florian est sa traduction de Don Quichotte. Il y travaillait, disait-il, pour se reposer et pour prouver à Cervantes qu’il avait entièrement oublié l’aversion qu’il avait eue pour lui dans son enfance. Sur ce qu’un ami lui représentait que Don Quichotte avait été lu par tout le monde ; que le ridicule qu’il attaquait n’étant plus à la mode, il exciterait peu d’intérêt ; que même il n’était presque lu que par les enfants grands et petits ; car il y en a de tout âge qui s’amusent de ses aventures extravagantes sans comprendre le but de l’ouvrage ni en sentir la finesse : il répondait que, Cervantes étant le meilleur écrivain de l’Espagne, il fallait le faire connaître ; que ceux qui n’avaient lu que la traduction de Filleau de Saint-Martin ne le connaissaient point, et qu’il espérait qu’on lirait la sienne, qui, au reste, n’est qu’une traduction très libre.

La vie privée de Jean-Pierre Florian, comme celle de la plupart des gens de lettres, ne présente point d’événements d’un grand intérêt ; il l’avait écrite lui-même ; peut-être l’avait-il rendue intéressante ; car il racontait avec beaucoup d’agrément et savait donner du prix aux plus légers détails : mais cette vie n’existe plus vraisemblablement, et il n’y a qu’une personne à qui il l’ait lue.

Ceux qui ne l’ont pas connu intimement ne peuvent pas se former une idée de la différence qu’il y avait entre Florian en société et Florian la plume à la main. Lorsqu’il se trouvait dans une compagnie de personnes qui lui étaient connues, et au milieu desquelles il était à son aise, il se livrait aux charmes de la conversation, et il n’y en avait point de plus agréable, de plus vive et de plus gaie que la sienne. Quand il était un peu excité, il aurait fait rire les plus mélancoliques ; au contraire, quand il ne connaissait pas les personnes ou qu’il n’était pas lié avec elles, il avait l’air sérieux et grave ; mais cette gravité formait toujours, pour ceux qui le connaissaient intimement, un contraste singulier avec sa gaieté naturelle.

Il fit plusieurs voyages à la Trappe avec le duc de Penthièvre. La vue de ces tristes cénobites qui ne riaient jamais n’altérait point son humeur joviale : elle lui fit même commettre une légère imprudence dont il fut très fâché ensuite. Un jour, à la fin de l’office auquel il avait assisté, tous les religieux, suivant l’usage se prosternèrent, baisèrent la terre, attendant, pour se relever, que l’abbé eût donné le signal. Florian, qui trouvait sans doute la méditation un peu longue, frappa sur sa stalle : un religieux, qui crut que c’était le signal de l’abbé, se retourna, vit d’où le coup était parti, et fit un léger sourire. On sortit de l’église : quelle fut la surprise de Florian de voir ce malheureux moine venir par ordre de l’abbé, se jeter à ses pieds ! Florian le releva les larmes aux yeux et pénétré de voir l’innocent demander pardon au coupable.

On pourrait croire qu’avec son caractère il devait s’ennuyer dans cette solitude ; point du tout : il y travaillait, semblable en cela à Lamotte, qui y fit son opéra d’Issée ; mais Lamotte avait voulu se faire moine, et Florian n’y pensa jamais. Mais ce caractère si gai qu’il portait dans la société, il le déposait en prenant la plume. Ce n’était plus le même homme ; il ne suivait plus que l’impulsion du sentiment ; aussi un de ses amis lui disait souvent : « Plaisantez tant que vous voudrez en conversation, vous avez le sel de la bonne plaisanterie, mais ne plaisantez pas en écrivant, car alors vous n’êtes plus plaisant. » Il ne voulait pas tout à fait en convenir, mais ses ouvrages en sont la preuve.

S’il avait voulu se prêter à la société, il y aurait eu les plus brillants succès, et il aurait été accueilli de tout le monde avec transport ; mais il aimait le travail et la retraite. « Si je voulais, disait-il, répondre à toutes les sollicitations qu’on me fait, je n’aurais pas une heure pour travailler. » Aussi n’allait-il que dans trois ou quatre maisons, et encore rarement. Le reste de son temps il le passait chez lui, où il se trouvait mieux que partout ailleurs. Il s’était fait à l’hôtel de Toulouse un petit appartement très agréable, qu’il avait arrangé suivant son goût. Sa bibliothèque était accompagnée d’une volière, et peuplée d’une multitude d’oiseaux, dont le ramage égayait son travail.

C’est là qu’il passa la plus précieuse portion de sa vie à composer ses charmants ouvrages et à pratiquer toutes les vertus sociales. Cette sensibilité qu’il mettait dans ses écrits, il l’exerçait dans ses actions. Jamais les malheureux n’implorèrent en vain ses secours. Quand ses facultés n’étaient pas suffisantes, il recourait au prince, et jamais il n’employa son crédit auprès de lui que pour rendre service : il serait difficile de dire combien de gens il obligea. Il jouissait d’une fortune médiocre ; les appointements attachés à sa place en faisaient la plus forte partie ; mais, grâce à ses ouvrages et à l’esprit d’ordre qu’il mettait dans ses affaires, il trouvait le moyen de se livrer à son caractère bienfaisant. Lorsque son libraire lui apportait une somme d’argent, il ne manquait jamais d’en détacher une partie qu’il portait à son ami le curé de Saint-Eustache, pour les pauvres.

On peut encore citer un trait qui achèvera de peindre son caractère. À la mort de son père, il ne trouva que des dettes ; il aurait pu renoncer à la succession, et abandonner aux créanciers le peu qui restait. Il se conduisit bien différemment ; il se porta héritier, fit vendre ce que son père avait laissé, et paya toutes les dettes de son argent. Il ne réserva qu’une chaumière avec un petit champ, qu’il donna en toute propriété à une bonne fille qui avait servi son père quarante ans, et qui l’avait vu naître. Cette pauvre femme ne voulait pas accepter ce présent. Elle lui dit qu’elle ne tarderait pas à le lui rendre par sa mort : elle était loin de penser qu’elle lui survivrait.

Tel était Florian : cet homme, aussi aimable dans sa conduite que dans ses écrits, ne traçant pas en vain le tableau du bonheur que procure la bienfaisance, partageant son temps entre l’étude et l’amitié, prompt à obliger, et tout à fait incapable de nuire, étranger à toutes les animosités ; retiré à Sceaux depuis le commencement de la Révolution, et ne s’occupant dans sa solitude que de projets littéraires, pouvait-il s’attendre que l’envie troublerait le repos de ses jours, l’arracherait à ses bocages, le traînerait dans une prison ? Il se l’imaginait si peu, que son arrestation fut un coup de foudre pour lui. Il se troubla quand on lui dit : « Vous n’êtes plus libre » ; et dès lors il sentit que ce trait de l’injustice des hommes devait le conduire au tombeau.

Illustration de la fable Le boeuf, le cheval et l'âne de Florian par Benjamin Rabier (1936)

Illustration de la fable Le boeuf, le cheval et l’âne de Florian par Benjamin Rabier (1936)

La postérité croira difficilement que l’auteur d’Estelle et de Galatée, vivant à la campagne au milieu de ses livres, ait pu faire assez d’ombrage pour être conduit en prison. Parmi les traits que les historiens citeront pour caractériser l’époque du régime révolutionnaire, ils n’oublieront pas l’arrestation de Florian. Elle a quelque chose de si étrange, et ses suites d’ailleurs lui ont été si funestes, qu’on aimera peut-être à en savoir les détails. On les trouve consignés dans un brouillon de pétition, en forme de lettre, que Florian, de sa prison, écrivait à un député de sa connaissance :

« Citoyen représentant, tu chéris, tu cultives les lettres, mais tu chéris davantage la patrie et la liberté [le tutoiement était obligatoire pendant le régime révolutionnaire] ; mais tu exiges que les arts, dont tu fus l’ami dès l’enfance, soient utiles à la cause du peuple pour laquelle tu voudrais mourir : c’est à ce seul titre que je t’écris.

« Méditant depuis longtemps de refaire l’histoire ancienne pour l’éducation nationale, j’en ai instruit, par un mémoire, le comité de salut public. J’ai pris soin de parler de moi dans un moment où l’homme timide, qui aurait eu le moindre reproche à se faire, ne serait occupé que de se faire oublier. Tranquille sur cette démarche [Florian était noble, et, comme tel, soumis au décret qui exilait les ci-devant nobles à dix lieues de Paris. Pour qu’il pût rester à Sceaux, il fallait que le comité de salut public le mît en réquisition. C’est cette faveur que sollicitait Florian, et qui fut la cause de sa perte], je travaillai dans la solitude, et j’avais achevé déjà plusieurs morceaux sur l’Égypte, quand tout à coup un ordre du comité de salut public m’a fait mettre en arrestation dans la maison du Port-Libre [nom révolutionnaire substitué à celui de la Bourbe] : j’y suis depuis vingt-deux jours, sans compter les longues nuits qui ne diffèrent des jours que par le manque de lumière, sans livres, presque sans papier, au milieu de six cents personnes, appelant en vain pour me secourir l’imagination que j’avais autrefois, et ne trouvant à sa place que la douleur et l’abattement.

« J’ai pourtant voulu travailler. J’ai conçu le plan d’un ouvrage que je crois utile à la morale publique. J’ai chanté dans ma prison le héros de la liberté. Je t’envoie mon premier livre : je te demande de le juger.

« Si tu ne penses pas que le poème puisse fortifier dans l’âme des jeunes Français et l’amour de la république et le respect des mœurs simples, ne me réponds point... Laisse-moi mourir ici : l’altération de ma santé m’en fait concevoir l’espérance.

« Si ton civisme et ton goût, dépouillés de tout intérêt pour moi, te persuadent qu’il est bon que mon ouvrage soit fini, parles-en à tes collègues, membres du comité de salut public, et dis-leur :

« De quoi peut être coupable l’homme qui pensa être mis à la Bastille pour les premiers vers qu’il fit dans le Serf du Mont Jura ; qui écrivait avant la révolution le onzième livre de Numa, et qui, depuis la révolution, libre, orphelin, sans autre fortune que son talent, qu’il pouvait porter partout, n’a pas quitté un moment sa patrie, a commandé trois ans une garde nationale, a donné plusieurs ouvrages ; et, dans son recueil de fables, a imprimé celle des Singes et du Léopard ?

« Un fabuliste, un berger, le chantre de Galatée et d’Estelle peut-il commettre des crimes ? Peut-il seulement en concevoir ? La lyre de Phèdre, le chalumeau de Gessner, trop sourds, trop faibles sans doute au milieu des trompettes guerrières, peuvent-ils jamais nuire ou déplaire à ceux qui veulent établir la liberté sur la base de la morale ? La fauvette qui chantait auprès des marais de Lerne, lorsque Hercule combattait l’hydre, n’excita point la colère du héros libérateur. Peut-être même, après la victoire, l’écouta-t-il avec bienveillance.

« C’est à ce peu de mots que je réduis, que je réduirai ma défense. Si l’on me croit coupable, qu’on me juge ; mais si je suis innocent, que l’on me rende à la liberté, que l’on me rende à mes ouvrages, à mes ouvriers d’imprimerie que j’ai fait vivre depuis quinze ans, et que ma détention empêche de poursuivre une très grande entreprise ; que l’on me rende à ma vie pure, et au désir d’être utile encore à mon pays. »

C’est ainsi que la voix de Jean-Pierre Claris de Florian, cette voix si douce et si pure, cherchait à frapper l’oreille des tyrans odieux qui asservissaient alors la France. Elle ne fut d’abord pas entendue ; mais le 9 thermidor vint hâter l’effet des sollicitations de Florian et de ses amis. Il sortit de prison quelque temps après ce jour mémorable, et il s’empressa de quitter Paris pour aller vivre à la campagne. Son but était d’y respirer un air pur, et de s’y faire oublier.

Il avait alors un fonds de tristesse qui lui rendait la solitude plus chère que jamais. Soit que le sentiment de l’injustice commise envers lui l’eût affecté jusqu’à altérer sa santé, soit que le mauvais air et la mince et grossière nourriture de la prison lui eussent laissé le germe d’une maladie mortelle, il ne tarda pas à se mettre au lit, et il ne se releva plus.

Florian annonçait une carrière beaucoup plus longue. Sa modération, sa sobriété faisaient espérer qu’il serait conservé longtemps aux lettres et à l’amitié. Quoique d’une taille au-dessous de la médiocre, il était fortement constitué. Il n’était pas beau de visage, mais la sérénité, la gaieté qui y brillaient, ses grands yeux noirs, pleins de feu, qui animaient toute sa physionomie, le rendaient très agréable. Il mourut à Sceaux le 13 septembre 1794, à l’âge de 39 ans, dans un petit appartement qu’il occupait à l’Orangerie, d’une tuberculose contractée quelques années auparavant et que sa détention avait aggravée.

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au sein de l’ouvrage édité par La France pittoresque
FABLES DE FLORIAN
Éditions La France pittoresque. 226 pages. Format 15 x 23 cm
Prix : 24 euros. ISBN : 978-2-367220246
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