Un peuple sous la domination de scélérats exploitant ses passions. Éditorial du 10 septembre 2010 paru dans le N° 36 de La France pittoresque (octobre/novembre/décembre 2010)

Célèbre académicien, Charles Nodier se fait en 1834 dans son De la liberté de la presse avant Louis XIV, l’écho de l’historien Régnier de la Planche, qui nous livrait en 1576 une anecdote se déroulant sous le règne du jeune François II, cependant que la cour du parlement « faisait de grandes perquisitions à l’encontre de ceux qui imprimaient ou exposaient en vente les écrits que l’on semait contre ceux de Guise », famille dirigeant alors de fait la France.

N° 36 de La France pittoresque (octobre/novembre/décembre 2010)

On sut bientôt « qui avait imprimé un certain livret fort aigre intitulé Le Tigre. Un conseiller nommé Du Lyon en eut la charge, qu’il accepta fort volontiers, pour la promesse d’un état de président au parlement de Bordeaux », et tandis que l’imprimeur Martin l’Hommet, se refusant à révéler le nom de l’auteur du pamphlet, était saisi pour être pendu, il se trouva sur le parcours un marchand de Rouen, « lequel voyant le peuple de Paris être fort animé contre ce patient, leur dit seulement : eh quoi, mes amis, ne suffit-il pas qu’il meure ? Laissez faire le bourreau. Le voulez-vous davantage tourmenter que sa sentence ne porte ? » D’emblée suspecté d’être un huguenot doublé du complice de l’imprimeur, il fut battu, conduit à la Conciergerie puis interrogé par Du Lyon « sommairement sur le fait du Tigre, et des propos par lui tenus au peuple ».

Nonobstant les légitimes protestations du marchand, Du Lyon remit un rapport accablant à la cour, qui condamna l’homme à être pendu et étranglé sur la place Maubert, à l’endroit même où avait été attaché l’imprimeur. Quelques jours plus tard, Du Lyon se trouvant à souper en quelque grande compagnie, se mit à plaisanter de ce pauvre marchand. Lorsqu’on lui fit remarquer l’iniquité du jugement par ses propos mêmes, il répliqua : « Que voulez-vous ? Il fallait bien contenter monsieur le cardinal de quelque chose, puisque nous n’avons pu prendre l’auteur ; car autrement il ne nous eût jamais donné relâche ».

Et Nodier de conclure : « C’est ainsi que le peuple entend les libertés politiques du pays quand il est souverain, ou, pour parler plus exactement, quand il se croit souverain, sous la domination des scélérats qui exploitent ses passions, pour les faire servir au succès de leur ambition ou à l’exécution de leurs vengeances ». Malicieux, l’académicien suggère à ses lecteurs de substituer Fouquier-Tinville à la place de Du Lyon, et Marat à la place du cardinal de Lorraine : « le récit que je viens de vous faire datera de l’an II de la République ». Sans doute la scène politique de notre siècle lui aurait-elle inspiré de pittoresques railleries : nihil novi sub sole...

Valéry VIGAN
Directeur de la publication
La France pittoresque