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11 novembre 1688 : mort de l'agronome Jean-Baptiste de La Quintinie

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11 novembre 1688 : mort de l’agronome
Jean-Baptiste de La Quintinie
(D’après « Musée des familles » paru en 1895, « En flânant à travers la France :
autour de Paris » (par André Hallays) Tome 2 édition de 1921
et « Le Gay-Lussac : revue des sciences et de leurs applications » paru en 1891)
Publié / Mis à jour le samedi 11 novembre 2023, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 14 mn
 
 
 
Embrassant dans un premier temps une carrière d’avocat le laissant indifférent, Jean-Baptiste de La Quintinie, savant modeste et chercheur infatigable que la postérité a placé sur le même plan qu’un Le Nôtre, s’éprend fortuitement d’horticulture et d’agronomie pour devenir le premier et le plus grand des écrivains didactiques dans l’art de cultiver les jardins, et s’illustrer notamment comme créateur du célèbre Potager du roi, achevé en 1683 après des travaux d’ampleur visant à transformer ce terrain à l’origine marécageux en espace fertile

Le nom de La Quintinie est inséparable de celui de Le Nôtre, et Voltaire a défini avec une justesse parfaite le caractère de leur génie, en disant : « L’art des jardins a été créé et perfectionné par Le Nôtre pour l’agrément, et par La Quintinie pour l’utile. » C’est le gentilhomme qui s’adonna au modeste potager, et le fils du jardinier qui dessina les parcs majestueux et les nobles charmilles. Le premier, selon l’expression d’un contemporain, « il s’avisa de réduire en art le métier des jardiniers ». Aussi cet art nouveau ne fut-il pour les hommes du XVIIe siècle que « l’art de La Quintinie ». On sait comment Boileau apostrophait son jardinier :

Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
Qui dirige chez moi l’if et le chèvrefeuil,
Et sur mes espaliers, industrieux génie,
Sais si bien exercer l’art de La Quintinie.

Si les La Quintinie eurent pour berceau la ville d’Eymoutiers, des alliances les conduisirent à Chabanais, où Jean-Baptiste de La Quintinie naquit le 1er mars 1626. Petite ville sur la Vienne, au sud de Confolens, Chabanais faisait alors partie de la province de Limousin, avant de devenir le chef-lieu de canton du département de la Charente. Jean-Baptiste fit avec distinction ses études chez les jésuites de Poitiers, pour y étudier les belles-lettres et la philosophie, puis vint à Paris pour se faire avocat. On a dit qu’il suivit d’abord avec distinction la carrière du barreau.

Jean-Baptiste de La Quintinie. Gravure de Florent de La Mare-Richart (1630-1718)

Jean-Baptiste de La Quintinie. Gravure de Florent de La Mare-Richart (1630-1718)

Ses commencements paraissent avoir été plus modestes. Un contemporain, le marquis de Souches, qui nous a laissé de précieux renseignements sur ses débuts, dit en effet dans son journal : « C’était un homme de Limousin, qui s’était établi à Paris, où il avait été précepteur de M. Tambonneau, depuis ambassadeur en Suisse, et comme le président Tambonneau, son père, avait un bon jardin à sa maison de Paris, La Quintinie, à force de questionner les jardiniers et de s’appliquer à l’agriculture, trouva moyen de s’y rendre habile ; au moins le fit-il croire à M. Colbert, qui lui donna l’inspection des potagers du Roi à Versailles. »

Jean-Baptiste de La Quintinie était sans doute un avocat peu occupé, lorsque, par ses relations de palais, il se trouva placé comme précepteur auprès du fils de Jean Tambonneau, président de la Chambre des comptes. Ce président, plus encore par sa femme que par sa charge, faisait alors grande figure dans le monde. La présidente, née Marie Boyer, fille d’un riche traitant et sœur de la duchesse de Noailles, tenait une des meilleures maisons de Paris. « Cette Madame Tambonneau, dit Saint-Simon, était riche, bien logée et meublée, et avait trouvé le moyen de voir chez elle la meilleure et la plus importante compagnie de la Cour et de la ville sans donner à jouer ni à manger. Princes du sang, grands seigneurs dans les premières charges, généraux d’armée, grandes dames n’en bougeaient ; la jeunesse en était bannie, et n’y était pas admis qui voulait. Elle ne sortait presque point de chez elle, et s’y faisait respecter comme une reine. »

Très liée avec le comte d’Aublijoux, et surtout avec le duc de Mortemart, père de la marquise de Montespan, celui qu’on appelait le Faune, cette amitié avait beaucoup aidé à la lancer dans le monde, et même à la Cour, où Mademoiselle de Montpensier nous la montre en 1655 admise dans la société de la reine. Si le jeu n’attirait pas chez elle, il n’en était pas de même, quoi qu’en dise Saint-Simon, de la bonne chère. La présidente se vantait au contraire d’avoir le meilleur cuisinier de France. De son côté son mari se piquait d’être grand amateur et protecteur des arts, et à ce titre son nom figure dans le Livre commode d’Adresses.

En replaçant La Quintinie dans ce milieu de gens de cour et de délicats, on s’expliquera mieux sa fortune prochaine auprès de Louis XIV. Notre précepteur employa les loisirs que lui faisait la libéralité des Tambonneau à lire Columelle, Varron, Virgile, tous les anciens qui ont traité de l’agriculture. Comme Marie Boyer, à l’âge de vingt et un ans, avait épousé le président Tambonneau, et que Michel Tambonneau, son fils, fut reçu conseiller au Parlement en 1657, c’est entre les années 1647 et 1656 environ qu’il faut placer le séjour que La Quintinie, plus âgé d’une dizaine d’années seulement que son élève, fit à l’hôtel Tambonneau.

C’est à cette époque qu’on le chargea de conduire son jeune disciple en Italie. La vue des jardins italiens lui fit faire toutes sortes de réflexions : on pense que là commença à se développer en lui le goût pour le jardinage. C’est à son retour qu’il passa du goût à la pratique, et qu’il fit ses premiers essais dans le jardin de cet hôtel Tambonneau, qui a subsisté, sous les noms divers de Marsan, de Pons, de Villeroy, jusqu’en 1844, où il logeait l’administration des Télégraphes, et fut démoli pour faire place à la rue Neuve de l’Université. Bâti sur le plan de Le Vau, il était orné d’un ordre dorique en pilastres. Brice en donne, ainsi que des jardins dessinés, dit-on, par Le Nôtre, la description suivante :

« Rien n’est plus beau que la régularité et la distribution des appartements doubles, qui sont composés de plusieurs grandes pièces très commodes et très régulières. La cour est d’une grandeur qui y procure de la beauté... Le jardin qui règne derrière, dont l’étendue est assez considérable, a servi à Jean-Baptiste de La Quintinie, fameux directeur du potager du roi, à Versailles, où il a fait voir la science dans la culture des arbres fruitiers. C’est dans le jardin de cette maison qu’il a fait, pour ainsi dire, son apprentissage. »

Il n’y avait pas longtemps que l’arboriculture et la culture des plantes potagères avaient été mises en honneur par Arnauld d’Andilly, retiré en 1642 à Port-Royal, dont il avait rendu le jardin célèbre. C’est de là que chaque année il adressait à la reine Anne d’Autriche un panier de pêches magnifiques. Cet art naissant, La Quintinie allait bientôt le porter à un tel degré de perfectionnement qu’il a pu passer pour en être l’inventeur.

Vue et perspective du Jardin potager de Versailles. Gravure du XVIIIe siècle de Pierre Aveline (1654-1722)

Vue et perspective du Jardin potager de Versailles.
Gravure du XVIIIe siècle de Pierre Aveline (1654-1722)

C’est donc dans le jardin de Tambonneau que La Quintinie fit ses premières expériences. En étudiant comment se développent les racines, il observa que les arbres transplantés se nourrissent uniquement par les racines qu’il produisent après leur transplantation, non par les radicelles qu’on leur laisse et qu’on appelle le chevelu, que ces radicelles pourrissent ou se dessèchent, et que les arbres gagnent à en être débarrassés. Cette première découverte fit grand bruit.

La Quintinie n’était point un novateur trouvant dans son esprit des théories nouvelles. C’était un praticien faisant consciencieusement des expériences, cherchant la vérité par une observation persévérante des phénomènes de la végétation, n’ayant point le génie qui fait de l’homme un précurseur, mais possédant une sagacité d’esprit qui lui fait voir juste.

C’est ce talent d’observateur qui le conduisit à d’importantes découvertes. Aux systèmes de jardiniers ignorants qui taillaient les arbres à tort et à travers, il substitua un procédé ayant pour résultat de répartir les fruits presque également sur toutes les branches et d’empêcher la sève de profiter seulement au bois. Sa manière de faire était tellement en opposition avec celle de ses contemporains, qu’elle fut difficilement comprise et que son auteur avait été baptisé « le bourreau des arbres ». Il introduisit plusieurs améliorations dans les outils de jardinage et fut l’inventeur de la serpette.

Sa renommée se répandit très vite et très loin. Il se rendit à deux reprises en Angleterre, et Charles II lui fit proposer une pension considérable pour l’attacher à la culture de ses jardins ; « mais, dit Perrault, l’amour de la patrie et le pressentiment qu’il avait peut-être des services qu’il rendrait un jour à son roi, l’empêchèrent d’accepter ces offres avantageuses ». Il resta du moins en correspondance avec plusieurs lords, et l’on traduisit en anglais une lettre qu’il avait adressée à Oldenbourg, secrétaire de la Société royale, sur la culture des melons.

En France, il fut appelé à Chantilly par Condé, à Vaux par le surintendant Fouquet, habile à découvrir les nouveaux talents, et qui s’attacha La Quintinie comme alors aussi il s’attachait Le Nôtre. Bien que, dès 1640, il eût commencé à embellir son château de Vaux, ce n’est qu’à partir de 1653 qu’il poursuivit le plan qui devait en faire l’œuvre prodigieuse qui allait lui être si funeste. Si le parc, les jardins en furent dessinés par Le Nôtre, le potager, le fruitier furent le domaine de La Quintinie, qui commença à y travailler probablement vers 1655 ou 1656. Le talentueux jardinier fut également sollicité à Saint-Ouen par Boisfranc, à Rambouillet par Montausier, à Sceaux par Colbert.

La Fontaine, qui, pour célébrer les merveilles de la demeure du surintendant, entreprit en 1658 son poème le Songe de Vaux, parle dans sa préface des « jardins de Vaux tout nouveau plantés, qu’il ne pouvait décrire en cet état, à moins que d’en donner une idée peu agréable » ; et c’est pourquoi dans ses vers il substitue un songe à la réalité ! Quand le roi fit à Vaux les célèbres visites du 12 juillet et du 17 août 1661, il put juger des talents de La Quintinie, dont la réputation d’ailleurs s’était déjà étendue. Il l’apprécia sans doute ; car après la disgrâce du surintendant, il s’attacha La Quintinie et lui donna bientôt à Versailles une ample matière. Les grands travaux de construction ne commencèrent qu’en 1669, mais des 1665 le roi s’occupa du parc, où furent plantés 1250 arbrisseaux provenant des pépinières de Fouquet à Vaux.

Amené à la Cour du roi par Colbert, Jean-Baptiste de La Quintinie sut se faire apprécier. Louis XIV s’intéressait personnellement beaucoup au jardinage et aimait avec passion les orangers et les beaux fruits, surtout les figues. Si l’on en croit Duhamel, on voyait encore en 1760, au château du Val, près Saint-Germain, un azerolier qu’il avait reçu d’Espagne, et qu’il avait planté lui-même. Le sol ingrat de l’ancien potager de Louis XIII avait décidé le roi à le transporter à Saint-Cloud ; mais il renonça à ce projet, sur les conseils de La Quintinie, qui par ses nouvelles méthodes en obtint bientôt de très beaux produits. Santeuil, commensal, comme La Quintinie, des princes de Condé, a poétisé ainsi cet événement dans son poème latin Pomona.

On peut croire cependant que l’habile horticulteur ne resta pas étranger à la grande pépinière d’arbres exotiques qui en 1670 fut établie à l’enclos du Roule. Les progrès que La Quintinie fit faire à l’art des jardins portèrent surtout sur la transplantation et la taille des arbres, le choix et l’amélioration des espèces de fruits et les primeurs. Il avait été frappé de la manière dont les cultivateurs italiens obtenaient des produits hâtifs.

L'hiver (des plantes élevées en serres). Détail de la gravure représentant les quatre saisons et placée en tête de la sixième partie d'Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

L’hiver (des plantes élevées en serres). Détail de la gravure représentant les quatre saisons
et placée en tête de la sixième partie d’Instruction pour les jardins fruitiers
et potagers
(Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

Il s’appliqua à les imiter et les dépassa bientôt. Il posa en principe qu’un jardinier laborieux et intelligent doit servir des laitues pommées en mars ; des fraises et des concombres au commencement d’avril. Il apprit à tirer parti de toutes les expositions d’un jardin, et enseigna comment, avec un terrain de grandeur ordinaire, on pouvait pendant toute l’année se procurer pour sa table une succession de fruits non interrompue.

Pour cela il améliora l’usage des espaliers, propagea l’emploi des châssis qu’il préférait aux cloches, et des serres chaudes, et donna le plus grand soin aux « fruiteries », destinées à conserver les fruits pendant l’hiver. Grâce à celles-ci, Louis XIV, très friand de raisin muscat, en avait sur sa table, presque toute l’année. En fait de primeurs, La Quintinie était parvenu à lui procurer des asperges et de l’oseille nouvelle en décembre ; des radis, des laitues pommées, des champignons en janvier ; des choux-fleurs en mars ; des fraises dès les premiers jours d’avril ; des petits pois en avril ; des figues et des melons en mai.

Quant aux espèces de fruits, il améliora la culture de la pêche, dont on n’avait jusque-là cultivé à Versailles que l’espèce médiocre dite pavie, et attira près de lui un cultivateur de Montreuil, Nicolas Pépin. Il reconnut trois cents espèces de poires, qu’il classa suivant leurs qualités, donnant le premier rang à la bergamotte-suisse ou bergarmotte-rayée, le second au beurré d’Isambert, le dixième à la crasune.

Mais il se surpassa dans la culture des figues et des oranges, pour lesquelles le roi avait un goût prononcé. Le premier, il introduisit celle des figuiers dans la région de Paris. Pour en obtenir des fruits magnifiques, il employa deux procédés qui s’aidaient mutuellement : c’était de planter une partie de ces arbres en espalier et de mettre l’autre en caisses. Il réussit si bien qu’il en forma des allées et même des bosquets, pour lesquels il créa le nom de figuerie. Il en comptait 700 en caisse.

Le caractère et l’instruction très étendue de La Quintinie contribuaient autant que sa réputation à sa fortune. Le grand Condé se plaisait à sa conversation et prenait de lui des leçons de jardinage. Louis XIV venait souvent visiter ses jardins, et s’entretenait avec lui.

Bien qu’il n’exerçât plus au Palais, en 1671 nous le voyons encore, au baptême d’un de ses fils, prendre la qualité d’avocat et de maître des requêtes de la reine. En 1671 (12 mars), il avait reçu le brevet de « chargé des arbres des maisons royales » ; en 1673 celui d’intendant des jardins à fruits du roi ; le 25 août 1687, le roi créa pour lui la charge de directeur général des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales, et l’anoblit. C’était la juste récompense des deux grandes œuvres que La Quintinie venait d’achever à Versailles : le nouveau potager et l’orangerie. Il se vit en outre octroyer des lettres de noblesse, les armes de la famille étant d’argent à un chevron d’azur, accompagné en chef de deux étoiles de même et en pointe d’un arbre de sinople.

La construction du grand commun avait amené la destruction de l’ancien potager de Louis XIII. Le roi choisit, pour en établir un nouveau, un terrain à l’est d’un marais qui est devenu la pièce d’eau des Suisses. Il fallut toute l’habileté de La Quintinie pour tirer parti de ce détestable emplacement. Se servant des terres provenant de ce marais transformé en pièce d’eau pour remblayer ce terrain bas et marécageux, il l’assécha par un canal souterrain, véritable ouvrage de drainage, puis l’engraissa d’excellentes terres apportées des hauteurs de Satory.

Ces travaux et ceux de plantation durèrent cinq ans (1678-1683). C’était un grand carré, entouré de chaque côté de terrasses où l’on pénétrait par quatre perrons, et qui étaient elles-mêmes entourées de 31 petits jardins séparés par des murs. De ces terrasses on avait une vue délicieuse sur le potager tout entier, divisé en 16 compartiments et orné au milieu d’un bassin circulaire. Au fond s’élevait une maison d’une noble simplicité pour La Quintinie, et des logements pour les jardiniers (construits en 1683, ils coûtèrent 100 000 livres) ; l’entrée sur la pièce d’eau des Suisses était ornée d’une belle grille exécutée par Fordini ; sur la rue du Potager, deux petits cabinets, qu’on appelait le Public, servaient à la distribution gratuite d’une partie des produits.

Le printemps (les premières plantations). Détail de la gravure représentant les quatre saisons et placée en tête de la sixième partie d'Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

Le printemps (les premières plantations). Détail de la gravure représentant les quatre saisons
et placée en tête de la sixième partie d’Instruction pour les jardins fruitiers
et potagers
(Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

La Quintinie jugeait sa profession la plus belle de toutes ; elle absorbait toutes ses pensées et tout son temps. Tout le jour, le traçoir et le sécateur à la main, il parcourait son domaine, exhortant ses ouvriers, leur communiquant sa passion, mettant lui-même la main à l’ouvrage, s’arrêtant pour « égayer » un pommier ou couvrir d’un paillasson ses concombres, dessinant une quenouille, déplaçant un châssis. Et, le soir venu, comme il faut bien s’arrêter et qu’on ne peut, dans l’obscurité, ni palisser ni marcotter, il s’enferme pour rêver à ses melonnières et à ses treilles de muscat, et écrit sur ces choses aimées d’admirables pages où il met toute sa tendre et tout son culte.

Écoutez ainsi La Quintinie parlant de son potager : « Il est nécessaire que les yeux y trouvent d’abord de quoi être contents et qu’il n’y ait rien de bizarre qui les blesse ; la plus belle figure, pour un fruitier ou pour un potager, est celle que fait un beau carré, surtout quand les encoignures sont à angles droits et que la longueur excède une fois et demie ou deux fois l’étendue de la largeur..., car il est certain que, dans ces carrés, le jardinier trouve aisément de belles planches à dresser ; il y a plaisir de voir de véritables carrés de fraises, d’artichauts, d’asperges, ou de grandes planches de cerfeuil, de persil, d’oseille, tout cela bien tiré, bien compassé...

« D’où il est aisé de conclure combien en fait de potagers je trouve à redire à toutes les autres figures de découpés, de diagonales, de ronds, d’ovales, de triangles, qui ne doivent en effet être reçues que dans les bosquets et les parterres ; aussi sont-ce des lieux où elles sont, en même temps, et d’un grand usage et d’une grande beauté ; je ne doute pas qu’on ne soit toujours curieux de donner à son jardin cette belle figure dont il est ici question, quand on taille, comme on dit, en plein drap : on est à plaindre quand quelque sujétion de malheureux voisinage nous réduit à souffrir des figures estropiées, des enclaves, des côtés inégaux, etc. Heureux qui peut avoir des voisins d’humeur gracieuse et accommodante ; malheureux qui en a de bourrus et de difficile accès. »

Les préceptes de La Quintinie s’adressent d’abord à « l’honnête homme qui veut avoir des fruitiers et des potagers ». Il enseigne à ce curieux « les moyens de se connaître en choix de jardiniers » et, là-dessus, lui prodigue les plus minutieux conseils, traçant le portrait du « parfait jardinier », qui ne doit être ni trop jeune ni trop vieux : « Les deux extrémités sont également dangereuses ; la trop grande jeunesse est suspecte d’ignorance et de libertinage, et la trop grande vieillesse, à moins qu’elle ne soit soutenue de quelques enfants qui aient un âge raisonnable et un peu de capacité, est suspecte de paresse ou d’infirmité... » Il faudra prendre garde aussi « que sur le visage il y ait une grande apparence de bonne santé, et qu’il n’y ait point d’esprit évaporé ni de sotte présomption... que la taille et la démarche sentent l’homme robuste, vigoureux et dispos, et que parmi tout cela il n’y ait aucune affectation à être autrement vêtu et paré que la condition ordinaire d’un jardinier ne porte... ».

Quant aux vertus et aux mérites qu’il faut exiger d’un jardinier, avant de lui confier le soin de ses fruitiers et potagers, en voici la liste, elle est longue : « Qu’on vienne à savoir premièrement qu’il est homme sage et honnête en toutes ses maximes de vivre, qu’il n’a point une avidité insatiable de gagner, qu’il rend bon compte à son maître de tout ce que son jardin produit sans en rien détourner pour quelque raison que ce puisse être, qu’il est toujours le premier et le dernier à son ouvrage, qu’il est propre et curieux dans ce qu’il fait, que ses arbres sont bien taillés, bien émoussés, ses espaliers bien tenus, qu’il n’a pas de plus grand plaisir que d’être dans ses jardins, et principalement les jours de fête ; si bien qu’au lieu d’aller ces jours-là en débauche, ou en divertissement, comme il est assez ordinaire à la plupart des jardiniers, on le voit se promener avec ses garçons, leur faisant remarquer en chaque endroit ce qu’il y a de bien et de mal, déterminant ce qu’il y aura à faire dans chaque jour ouvrier de la semaine, ôtant même des insectes qui font du dégât, reliant quelques branches que les vents pourraient rompre et gâter, si on remettait au lendemain à le faire, cueillant quelques beaux fruits qui courent risque de se gâter en tombant, ramassant les principaux de ceux qui sont à bas, ébourgeonnant quelques faux bois qui blessent la vue, qui font tort à l’arbre, et qu’on n’avait pas remarqués jusque-là, etc. »

L’ « honnête homme » possède un bon jardinier : c’est une heureuse fortune ; mais, maintenant, qu’il se mette en garde contre les ridicules où donnent si souvent les amateurs de jardins et que, surtout, il n’aille pas multiplier chez lui les variétés d’arbres sans avoir égard à l’excellence des fruits. Sur ce travers, La Quintinie est intarissable. Dans ses longues dissertations, il y a, confessons-le, un peu de verbiage ; mais on y rencontre tant de remarques plaisantes et fines, il moralise avec tant d’agrément !

L'été (la récolte des fruits et irrigation). Détail de la gravure représentant les quatre saisons et placée en tête de la sixième partie d'Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

L’’été (la récolte des fruits et irrigation). Détail de la gravure représentant les quatre saisons
et placée en tête de la sixième partie d’Instruction pour les jardins fruitiers
et potagers
(Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

« Je suis ennemi juré de la multiplicité affectée, et je ne suis nullement touché du plaisir de certains curieux, qui croient, et le disent publiquement, qu’il faut avoir de tout dans leurs jardins ; il y en a qui sont si peu délicats, qu’ils se vantent par exemple d’avoir jusqu’à deux et trois cents sortes de poires...

« Ce grand nombre de fruits me fait peur... Je multiplie bien plus volontiers les espèces qui sont infailliblement bonnes, pour en avoir dans une même saison beaucoup d’une seule qui est excellente, que je ne me laisse aller à la diversité composée des fruits, qui sont peut-être agréables à la vue, mais sûrement sont mauvais au goût, ou tout au moins n’ont-ils qu’une bonté médiocre, c’est-à-dire une petite bonté accompagnée de grands défauts.

« Je sais bien qu’il n’est rien de plus plaisant dans une compagnie curieuse et affamée de bons fruits que d’en pouvoir fournir en même temps de plusieurs sortes, quand ils ont chacun assez de bonté pour embarrasser les gens délicats à juger du meilleur, comme cela peut arriver dans les mois de juillet et d’août pour les fruits d’été, et dans les mois d’octobre, novembre et décembre pour ceux d’automne et d’hiver ; mais, à mon sens, je ne trouve rien de plus misérable pour un honnête curieux, que d’en vouloir avoir simplement pour en faire parade dans la bigarrure de certaines pyramides ; ce sont fruits dont il ne faut approcher que de la vue, et qui ne sont pour l’ordinaire que des décorations de table, qui sont véritablement aujourd’hui à la mode, et qui, en effet, ont quelque chose de grand et de magnifique, mais qui ne sont pas pour cela moins utiles, si ce n’est pour faire honneur à l’officier qui les a rangées avec tant de symétrie.

« Sur quoi je dirais en passant que dans les grandes maisons où ces sortes de pyramides sont en usage, et devenues en quelque façon nécessaires, il faut une application particulière pour avoir dans les grandissimes jardins de quoi en pouvoir faire en chaque saison de l’année qui soient belles, et composées de bons fruits, ce qui peut-être ne sera pas fort difficile.

« Mais pour les jardins médiocres, il faut simplement se piquer d’y avoir des magasins de bonté et de délicatesse, et non pas de ces magasins d’ornements et de parade ; peut-être même que si on parvenait à l’abondance de ces beaux et bons fruits, que je prétends établir, les pyramides, qui en seraient uniquement construites, comme elles vaudraient en effet beaucoup mieux que les autres, quoique moins diversifiées de couleurs, de figures et d’espèces des fruits, aussi seraient-elles et mieux reçues, et plus estimées.

« Tout au moins sans vouloir entreprendre de ruiner les autres pyramides, qui sont en possession de paraître sur les grandes tables, je demande qu’elles soient toujours accompagnées d’une jolie corbeille pleine des principaux fruits de la saison, et que chacun de ces fruits soit beau, et tous parfaitement mûrs ; cela s’appelle des hors-d’œuvre à la cour des rois et des princes, et ainsi comme l’honneur de la pyramide est de s’en retourner toujours saine et entière sans avoir souffert aucune brèche, ni dans sa construction, ni dans sa symétrie, je prétends au contraire que l’honneur de la corbeille consiste à s’en retourner toujours vide, et sans remporter rien de ce qu’elle avait présenté. »

La Quintinie voulut en effet que les fruits fussent mieux présentés sur la table du roi, et obtint qu’on substituât à l’usage des hautes pyramides de fruits pompeusement échafaudées sur des plats à l’œuvre, comme on disait alors, les « hors d’œuvre », c’est-à-dire des corbeilles où les fruits étaient mieux préservés et plus facilement à la portée des convives.

Quant à l’orangerie, elle avait été construite sur les plans de Mansart et de Le Nôtre de 1684 à 1686. La Quintinie en dessina le parterre, qu’on appelait le parterre des orangers. Il se composait de six pièces de gazon et d’un bassin rond. Il ne contenait pas moins de 3 000 caisses, dont 2 000 d’orangers, « aussi gros, écrivait Lester, qui le visita à cette époque, pour plusieurs centaines d’entre eux, qu’ils pouvaient venir dans leur pays ». La visite que le doge de Gênes fit à l’orangerie, le 18 mai 1685, et un peu après celle des ambassadeurs de Siam, en octobre 1686, furent un triomphe pour La Quintinie. « Il y a bien des rois, dirent ces derniers, qui n’ont pas une maison aussi belle que celle de ces orangers. »

Pendant la belle saison, on plaçait ces orangers dans des charmilles basses de roses, de chèvrefeuilles ou de jasmins qui, cachant les caisses, ne laissaient paraître que l’arbre avec sa tête fleurie ; ou même dans les appartements, surtout dans la grande galerie, dont chaque entre-deux de fenêtre en recevait quatre contenus dans des caisses d’argent.

Les appointements de La Quintinie s’élevaient à 2 000 francs, auxquels s’était ajoutée une pension annuelle de deux autres mille francs. Au mois d’avril 1685, Dangeau nous dit que le roi avait fait marché avec lui pour toute la dépense du potager ; il lui donnait 18 000 francs par an pour tous les jardiniers et tous les frais qu’il fallut faire.

L'automne (le labour de la terre et la récolte des légumes). Détail de la gravure représentant les quatre saisons et placée en tête de la sixième partie d'Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

L’automne (le labour de la terre et la récolte des légumes). Détail de la gravure représentant
les quatre saisons et placée en tête de la sixième partie d’Instruction pour les jardins
fruitiers et potagers
(Tome 2) de Jean-Baptiste de La Quintinie publié en 1690

Il mourut à Versailles le 11 novembre 1688, quelques jours après son second fils, et fut enterré auprès de celui-ci dans l’église Notre-Dame. Louis XIV le regretta vivement : « Madame, dit-il à la veuve qu’il avait fait mander à la Cour, nous venons de faire une perte que nous ne pourrons jamais réparer. » Dangeau mentionne ainsi sa mort dans son journal : « M. de La Quintinie, surintendant des jardins potagers et fruitiers de Versailles, est mort à Versailles. C’était un homme fort distingué pour son habileté dans tout ce qui regarde les jardinages. Le roi a donné cet emploi à celui qui avait soin des jardins de Sceaux. » Sa statue en bronze fut érigée en 1871 dans ce potager de Versailles qui a illustré son nom.

Perrault, qui a donné place dans ses Hommes illustres à La Quintinie, lui a consacré aussi un long, poème, dont voici quelques vers :

Quel plaisir fut de voir les jardins pleins de fruits
Cultivés de sa main, par ses ordres conduits,
De voir les grands vergers du superbe Versailles,
Ses fertiles carrés, ses fertiles murailles,
Où, d’un soin sans égal, Pomone tous les ans
Elle-même attachait ses plus riches présents.
Là brillait le teint vif des pêches empourprées,
Ici le riche émail des prunes diaprées ;
Là, des rouges pavies le duvet délicat ;
Ici, le jaune ambré du roussâtre muscat :
Tous fruits dont l’œil sans cesse admirait l’abondance,
La beauté, la grosseur, la discrète ordonnance.
Jamais sur leurs rameaux, également chargés,
La main si sagement ne les eût arrangés.

De son mariage en 1662 avec Marguerite Joubert, il avait eu trois fils, Michel, Gabriel et Jean-Baptiste, nés en 1663, 1666 et 1671. L’aîné, qui survécut à son père, était prieur de Saint-Privat et de Sainte-Colombe. C’est lui qui commença la publication des Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, avec un traité des orangers, suivi de quelques réflexions sur l’agriculture, oeuvre posthume de son père laissée sous forme de manuscrit ; mais il mourut avant leur parution, en 1690. Divisé en six parties, l’ouvrage renferme tout ce qui a trait au jardinage, et notamment au choix des arbres fruitiers, à leur plantation, à la traite et à la greffe.

 
 
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