Histoire de France, Patrimoine, Tourisme, Gastronomie, Librairie
LE 29 mars DANS L'HISTOIRE [VOIR]  /  NOTRE LIBRAIRIE [VOIR]  /  NOUS SOUTENIR [VOIR]
 
« Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du
peuple avant qu'il ne les ait oubliées » (C. Nodier, 1840)
 

 
NOUS REJOINDRE SUR...
Nous rejoindre sur FacebookNous rejoindre sur XNous rejoindre sur LinkedInNous rejoindre sur VKNous rejoindre sur InstragramNous rejoindre sur YouTubeNous rejoindre sur Second Life

Prière d'une sorcière du Grésivaudan pour conjurer la destruction du monde

Vous êtes ici : Accueil > Légendes, Superstitions > Prière d'une sorcière du Grésivaudan (...)
Légendes, Superstitions
Légendes, superstitions, croyances populaires, rites singuliers, faits insolites et mystérieux, récits légendaires émaillant l’Histoire de France
Prière d’une sorcière du Grésivaudan
au XVe siècle pour conjurer
la destruction du monde
(D’après « Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie », paru en 1982)
Publié / Mis à jour le lundi 4 mai 2020, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 6 mn
 
 
 
Un important procès de sorcellerie se déroulant l’automne 1459 en Dauphiné, mit en lumière l’étrange « prière » de la guérisseuse et considérée comme sorcière Eynarde Fournier, évoquant la faculté de la Vierge Marie et de son fils à repousser vers le désert des montagnes vides trois diables munis de pierre s’apprêtant à déclencher un cataclysme précipitant la destruction du monde

Le procès d’Avalon — situé en Grésivaudan, dans l’ancien bailliage du Dauphiné — concernait sept femmes des paroisses voisines de Grignon et d’Avalon et un vagabond que sa mauvaise chance avait amené à se fixer temporairement ici. Plus tardif que les procès du Haut-Dauphiné qui inaugurèrent dans la région, dès les premières décennies du XVe siècle, la grande épidémie des chasses aux sorcières massives et systématiques, le procès d’Avalon témoigne de l’existence d’une psychose profondément enracinée dans les esprits.

Il est frappant de constater que les femmes accusées correspondent à un « profil » désormais bien établi. Toutes sont des femmes âgées, connues et redoutées pour les pratiques magiques, vraies ou supposées, que la renommée leur attribue. Par ailleurs, le procès prouve que l’art de la guérisseuse n’est pas sans danger au moment où se développe un intense effort d’épuration des croyances religieuses et des pratiques.

Tour d'Avalon (Isère) construite sur les ruines de l'ancien château médiéval d'Avalon
Tour d’Avalon (Isère) construite sur les ruines de l’ancien château médiéval d’Avalon.
© Crédit photo : Olivier Mansiot (https://vimeo.com/user45250263)

Recours obligé de la communauté dans la maladie et le malheur, elle devient bouc émissaire, quand l’enseignement martelé dénonce les ruses du diable, épouvante et culpabilise ses anciens obligés qui ne trouvent d’autre issue, pour proclamer leur innocence, que d’accabler celle dont ils sollicitaient naguère si volontiers l’aide. La « sorcière » elle-même participe à cette psychose, prête à avouer sa dédition au diable et les « actes sabbatiques » que ses pratiques magiques avérées supposent nécessairement.

La destinée d’Eynarde Fournier illustre parfaitement ce schéma. Originaire de la Ferrière d’Allevard où elle avait été initiée par une sorcière de l’endroit, au temps de son premier mari, quarante ans auparavant, elle était maintenant après son deuxième veuvage, une vieille femme solitaire. Elle connaissait le moyen de guérir les malades de la fièvre en soufflant le feu qui les brûlait, et incapable de provoquer les tempêtes, comme le lui suggérait l’inquisiteur, elle savait les éloigner. Elle récita donc une « prière » que le scribe écrivit sous sa dictée :

Mare Maria se siet sus ses autes majestes, pignave son cruis et regardet amont et regardet aval et lesus desus se los tres pins, ele vit tres enemis que portont pieres por tout le monde perir. El y gitiet ung si grant cri que notre segnor Jhesu-Christ arière tornat et dit : « Mare Maria que aves que onsi plores ? — Ben fil Jhesu crit, je ae ben de que plores. Je etien sus mes autes majestes et regardove amont et regardes aval et ae veu troys enemis su selos tre pin qui porten piere blanche pour tout le monde périr. — E bella mare Maria, que ne les avevo conjura ? — Beau fil Jhesu crist, de que los auria ! Je conjura du pan et de la sal et de la crema de marde, de que fu tes enceinte ». « Or te vire lay tempete en celles autes roches ou pan ne vin ne croit, ne feme ne enfane, ne pol, ne jal ne chantet. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen ».

C’est-à-dire :

La Vierge Marie siégeant en Majesté, peignait son petit en regardant en haut et en bas et elle vit là-haut, au-dessus de ces trois pins, trois diables qui portaient des pierres pour détruire le monde entier. Elle jeta un si grand cri que Notre Seigneur Jésus-Christ se retourna et dit :

— Marie, ma mère, qu’avez -vous à pleurer ainsi ?

— Bon fils Jésus-Christ, j’ai bien de quoi pleurer : je siégeais en Majesté et je regardais en haut, puis j’ai regardé en bas, j’ai vu alors sur ces trois pins, trois diables portant des pierres blanches pour détruire le monde entier.

— Marie, ma chère Mère, que ne les avez-vous conjurés ?

— Cher fils Jésus-Christ, de ces paroles tu seras loué. Je vais les conjurer par le pain, par le sel et par le sperme dont je fus de toi enceinte. »

« Maintenant, retire-toi, tempête, vers ces hautes roches où ni blé, ni vigne ne pousse, ni femme n’enfante, ni poule, ni coq ne chante. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen ».

Cette « prière » présente la Vierge en Majesté installée sur un trône de gloire et portant l’Enfant, le « cruis ». Son regard vigilant surveille le monde et lui permet d’arrêter le cataclysme imminent. La médiatrice toute puissante par la grâce de l’Enfant, donne le moyen de rejeter le mal vers le désert pierreux des montagnes vides, au nom de la Sainte Trinité et par l’utilisation d’une mixture qui comporte, outre le pain et le sel, les substances les plus symboliques du foyer connues pour leurs vertus thérapeutiques, le sperme fécondateur.

Nantie de la recette, la sorcière peut alors exorciser la tempête. Le rejet vers la montagne vide et redoutée — loin de l’espace habité dont la vie est admirablement évoquée par les images de la femme qui enfante, du blé et de la vigne qui poussent, du coq et de la poule qui chantent — est révélateur d’une attitude traditionnelle et destinée encore à un long avenir de crainte et de refus du monde des hauteurs.

Saint Michel et ses anges combattant le Dragon de l'Apocalypse et ses diables. Enluminure extraite d'un manuscrit du XIIIe siècle conservé à la Bibliothèque d'Étude du Patrimoine de Toulouse
Saint Michel et ses anges combattant le Dragon de l’Apocalypse
et ses diables. Enluminure extraite d’un manuscrit du XIIIe siècle conservé
à la Bibliothèque d’Étude du Patrimoine de Toulouse

Plusieurs lectures s’imposent. La première, à la fois historique et élémentaire, permet de constater que le souvenir du cataclysme voisin de 1248 nourrit durablement l’angoisse collective. À cette date, un gigantesque éboulement dont la colossale falaise du Granier, qui permet d’en mesurer l’ampleur, reste le témoin grandiose, vint arrêter ses ravages aux pieds de la Vierge protectrice du sanctuaire de Myans, dont les diables ne purent franchir l’espace sacré. Les blocs de pierre blanche, de calcaire dur de Chartreuse, qui parsèment aujourd’hui encore le vignoble des Abymes, sont ceux-là mêmes que les diables brandissent.

Une deuxième lecture conduit à s’interroger sur la vision de déchaînement apocalyptique imminent que le texte présente comme origine de la tempête. Elle évoque un courant particulièrement vivant en cette fin du Moyen Âge. Les trois diables, les « ennemis », munis de pierres, se préparent à détruire le monde. Cette image n’est pas sans rappeler, jusque dans son symbolisme trinitaire, d’autres visions célèbres et largement diffusées, à commencer par celle de la légende de saint Dominique, si populaire parmi les missionnaires des ordres mendiants, montrant la Vierge apaisant le courroux de son Fils qui brandissait trois flèches pour détruire le monde en lui présentant Dominique et François, dont l’appel à la pénitence et à la vie évangélique permettait d’obtenir un sursis dans l’espoir d’une conversion des coupables.

Ce thème apparaît constamment dans les appels à la pénitence si nombreux en un siècle malheureux et inquiet. Étienne Delaruelle (L’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449)), dans son analyse du monde de la « devotio moderna », a rappelé comment des fidèles rassemblés autour d’un Ami de Dieu — mythique — de l’Oberland, seraient parvenus à deux reprises, en 1379 et 1380, dans le fracas d’un orage en haute montagne, à apaiser par leurs prières la colère de Dieu, et à obtenir un répit pour le monde menacé.

On retrouve ce genre de vision aux origines des grandes pérégrinations pénitentielles du XIVe siècle. Elle n’est pas absente du monde des Flagellants de 1349 qui parcoururent le monde germanique en tentant d’apaiser, à force de châtiments, la colère de Dieu si évidemment manifestée par les flèches de la peste noire. Aux origines de la dévotion des Bianchi, la longue marche pénitentielle qui d’Italie du Nord gagna Rome en 1399, on retrouve le récit d’un miracle dont l’une des chroniques qui le rappelle place d’ailleurs l’origine en Dauphiné.

Un paysan aurait eu une vision de la Vierge, qui intervint pour que le monde ne fût pas détruit totalement, à condition que les hommes fissent pénitence. Alors que le Christ vengeur suggérait au paysan de jeter trois morceaux de pain dans une fontaine, la Vierge lui expliqua que chacun d’eux représentait un tiers du monde, et réussit à en sauver un. Vincent Ferrier qui parcourait le Haut-Dauphiné et la Savoie en ces années cruciales se fit l’écho de cette attente apocalyptique pour inciter les fidèles au repentir (La piété populaire au Moyen Âge par Étienne Delaruelle, 1975).

Ainsi, angoisse, sentiment de la précarité du monde menacé et qu’il faut sauver, habitent également en ce XVe siècle ceux qui en voient l’origine dans la juste colère de Dieu contre l’homme coupable et ceux qui, dans une conception à la fois plus édénique et plus courte, ignorant la responsabilité de l’homme, y discernent un effet de la haine implacable de son Ennemi par excellence.

Une troisième lecture de la prière d’Eynarde Fournier est celle qui permet de constater l’extraordinaire complexité d’un univers mental dans lequel le schéma chrétien englobe un héritage culturel qui lui est étranger, avant d’être lui-même intégré dans un « projet » qui n’a pas le salut individuel pour fin première, mais bien la survie, la durée, dans un monde dont il faut conjurer les forces hostiles.

Vieille femme filant (sorcière ou fée). Gravure (colorisée ultérieurement) de Hans Holbein le Jeune (1547)
Vieille femme filant (sorcière ou fée). Gravure (colorisée ultérieurement)
de Hans Holbein le Jeune (1547)

Le cadre est chrétien. En contraste avec l’intimisme de la relation avec l’Enfant, la vision hiératique de la Vierge en Majesté évoque bien évidemment la grandiose Theotokos des images sculptées ou peintes vers laquelle montent les oraisons ferventes de ceux qui en attendent la médiation. Le déroulement même de la scène évoque le Canon de la messe. De même que le pain et le vin transubstantiés en Corps et Sang du Christ se trouvent au cœur du mystère rédempteur, de même, la puissance de la maternité divine est le fondement de la victoire sur les forces du mal et de la destruction.

Mais le sperme évoque la survie des cultes de la fertilité, basés sur les forces sexuelles que le christianisme n’assimile évidemment pas. Inversion sacrilège, certes, mais surtout intégration d’éléments forts antérieurs à la révélation chrétienne, et vivants, dans une forme dont le christianisme offrait le modèle possible. Et c’est ce qui permet à Eynarde d’achever sa « prière » le plus chrétiennement du monde par le recours à la Trinité qui achève normalement tout exorcisme.

Faut-il voir dans ce mince épisode les signes évidents d’un antagonisme culturel absolu et définitif entre le monde des juges qui arrêtèrent Eynarde Fournier et le monde syncrétiste paysan dont elle serait l’image fidèle ? En fait, il s’agirait là d’une vision abusivement simplificatrice. Le fait même qu’Eynarde fut dénoncée par ses voisins prouve à l’évidence que beaucoup étaient sensibles à l’appel à la purification qui leur était adressé — quitte à réaliser le programme au prix de la vie d’autrui. Il permet au moins, et c’est là son intérêt, de percevoir le subtil jeu d’influences et de rejet par lequel l’image et le discours religieux se trouvent intégrés dans le monde stable et gorgé des forces de vie dont le blé qui pousse, la poule qui chante et l’univers de la génération sont les composantes premières et fondamentales.

 
 
Même rubrique >

Suggérer la lecture de cette page
Abonnement à la lettre d'information La France pittoresque

Saisissez votre mail, et appuyez sur OK
pour vous abonner gratuitement
Éphéméride : l'Histoire au jour le jour. Insertion des événements historiques sur votre site

Vos réactions

Prolongez votre voyage dans le temps avec notre
encyclopédie consacrée à l'Histoire de France
 
Choisissez un numéro et découvrez les extraits en ligne !