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30 janvier 1738 : mort de Benoît de Maillet, diplomate et géologue

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30 janvier 1738 : mort de Benoît de Maillet,
diplomate et géologue
(D’après « Telliamed ou Entretiens d’un philosophe indien
avec un missionnaire français sur la diminution de la mer » (par Benoît
de Maillet) Tome 1 édition de 1755, « La Nouvelle Revue » paru en 1905,
« Biographie universelle, ancienne et moderne » (Tome 26) paru en 1820
et « Revue d’histoire des sciences » paru en 1991)
Publié / Mis à jour le dimanche 30 janvier 2022, par LA RÉDACTION
 
 
Temps de lecture estimé : 15 mn
 
 
 
Consul profitant de ses séjours en Lorraine, en Provence, au Caire et à Livourne, de ses voyages au Levant et en Barbarie pour étudier les terrains contenant des coquilles marines, Benoît de Maillet fait figure de précurseur de Darwin : imprégné des modes intellectuelles de son temps, il élabore le Telliamed, publié d’abord clandestinement et contenant une « théorie de la Terre » selon laquelle des êtres marins sont sortis des eaux puis se sont métamorphosés en créatures terrestres

Benoît de Maillet naquit le 12 avril 1656 à Saint-Mihiel, d’une famille noble et distinguée de cette Lorraine. Les mémoires autres ouvrages qu’il nous a laissés, donnent lieu de croire que dans sa jeunesse il avait fait de bonnes études.

Il n’avait que 36 ans lorsque par la faveur de Louis Phélypeaux qui le protégeait — connu plus tard sous le nom de chancelier de Pontchartain —, secrétaire d’État de la Maison du Roi, secrétaire d’État de la Marine et contrôleur général des Finances, il fut nommé en février 1692 au Consulat général de l’Égypte. Il l’exerça pendant seize ans et demi ; et dans cet intervalle, il fit valoir plus d’une fois dans ce pays, au péril mệme de sa vie l’autorité du roi qui lui avait été confiée, et sа fermeté assura le repos de la nation, exposée tous les jours sous les Consulats précédents aux avanies que lui suscitaient sans cesse les janissaires.

Benoît de Maillet. Frontispice réalisé par Edme Jeaurat de Description de l'Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbre, les plantes, etc. par l'abbé Le Mascrier (1735) et composé sur les Mémoires de Benoît de Maillet
Benoît de Maillet. Frontispice réalisé par Edme Jeaurat de Description de l’Égypte, contenant
plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays,
sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants,
sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbre, les plantes, etc.

par l’abbé Le Mascrier (1735) et composé sur les Mémoires de Benoît de Maillet

Ses soins s’étendirent également sur l’augmentation du commerce de nos négociants dans ce pays ; et il у réussit avec tant de bonheur, que les richesses et la réputation de la ville de Marseille s’en accrurent considérablement. Son zèle pour la religion éclata de même dans tout ce qu’il fit en Égypte pour l’établissement et pour la sûreté des missionnaires.

Enfin, ayant été choisi par le feu roi pour passer en Abyssinie en qualité de son envoyé, si des raisons politiques l’empêchèrent de s’y rendre pour y exécuter les intentions du prince dont les vues principales étaient de ramener ce royaume au sein de l’Église, les instructions qu’il donna à celui qu’il nomma lui-même avec l’agrément de la Cour pour le remplacer dans cet emploi, montrent qu’il ne manquait d’aucun des talents nécessaires pour faire réussir un si grand dessein.

Tant de soins et de travaux, joints à son habileté, ne pouvaient manquer d’attirer à Benoît de Maillet de la part de la Cour, sinon des récompenses proportionnées, au moins quelque espèce de reconnaissance. Aussi fut-ce pour lui marquer la satisfaction que le roi avait de ses services, qu’au sortir du consulat du Caire, il le nomma à celui de Livourne, le premier et le plus considérable de nos consulats.

Dans ce nouvel emploi, Benoît de Maillet ne fit paraître ni moins d’activité ni moins de zèle qu’il avait fait auparavant ; et pendant les six ans qu’il l’occupa, il soutint avec fermeté contre les ministres du Grand-Duc les droits de la charge et les prérogatives de la nation.

Nommé en 1715, à l’âge de 58 ans, pour faire la visite des Échelles de Barbarie et du Levant, il s’acquitta si dignement de cette commission aussi honorable qu’importante, qu’à son retour, le roi lui ayant accordé la permission de se retirer, crut en même temps devoir récompenser ses travaux par une pension considérable, dont il le gratifia.

Ce fut pendant le long séjour que Benoît de Maillet fit en Égypte, qu’il entreprit de mettre par écrit toutes les découvertes, que les occupations inséparables de son emploi lui permettaient de faire dans cette région autrefois si célèbre. Il est certain que personne ne fut plus en état de nous en donner une idée exacte et fidèle. À une étude constante des auteurs anciens qu’il entendait parfaitement, il joignait une très grande connaissance de la langue arabe qu’il apprit à fond. Par-là il eut la facilité de s’entretenir avec les habitants du pays, et de lire les historiens arabes.

Outre cela, les liaisons que Benoît de Maillet entretint avec les chrétiens du pays ; les correspondances qu’il eut avec le patriarche des Coptes et celui des Grecs, avec l’abbé du Mont Sinaï et les différents missionnaires qui dans cette contrée travaillaient à la conversion des schismatiques ; l’amitié et la protection des Bachas, des Beys et des différents chefs des milices, qu’il sut toujours cultiver et se concilier à propos ; le crédit enfin que sa charge lui donnait, lui procurèrent encore des moyens de s’instruire que ne pouvaient avoir ou un missionnaire, ou un simple voyageur, dans un pays surtout où un étranger avait tout à craindre. Ajoutez à cela des recherches longues et réitérées, des dépenses considérables que tout le monde n’est pas en état de faire, et qui manquent rarement de conduire à la vérité un homme d’esprit, qui a pour cela le temps et les fonds nécessaires.

C’est sur ces lumières certaines que Benoît de Maillet hasarda de faire part à ses amis de ses découvertes ; et sur les lettres qu’il leur écrivit à ce sujet, se formèrent les Mémoires revus, retouchés et rédigés par l’abbé Le Mascrier, publiés en 1735 sous le titre Description de l’Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, composée « sur les Mémoires de M. de Maillet. Le succès qu’obtint cet ouvrage encouragea Maillet à développer le système qu’il avait conçu depuis longtemps sur la formation des continents par la retraite des eaux de la mer ; système que semblaient confirmer différents passages d’auteurs anciens, et pour lequel il se passionna tellement qu’il en tomba malade.

Il guérit pourtant ; et ayant achevé la copie de son manuscrit, il l’envoya comme le précédent à l’abbé Le Mascrier, pour en surveiller l’impression : mais il ne put jouir de la gloire qu’il se promettait de cet ouvrage, pourtant à Marseille le 30 janvier 1738, son Telliamed ou Entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français étant publié en 1748 seulement.

Il y expose ses idées sur l’origine des diverses races d’animaux qui peuplent la Terre. Telliamed qu’il donne pour le nom de son interlocuteur indien est l’anagramme de celui de Maillet. Afin sans doute de ne pas se brouiller avec les docteurs de Sorbonne, l’auteur dans sa préface affecte de présenter son système comme une rêverie qu’il dédie à Cyrano de Bergerac pour faire suite à un Voyage dans la Lune ou à la description d’un empire du soleil. Le ton du livre n’en est pas moins sérieux et il est facile de voir que Maillet est parfaitement convaincu du bien-fondé de ses hypothèses.

Pour plus de précaution, il les impute d’ailleurs au philosophe indien qu’il aurait rencontré au Caire en 1715 et 1716. Quant à lui, le philosophe européen, il n’a dans le dialogue qu’un rôle très effacé, se bornant à donner la réplique sans formuler d’opinions compromettantes.

Telliamed, qui cite beaucoup plus les livres sacrés et les auteurs de l’Occident que ceux de son pays, ne rejette pas du reste l’enseignement de la Bible, il l’interprète seulement. Il admet volontiers par exemple la pluralité des mondes habités mais il abrite cette hypothèse de l’autorité de saint Athanase qui dit aux gentils : « Ce n’est pas une raison parce qu’il n’y a qu’un créateur pour qu’il n’y ait qu’un seul monde, car Dieu pouvait très bien faire d’autres mondes ».

Telliamed croit la matière éternelle et fait remarquer que le mot créer n’existe pas dans les langues anciennes. L’hébreu baruch qu’on a ainsi traduit, signifie en réalité faire, former, façonner ; c’est plus tard, quand la théologie eut conçu l’idée d’une chose faite de rien, qu’on a donné son acception actuelle au terme creare, engendrer.

Quant au déluge, Maillet, parlant par la bouche de son Indien, ne le concevait que partiel. Il estimait que de nombreux habitants de la Terre n’y avaient pas péri et s’étaient réfugiés sur les montagnes dont le sommet n’avait pas été recouvert par les eaux. Il donnait de la catastrophe une explication très curieuse. Primitivement la Terre tournait autour d’un autre soleil que celui que nous voyons briller maintenant sur nos têtes. C’était un vieil astre dont les feux allaient s’éteignant. Il n’avait plus la force de dissiper les brumes qui couvraient la Terre et se répandirent sur elle en pluies continuelles. Puis notre globe échappant tout à coup à une attraction de plus en plus faible, fut précipité dans l’étendue, pendant que les mers se répandaient sur les rivages d’un pôle à l’autre, entraînant dans leurs vagues les corps noyés des beêmoth et des débris de léviathans fracassés sur les écueils.

Par hasard le monde errant désemparé entra dans l’orbite d’un des trente millions de soleils dont l’existence est aujourd’hui scientifiquement démontrée et qui ne forment cependant pas, sans doute, une partie appréciable de l’Univers. « Un corps, dit Maillet, qui entre dans le tourbillon particulier d’un globe plus gros que lui est emporté autour de ce plus gros corps et, pirouettant autour de lui, il est entraîné conjointement autour du soleil qui anime ce tourbillon. Par exemple si la Terre plus grosse que la lune est entrée après celle-ci dans le tourbillon de notre soleil, comme j’ai quelque lieu de le croire, elle y entra jusqu’à la distance du cercle parallèle que la lune décrivait autour du soleil. Là, elle fut arrêtée et obligée de tourner sur elle-même et autour de l’astre à cette distance. Cependant la lune faisant son cours et passant dans la matière qui tournait avec la Terre, fut arrêtée elle-même dans ce tourbillon particulier et obligée de tourner autour de la Terre au lieu qu’auparavant elle tournait seule autour du soleil. »

Maillet fonde l’opinion de probabilité que notre globe est entré dans le tourbillon du soleil lorsque la lune y était déjà placée, sur une ancienne tradition d’après laquelle les Arcadiens auraient existé avant la lune. Ovide la mentionne au second livre des Fastes à propos de l’origine des Lupercales :

Ante Jovem genitum terra habuisse, feruntur
Arcades, et luna gens prior illa fuit.

Il ne s’agit point ici, fait remarquer Maillet, d’une exagération poétique pour marquer l’ancienneté des Arcadiens. Outre que Pausanias parle de même dans ses Arcadiques, nous avons encore le témoignage de toute l’antiquité qui appelait les Arcadiens les Antélunaires.

Les hommes que le déluge avait épargnés, lorsqu’ils sortirent des brumes et des ténèbres qui les enveloppaient, ne s’aperçurent pas que le soleil qu’ils voyaient n’était plus le même ; mais ils constatèrent avec étonnement la présence, sur leur horizon, d’un disque luisant inconnu pour eux. C’est ainsi que bien des siècles après, l’humanité conservait encore le souvenir d’une époque où la lune n’existait pas.

L’hypothèse explique du même coup le grand âge des patriarches. Les limites de la vie des hommes étaient à peu près les mêmes en leur temps que dans le nôtre ; mais les années étaient beaucoup plus courtes. Le soleil était de moindre volume « ou plus vraisemblablement l’activité de son feu était si faible que notre Terre pouvait achever son cercle autour de lui dans un espace de soixante jours ou un peu moins. » À ce compte, Adam, Enos et Mathusalem n’auraient été que de simples centenaires.

Mais ce ne sont là que des digressions et des spéculations accessoires. La partie essentielle du Telliamed, c’est la théorie que tous les êtres qui peuplent la Terre étant sortis du sein des eaux, sont parvenus à l’état actuel par des transformations successives. Le prétendu philosophe indien avait remarqué qu’un rocher avoisinant sa maison héréditaire, après avoir été autrefois caché par les eaux, avait commencé depuis peu d’années à rester à sec ou, comme disent les marins, à veiller. Il en avait conclu que la mer se retirait continuellement par un mouvement de retraite qui avait peu à peu recouvert les continents, naguère entièrement submergés ainsi que l’indiquait la présence de dépôts et de coquillages dans les montagnes. Toutes les plantes, tous les animaux et l’homme aussi étaient donc forcément d’anciennes plantes et d’anciens animaux aquatiques transformés et adaptés à un nouveau milieu.

Maillet constate que les pêcheurs ramènent souvent dans leurs filets des plantes marines qui ressemblent étrangement à nos plantes terrestres, des feuillages et des fruits qui rappellent ceux du prunier, du pêcher, du poirier, du pommier, des fleurs de toutes sortes, des roses très vermeilles. À Marseille, on lui a montré une grappe de raisins rapportée par un coup de filet. C’était le temps où l’on faisait la vendange sur les coteaux voisins et deux grains de ce raisin maritime étaient mûrs.

Lézards aquatiques. Lithographie réalisée d'après l'illustration du naturaliste August Johann Rösel von Rosenhof (1705-1759)
Lézards aquatiques. Lithographie réalisée d’après l’illustration
du naturaliste August Johann Rösel von Rosenhof (1705-1759)

La ressemblance de figures et même d’inclinations qui se remarque entre certains poissons et quelques animaux terrestres est non moins digne d’attention, dit Maillet. Ceux qui nageaient et s’élevaient à la surface de l’eau sont devenus les oiseaux ; ceux qui se traînaient au fond des mers sont devenus les animaux qui marchent ou qui rampent sur le sol.

L’air chargé de vapeurs des marécages primitifs et la terre limoneuse, encore ruisselante d’eau saumâtre et toute verte d’algues et de varech, ont pu, suivant lui, ménager la transition et aider à l’acclimatation. Maillet suppose la transformation s’opérant sur des poissons ou des reptiles déjà constitués comme nous en voyons actuellement.

Des poissons ailés par exemple, poussés par la tempête, loin du rivage, sur un plateau déjà spacieux, n’ont pu regagner la vague. Ils ont perdu leur faculté de nager et augmenté leur faculté de voler : « Alors leurs nageoires n’étant plus baignées des eaux de la mer, se fendirent et se déjetèrent par la sécheresse. Tandis qu’ils trouvaient dans les roseaux et les herbages dans lesquels ils étaient tombés, quelques aliments pour se soutenir, les tuyaux de leurs nageoires séparés les uns des autres se prolongèrent et se revêtirent de barbes ; ou pour parler plus juste, les membranes qui auparavant les avaient tous collés les uns aux autres, se métamorphosèrent. La barbe formée de ces pellicules déjetées s’allongea de même ; la peau de ces animaux se revêtit insensiblement d’un duvet de la même couleur dont elle était peinte et ce duvet grandit, les petits ailerons qu’ils avaient sous le ventre et qui comme leurs nageoires, leur avaient aidé à se promener dans la mer, devinrent des pieds et leur servirent à marcher sur la terre. Il se fit encore d’autres petits changements dans leur figure. Le bec et le col des uns s’allongèrent ; ceux des autres se raccourcirent. »

Pour Maillet, tous nos oiseaux, poules, perroquets, faucons, milans, ont, dans les mers des poissons frères qui leur ressemblent par les lignes essentielles de leur conformation et qui sont « peints comme eux de noir, de brun, de gris, de jaune, de vert, de rouge, de violet, de couleur d’or et d’azur » et cela précisément « dans les mêmes parties où les plumages de ces divers animaux sont diversifiés d’une nuance si bizarre. »

Quoi d’étonnant à cette adaptation de l’être à un nouvel habitat ? « La transformation d’un ver à soie ou d’une chenille en un papillon serait plus difficile à croire, fait judicieusement observer le Telliamed, que celle des poissons en oiseaux si cette métamorphose ne se faisait chaque jour à nos yeux. N’y a-t-il pas des fourmis qui deviennent ailées au bout d’un certain temps ? »

Approchant encore davantage de la doctrine darwinienne, Maillet ajoute : « La semence de ces mêmes poissons, portée dans des marais peut aussi avoir donné lieu à cette première transmigration de l’espèce, du séjour de la mer en celui de la terre ». À coup sûr, l’acclimatation a été difficile et longue. Beaucoup d’individus ont succombé dans l’effort pour se conformer aux conditions d’un changement de milieu. Qu’importe ? « Que cent millions aient péri sans avoir pu en contracter l’habitude, il suffit que deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l’espèce ».

Le même raisonnement s’applique aux autres animaux. De même que les oiseaux sont issus des poissons ailés qui pouvaient à la fois nager ou voler, tout ce qui marche ou se traîne sur la terre, est sorti de l’amphibie qui pouvait vivre dans les deux éléments.

La surface abandonnée par le flot s’étant agrandie, des phocacés, des protées, des batraciens, des reptiles, ont eu un chemin trop long à parcourir pour retourner vers les eaux d’où ils étaient sortis ; ils se sont désaccoutumés de nager et n’ont plus fait usage de leurs pattes ou de leurs nageoires que pour se mouvoir sur le sol.

Le philosophe indien invoque le témoignage de la médecine occidentale en faveur de l’origine aquatique de l’homme : « Vos chirurgiens vous diront, fait-il observer, que nos corps sont originairement disposés pour vivre sans respiration et que nos poumons ne sont presque rien à leur naissance ». Il cite les plongeurs et les pêcheurs de perles qui peuvent rester très longtemps sous l’eau et les gens qu’on n’a pu étouffer ou qui étant pendus ne sont pas morts.

Autre indice : « la peau de l’homme considérée au microscope qui grossit un grain de sable à l’égal d’un œuf d’autruche apparaît toute couverte de petites écailles, comme l’est celle d’une carpe. »

Les premières races d’hommes « farouches, muettes, sans raisonnement, ont erré longtemps sur la terre et habité des cavernes ». La mémoire de ces temps primitifs était depuis longtemps perdue quand elles acquirent la faculté de parler et « furent en état de s’énoncer ». Il est resté cependant la vague tradition que l’humanité était sortie des eaux, ainsi qu’en témoigne le mythe de Vénus, issue de la mer.

Le grand phoque à museau ridé ou lion marin. Gravure extraite du Buffon illustré à l'usage de la jeunesse contenant une description très complète des mammifères, oiseaux, poissons, reptiles, insectes et coquilles par A. de Beauchaînais (Anatole Bordot), paru en 1883
Le grand phoque à museau ridé ou lion marin. Gravure extraite du Buffon illustré à l’usage
de la jeunesse contenant une description très complète des mammifères, oiseaux, poissons,
reptiles, insectes et coquilles
par A. de Beauchaînais (Anatole Bordot), paru en 1883

Maillet s’attache à trouver des ressemblances entre les animaux « terrestrisés » et ceux qui sont restés dans la mer : « il y a dit-il, un poisson qui a les deux dents semblables à celles de l’éléphant et sur la tête une trompe avec laquelle il attire l’eau et avec l’eau la proie qui lui sert de nourriture ». Il décrit ensuite des « singes marins » et constate que « le lion, le cheval, le bœuf, le cochon, le loup, le chameau, le chat, le chien, la chèvre, le mouton ont de même leur semblable dans la mer ».

C’est ainsi que dans le langage vulgaire, on a appareillé beaucoup d’animaux marins à ceux de la terre et qu’on dit : un cheval marin, un éléphant marin, un cochon marin, un ours de mer, un lion de mer, un loup de mer (loubine), un loup marin (anarrhique), une vache marine. Les chiens de mer sont presque aussi nombreux qu’il en est d’espèces sur la terre :aiguillats, barbus, glauques, liches, roussettes, squales, etc.

Reste à trouver l’analogue et le correspondant de l’homme parmi les amphibies. Maillet le voit dans les phocacés, Il signale la sympathie des « phocas » pour l’espèce humaine et cite le trait d’un de ces animaux qui, dans le port de Constantinople, s’élança sur une barque chargée de vins pour M. de Fériol, ambassadeur de France, et enleva un jeune matelot assis sur un tonneau. Bien mieux. Il existerait des tritons qui marqueraient encore la transition entre l’homme et le phocacé. Sans remonter jusqu’à Obsequens, Maillet cite un grand nombre de faits qui prouveraient l’existence d’hommes et de femmes de mer. On connaît la page de Michelet qui ne rejette pas cette croyance aussi dédaigneusement qu’on le croirait :

« Les hommes et les femmes de mer dont on parle au seizième siècle, ont été vus, dit-il, non un moment sur l’eau, mais amenés sur terre, montrés, nourris dans les grands centres, Anvers et Amsterdam, chez Charles-Quint et Philippe II, donc sous les yeux de Vésale et des premiers savants. On dira : si ces êtres ont existé réellement, pourquoi furent-ils si rares ? Hélas, nous n’avons pas à chercher bien loin la réponse. C’est que généralement on les tuait. Il y avait péché à les laisser en vie, car ils étaient des monstres. C’est ce que disent expressément les vieux récits. »

L’auteur du Telliamed se lance dans la longue énumération de tritons des deux sexes que la mer aurait jetés sur les côtes ou que les navigateurs auraient aperçus, comme par exemple cet homme marin à queue de poisson, vu le 31 mai 1671 près du Diamant, rocher au sud de la Martinique, par deux Français et quatre autochtones, qui séparément interrogés, décrivirent de façon identique son visage large et plein, son nez gros et camus, ses cheveux unis et noirs mêlés de gris qui lui pendaient sur les épaules.

Faut-il croire à une hallucination collective de tout un équipage de trente-deux hommes, quand, le jeudi 8 août 1720, les vents variables étant à l’est sud-est, à 28 ou 30 brasses d’eau, sept navires étant en vue, mouillant sur le banc de Terre-Neuve, un homme marin se montra à dix heures du matin à bâbord du vaisseau français La Marie-de-Grâce, commandée par Olivier Morin, sous la teugue du contremaître Guillaume Laumône. Un matelot le toucha avec une gaffe sans lui faire mal ; mais non sans exciter un mouvement de colère chez le triton qui fronça le sourcil. Il passa dans les lignes du navire dont il fit le tour en nageant et caressa de la main la figure sculptée au bout de la guibre, en dessous du beaupré et qui représentait une belle femme. Il fut vu et suivi des yeux dans tous ses mouvements par tous les matelots, depuis dix heures jusqu’à midi, moment où il plongea dans la mer et ne reparut plus. Le procès-verbal de cette rencontre fut dressé par Jean Martin, pilote, signé du capitaine et de tous ceux qui savaient écrire à bord et envoyé de Brest par d’Hautefort au comte de Maurepas, alors chargé du département de la Marine, le 8 septembre 1725.

Si l’on peut expliquer à la rigueur ces deux derniers faits par des illusions d’optique ou par une fantasmagorie de l’imagination, comment justifier les récits qui nous parlent d’hommes marins qu’on ne s’est pas contenté d’apercevoir en mer mais qu’on a touchés, qu’on a gardés dans des maisons ? En 1430, aux Pays-Bas, après une inondation, des jeunes filles de la ville d’Edam sur le Zuyderzée, trouvèrent une femme marine ensevelie dans la fange d’où elles la dégagèrent ; puis après l’avoir lavée, l’amenèrent à Edam où elles lui enseignèrent à s’habiller, à filer et à faire le signe de la croix. Jamais elle ne put apprendre à parler.

Image d'un monstre marin ayant figure humaine. Gravure extraite de Des monstres et prodiges (Second Livre des Deux livres de chirurgie), par Ambroise Paré (1573), avec la légende : L'an 1523, le 3e jour de novembre, fut vu ce monstre marin à Rome, de la grandeur d'un enfant de cinq ou six ans, ayant la partie supérieure humaine jusqu'au nombril, hormis les oreilles, et l'inférieure semblable à un poisson
Image d’un monstre marin ayant figure humaine. Gravure extraite de Des monstres et prodiges
(Second Livre des Deux livres de chirurgie), par Ambroise Paré (1573), avec
la légende : « L’an 1523, le 3e jour de novembre, fut vu ce monstre marin à Rome, de
la grandeur d’un enfant de cinq ou six ans, ayant la partie supérieure humaine
jusqu’au nombril, hormis les oreilles, et l’inférieure semblable à un poisson »

C’est bien ce que dit Michelet : « Au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux-ci seraient restés muets, dans l’impuissance de se faire un langage, de s’entendre avec l’homme, d’obtenir sa pitié. Les races auraient péri, comme nous voyons périr l’infortuné Castor qui ne peut parler, mais qui pleure. »

Ainsi advint-il de ce triton pris à Sestri di Levante, dans l’État de Gênes, en 1682, et qui fut visité par tout le peuple de la petite ville. Il avait au lieu de cheveux « une espèce de calotte mousseuse et au menton un peu de mousse fort courte ». On le plaçait sur une chaise où il demeurait assis mais « il mourut au bout de quelques jours sans avoir voulu rien prendre, pleurant et jetant des cris lamentables. »

Un homme marin, trouvé à Texel et que de nombreux habitants d’Amsterdam ont été examiner, était mort aussi après trois jours de captivité, nous raconte Maillet, trente ans environ avant l’époque où fut écrit le Telliamed et plus récemment, « il y avait sept ou huit ans, » un autre était tué d’un coup de mousquet par la sentinelle dans un fossé des murs de Boulogne où le reflux l’avait laissé en se retirant et d’où il essayait de sortir.

Quel autre parti prendre que celui de nier purement et simplement toutes ces histoires, puisqu’on n’en peut pas trouver une interprétation raisonnable ? Et pourtant la croyance des filles de la mer a encore des partisans de nos jours comme au temps de Maillet. La race des sirènes ne serait pas tout à fait éteinte, On en aurait vu une en 1890, dans le chenal de l’île de Sein, et Charles Le Goffic, dans son livre Morgane, raconte ce qui suit, en ajoutant au bas de la page la mention : « Historique ».

Les habitants de la petite bourgade de Plounéour-Trez. près de Lesneven (Finistère) furent réveillés de nuit par des lamentations étranges, pareilles à celles d’une voix humaine et qui venaient de la grève. « On accourut et l’on trouva sur le sable le corps palpitant d’une morg’hreg (c’est ainsi du moins qu’on me la nomma). Il y avait là de vieux pêcheurs qui avaient balayé toutes les mers du monde, qui connaissaient les phoques, les lamantins, les dugongs : il n’y eut qu’une voix parmi eux pour déclarer que la morg’hreg n’appartenait à aucune de ces espèces animales : ses cheveux, sa figure, ses cris, les pleurs qui coulaient sur son visage quand on la retrouva, évoquaient à ce point l’image d’une femme marine, abandonnée par le flot sur la grève, que les habitants voulurent lui conférer, à défaut d’une place au cimetière, une apparence au moins de sépulture chrétienne : ils firent donc un trou dans le sable, l’y déposèrent, ramenèrent le sable et plantèrent une petite croix sur le tertre... J’espérais y trouver des ossements : le curé de Plounéour, indigné de ce qu’il appelait un sacrilège, avait fait déterrer de nuit le cadavre et jeter ses restes à la mer. »

Quoiqu’il en soit des tritons et des sirènes, il est intéressant de constater que le système du transformisme avait été pressenti en France plus d’un siècle et demi avant Darwin. Et qui sait si l’on ne trouverait pas à Benoît de Maillet lui-même un précurseur en La Mothe Le Vayer, qui, dans ses Dialogues, sous le nom d’Orasius Tubero, se fondant quelque part sur le système de Thalès qui tenait l’eau pour le seul élément de toutes choses, professait que « par succession de temps, les animaux aquatiques se faisaient amphibies et puis après terrestres tout à fait. »

Le Telliamed de Benoît de Maillet fut élaboré entre 1692 et 1720 puis diffusé sous la forme de manuscrits clandestins, avant d’être édité pour la première fois en 1748. Si les voyages que rendait nécessaires sa fonction pouvaient permettre à Maillet de mener certaines observations et de recueillir des « preuves » pour l’élaboration de son « système », il dut, jusqu’à la fin de sa vie, poursuivre et financer seul ses propres recherches, et jusqu’à l’édition et l’impression de ses œuvres . Il est le type même du chercheur isolé, amateur, dilettante aux yeux du savoir officiel, et qui, à l’écart des savoirs normes et académiques, a voulu élaborer son propre « système » général du monde, englobant tous les domaines de l’histoire naturelle : cosmologie, « théorie de la Terre », géographie, physique, anatomie...

Un tel éclectisme, et les résultats peu recommandables qui en découlent pour les savoirs et les institutions officiels, ne pouvaient naître que de l’activité d’un « franc-tireur », mais aussi d’un « savant » à la mode ancienne, qui précède l’institutionnalisation et la « professionnalisation » du savoir au sein de l’Académie des sciences dès le XVIIe siècle. Aussi ne peut-on s’étonner que Benoît de Maillet présente, dans le Telliamed, les conditions idéales à ses yeux de la recherche scientifique sous la forme d’une sorte de mécénat privé, qui subventionnerait et dirigerait les travaux nécessaires à l’établissement de la science dont il veut être l’initiateur et le « prophète » : « Mon aïeul pouvait posséder six à sept mille onces d’argent de revenu : il en avait peut-être encore trente mille autres dans ses épargnes. »

Sorte de mécène éclairé, cet « amateur » idéal qu’est l’« aïeul » de Telliamed investit son propre revenu, en même temps que sa propre énergie, dans sa recherche, de façon à pouvoir la mener sans perte, en une sorte d’économie autarcique. « [Il] fit encore bâtir autour de ce (...) bassin une maison solide et agréable, et y attacha des revenus en terres capables en tous temps de suffire à l’entretien de six savants qu’il y établit pour y veiller. Après cette obligation, il ne leur imposa point d’autre soin que celui d’étudier toute leur vie ce qui se passerait sur la terre par rapport au changement que la diminution de la mer y apporterait. »

Figure d'un lion marin couvert d'écailles pris dans la mer Tyrrhénienne. Gravure extraite de Des monstres et prodiges (Second Livre des Deux livres de chirurgie), par Ambroise Paré (1573)
Figure d’un lion marin couvert d’écailles pris dans la mer Tyrrhénienne. Gravure extraite de
Des monstres et prodiges (Second Livre des Deux livres de chirurgie), par Ambroise Paré (1573)

En outre, ce mécène « salarie » deux d’entre ces savants pour « [voyager] de temps en temps (...) dans les diverses contrées du globe ». Ce travail de compilation quasi-ethnographique des « opinions et des traditions qui ont rapport à cette étude » et de publication aussi, « le recueil qu’ils en font doit être écrit sur du parchemin en quatre langues (...) et déposé de vingt-cinq en vingt-cinq ans en six endroits de l’Empire », est rendu idéalement possible par une forme de mécénat privé, capable de financer la recherche et même de fonder une science nouvelle — auquel peut s’associer d’ailleurs le soutien des autorités politiques dans certaines conjonctures favorables : « Plusieurs gouverneurs de villes maritimes et grand nombre de particuliers qui ont des habitations sur le bord de la mer, y ont établi de pareils mesurages. »

Cette représentation des conditions idéales du travail scientifique qui se lit en son œuvre met en lumière son statut ambigu, à la fois en rapport direct avec les académies par sa charge de consul et par l’intermédiaire de Fontenelle, et en marge de la communauté « professionnelle » des savants ; son rapport à la publication de ses œuvres est lui aussi ambigu : le Telliamed est tout à la fois une œuvre anonyme et signée (par l’anagramme, et par la situation du récit en Égypte).

Cette clandestinité s’oppose d’ailleurs à la publicité qu’en fit Maillet lui-même dans la communauté savante (par exemple auprès de Pontchartrain, de Fontenelle, du marquis de Caumont) par ses lectures publiques, ses envois de manuscrits, et aussi par le désir acharné de faire imprimer son œuvre. Le Telliamed manifeste, de façon certes parfois paradoxale, la volonté de s’illustrer par l’élaboration d’un savoir total, œuvre d’un seul homme, et non contribution modeste et obscure d’un savant à l’édifice plus vaste de la science, et la conviction de faire œuvre de « prophète », fondant à soi seul un savoir total du monde et de son devenir, hors des normes et des spécialisations académiques.

Maillet incarne, par son amateurisme, par l’éclectisme de sa culture et par sa représentation cartésienne de l’élaboration d’un « système » général du monde, la persistance d’une représentation individualiste de l’élaboration du savoir. La « folie » dont le qualifie son éditeur, l’abbé Le Mascrier, est peut- être aussi manière de nommer cette marginalité d’un dilettante vis-à-vis des nouvelles normes du savoir et de sa production.

 
 
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