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25 mai 1916 : mort de l'archéologue, écrivain et photographe Jane Dieulafoy

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Éphéméride, événements
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25 mai 1916 : mort de l’archéologue,
écrivain et photographe Jane Dieulafoy
(D’après « Les grandes voyageuses » (par Marie Dronsart) édition de 1909,
« Bulletin archéologique historique et artistique de la Société
archéologique de Tarn-et-Garonne » paru en 1916,
« Portraits intimes » 3e série (par Adolphe Brisson) paru en 1897,
« Revue illustrée » du 1er septembre 1903
et « Annales politiques et littéraires » du 13 mars 1921)
Publié / Mis à jour le dimanche 24 mai 2020, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 13 mn
 
 
 
Archéologue éminent par amour de son époux, personnage attachant par une multitude de dons naturels tels l’étude des langues, la littérature, les arts, le goût de la recherche archéologique, mais aussi pour ses nombreux voyages d’étude en Angleterre, Belgique, Allemagne, Portugal, Espagne, Jane Dieulafoy doit sa célébrité au plus important : la reconnaissance des cités antiques de l’Iran en 1881 et les fouilles organisées en 1884-1886 dans l’acropole de Suse, missions au cours desquelles elle se montra d’une endurance et d’une vaillance inouïes, bravant de rudes conditions de vie et échappant de peu à la mort

Jeanne-Paule-Henriette-Rachel Magre, dite Jane Dieulafoy, naquit à Toulouse le 29 juin 1851. Élevée au Couvent de l’Assomption, à Paris, elle épousa à 19 ans, le 11 mai 1870, Marcel Dieulafoy, ingénieur des Ponts et Chaussées. Quelques mois plus tard, la guerre éclatait.

Cette toute jeune femme — presque une enfant — révéla tout de suite son extraordinaire énergie. Aux côtés de son mari, combattant dans l’armée de la Loire, elle prit part à la campagne et s’y montra pleine d’endurance et de vaillance sous le costume masculin auquel elle s’accoutuma pour longtemps. Plus tard, les voyages lointains et périlleux se trouvèrent facilités par ce commode habillement. Telle est l’origine, si simple et si noble, d’une habitude qui contribua aussi à faire de Jane Dieulafoy une figure populaire dans la société parisienne. On pouvait saluer bas sa redingote et sa boutonnière rouge : elles symbolisaient une carrière que peu d’hommes eussent été capables de fournir.

Jane Dieulafoy enfant. Photographie publiée dans Revue illustrée du 1er septembre 1903

Jane Dieulafoy enfant. Photographie publiée dans Revue illustrée du 1er septembre 1903

Elle fut une intrépide voyageuse, portée par une insatiable curiosité. Avant les fouilles de Suse, qui rendirent son nom célèbre avec celui de son mari, elle avait visité à ses côtés l’Angleterre et l’Italie, parcouru l’Egypte et le Maroc (1873 à 1878) lorsque, à la suite de travaux entrepris sur l’art musulman, son époux, ingénieur très distingué, artiste et savant, reçut en 1880 du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts la mission d’aller étudier en Perse les monuments élevés par les princes Sassanides au IIIe siècle de notre ère, ainsi que les origines de la décoration en faïence émaillée.

Jane Delafoy, très jeune encore, saisit avec enthousiasme cette occasion de satisfaire sa vive imagination, d’utiliser son intelligence supérieure, de dépenser une activité, une énergie, un courage vraiment surprenants sous une enveloppe si frêle. Elle se fit photographe, apprit le persan, renoua plus ample connaissance avec Hérodote et consorts, et partit en 1881 à la découverte d’un monde très peu connu des Occidentaux en général, et des Français en particulier, malgré les relations si intéressantes publiées, de 1686 à 1711, par Chardin, le premier voyageur qui ait séjourné longuement en Perse et qui l’ait sérieusement étudiée ; malgré les travaux dus, au commencement du XIXe siècle, aux Anglais Morier, Fraser et Porter, et d’autres voyageurs de moindre importance mais d’un réel intérêt, parmi lesquels il serait injuste de ne pas citer celui de lady Sheil, femme d’un ministre accrédité par l’Angleterre à la cour du shah.

Aucune de ces oeuvres ne possède la valeur de celle à laquelle les époux Dieulafoy attachèrent leur nom. Dans cette collaboration, Jane Dieulafoy fut chargée de la rédaction du journal et de l’exécution des photographies. La tâche était considérable, comme on peut s’en convaincre en lisant ce long compte-rendu si rempli de détails attachants, et en se délectant les yeux sur les innombrables illustrations qui en sont le corollaire graphique.

Gaie, vive, sincère, spirituelle, pleine d’entrain et de bonne humeur, ne posant jamais, douée d’une compréhension facile et nette, sachant coordonner les faits, les présenter sous des formes variées, sans petitesses ni préjugés, reposant le lecteur des détails techniques par des souvenirs historiques sans pédanterie, des scènes de mœurs, des traits de caractère, des légendes et des anecdotes intercalées avec discrétion et sobriété, Jane Dieulafoy donne à ses nombreux personnages une réalité de vie, aux incidents un relief qui font de ce journal une suite de scène graves ou comiques extrêmement curieuses. Ce n’est plus une simple narration ; c’est un théâtre admirablement machiné, où les décors, les acteurs et l’action varient à l’infini. C’est aussi amusant qu’instructif.

Jane Dieulafoy photographiée par Eugène Pirou en 1884

Jane Dieulafoy photographiée par Eugène Pirou en 1884

Jane et Marcel Dieulafoy passèrent ainsi quatorze mois à parcourir en tous sens la Perse, la Chaldée, la Susiane et dépit de l’absence de routes, de la fièvre, de la peste, d’une nourriture généralement détestable, souvent insuffisante, de maintes nuits passées sur la terre battue ou à cheval pour éviter la chaleur du jour, et pis que tout, malgré les mauvaises volontés, les superstitions, les animosités de toute sorte.

« Lorsque j’aperçus pour la dernière fois les montagnes du Fars, je leur dis un adieu que je croyais éternel, explique Jane Dieulafoy. Je me déclarai heureuse d’avoir vu la Perse : c’était le meilleur moyen d’être garantie contre tout désir de la revoir ! Fatigués, malades, anémiés par la fièvre, M. Dieulafoy et moi revînmes en France avec l’idée bien arrêtée de ne plus nous désaltérer à des sources étrangère. Peut-être devions-nous cette torpeur morale à un état de santé fort précaire. »

Ainsi disait notre voyageuse, et elle disait vrai, la maladie seule pouvait faire parler de la sorte l’intrépide « jeune cavalier » dont les exploits avaient stupéfié l’Iran tout entier. Deux ans plus tard, Marcel Dieulafoy décida le gouvernement français à le seconder dans ses projets et, le 17 décembre 1884, la mission, composée de lui-même, de deux jeunes gens de l’École normale et de l’École des ponts et chaussées, Charles Babin et Frédéric Houssay, et, bien entendu, de son épouse dont il avait éprouvé la valeur, montait à bord du Tonkin, pour débarquer à Bouchyr, le 31 janvier 1885.

De nouveau elle foulait ce sol où l’attendaient de grandes épreuves, mais aussi une glorieuse victoire. Rien ne fut facile, ni le début, ni la suite, ni le dénouement, et les émotions dépassèrent de beaucoup celles du premier voyage, car cette fois l’honneur du savant était engagé ; il fallait vaincre ou mourir, au moins quant à la réputation. Il avait dit : C’est là ! Il fallait que ce fût  ! Deux expéditions successives furent nécessaires pour achever l’œuvre, car il est une saison où le travail eût été impossible.

Pour la seconde on se bâtit une maison avec les briques des rois Achéménides, luxe inouï dans ce désert, adoucissement précieux aux épreuves de la mission, retraite plus sûre que la tente contre les nomades, car une hostilité peu dissimulée ne cessait de poursuivre les Faranguis et, s’ils s’éloignaient du campement et rencontraient des pèlerins ou des groupes détachés d’indigènes, les pierres des frondes et les balles des fusils sifflaient toujours à leurs oreilles.

Après avoir vaincu, grâce à la puissante intervention du docteur Tholozan, le médecin et l’ami du souverain, les mauvaises dispositions du shah, et accepté les conditions léonines qui lui assuraient, outre la moitié des objets qu’on pourrait trouver, tous les métaux précieux, il s’agissait de calmer les jalousies féroces de la théocratie iranienne, qui ne désarma jamais. Une fois le campement installé sous la tente, il fallait se protéger contre les hyènes, les chacals, le seigneur lion et les tribus pillardes qui infestaient le désert d’alentour. Il ne pouvait être question de quitter ses vêtements ni ses armes, la nuit pas plus que le jour.

Le docteur Tholozan. Gravure extraite de La Perse, la Chaldée et la Susiane par Jane Dieulafoy, paru en 1887

Le docteur Tholozan. Gravure extraite de La Perse, la Chaldée et la Susiane
par Jane Dieulafoy, paru en 1887

Et les ouvriers ? Où les découvrir ? Comment les embaucher ? « Marcel est si impatient, disait Jane Dieulafoy, qu’il engagerait Satan et sa femme, s’ils se présentaient. » Et la nourriture ? Parfois c’était un pacte de famine organisé contre les Faranguis. Et puis les attaques à main armée. Et puis les pluies et les scorpions, et la pire de toutes les plaies, la cupidité universelle, laquelle fit cependant trouver des ouvriers.

Cependant, jusqu’au bout, les obstacles surgirent aussi drus que les chardons du désert qui fournissaient, avec les mauves sauvages, les seuls plats de légumes de la mission, jusqu’à ce que Jane Dieulafoy se fût livrée à la culture pénible de la pomme de terre. Et quand nos explorateurs durent songer à transporter leurs pesants trésors, 327 caisses et 45 tonnes de bagages à travers un désert sans routes et infesté de bandits, sur des rivières débordées et les radeaux les moins rassurants, on leur refusa tout moyen de transport. Forcés de construire eux-mêmes charrettes et prolonges, dans un pays sans bois, de dépenser pour obtenir des mulets encore plus de diplomatie que d’argent, de protéger leurs convois en faisant le coup de feu nuit et jour, ils subirent des angoisses et des fatigues qui semblent vraiment bien au-dessus des forces humaines.

La lâcheté de leurs gens ajoutait à leurs difficultés, tout en faisant rire la petite Française aux heures où elle pouvait rire, quand de grands gaillards venaient en tremblant s’abriter derrière sa carabine. « N’as-tu pas honte ? N’es-tu pas un homme ? dit-elle un jour à l’un d’eux. — Non, khanoum, je suis un muletier ! » Combien de fois et sous combien de formes vit-elle la mort face à face ? La dernière fut la plus terrible. Les explorateurs remontaient le fleuve Karoum ; il fallait marcher le jour pour éviter les lions la nuit.

Le maximum de la chaleur variait de 59 à 67°C. Aucun abri ; des réverbérations éclatantes, des moustiques voraces ; vêtements, casques, visages noirs de mouches. « Il me semble par moments, disait Jane Dieulafoy, être coiffée d’une calotte de fer rouge. Soudain je me sens frappée à la nuque. Un sang décoloré coule de mon nez et arrose ma selle. La sensation de la mort m’est venue nette, sans autre angoisse qu’une horrible douleur de tête. Je vais mourir, dis-je à Marcel, et je tombai comme une masse. »

L'Acropole de Suse. Carte ethnographique de la Susiane et des États limitrophes (1886), dressée par Marcel Dieulafoy

L’Acropole de Suse. Carte ethnographique de la Susiane
et des États limitrophes (1886), dressée par Marcel Dieulafoy

Comme lady Baker, notre courageuse compatriote, frappée d’insolation, resta trois jours presque sans vie et faillit succomber au port, car dix jours plus tard, la mission (dans quel état !) montait sur le Sané, abritée par les plis du drapeau tricolore. Tous avaient terriblement souffert. La jeune femme avait entrevu la rive inconnue ; son mari et leurs compagnons, accablés par la dysenterie, les fièvres, les insolations, étaient méconnaissables et ne se soutenaient plus que par des prodiges de volonté. Les porteurs eux-mêmes, ces beaux nègres si robustes au départ, deux mois avant, n’étaient plus que des squelettes hâves, décharnés, l’épiderme déchiré par les épines des buissons et les lances des cactus.

Dans un entretien au cours duquel, nombre d’années plus tard, elle narra son périple à Suse et qu’elle accorda au directeur des Annales politiques et littéraires, Adolphe Brisson, Jane Dieulafoy exposa à la demande de celui-ci les raisons pour lesquelles, rentrée dans ses foyers, elle conserva l’accoutrement masculin. Est-ce, de sa part, bizarrerie, affectation, désir d’affirmer son indépendance ? D’autres mobiles, d’ordre théorique, l’ont-ils poussée à prendre cette étrange détermination et à s’y tenir ? A-t-elle voulu protester contre la complication des parures féminines ou simplement braver l’opinion commune et porter un défi au préjugé ?

« Mon Dieu, je serai franche, répondit-elle ; si j’ai renoncé à la robe, c’est que la robe m’ennuie. » Et d’ajouter : « Quand je revins de mon premier voyage, qui avait duré quatorze mois, je crus devoir reprendre l’attirail de mon sexe. Je renouai connaissance avec mille brimborions inutiles. Quel supplice ! J’en frémis encore ! Que de futilités ! Que de temps perdu ! » Lorsque Adolphe Brisson lui fit observer qu’il est des futilités aimables et que ce n’est pas du temps perdu que celui que les femmes emploient à plaire aux hommes, elle poursuivit : « Soupçonnez-vous, cher monsieur, le nombre d’heures que nécessite cette simple opération la coiffure ? Joignez-y la séance chez le couturier, la modiste, que sais-je, dix autres formalités aussi importantes. La journée est trop courte. Et vous n’y suffisez pas ! »

Jane Dieulafoy le 13 ou 14 mai 1885. Photographie prise par Marcel Dieulafoy

Jane Dieulafoy le 13 ou 14 mai 1885. Photographie prise par Marcel Dieulafoy

Ce chapitre lui tenant à cœur, elle ajouta : « Si je médis de la robe, ce n’est pas que je haïsse ce mode de vêtement. Mais la robe symbolise tout ce qu’il y a de vain et de mesquin chez la femme. La robe, c’est l’amour immodéré des plaisirs mondains, c’est le désir d’éclipser ses amies qui deviennent des rivales ; c’est la préoccupation de l’effet produit. On veut briller, on veut être remarquée ; on est hantée par des idées de conquête. Abolissez la robe. Et vous abolissez la coquetterie. Or, je l’avoue humblement, je n’ai jamais été coquette ; l’époque est passée ’pour moi de le devenir. Je ne songe que deux jours par an à mon tailleur ; et je m’en rapporte très volontiers à son goût. J’ai d’autres soucis en tête, plus importants. »

Aux yeux de Jane Dieulafoy, chacun doit, ici-bas, subir sa destinée et s’y conformer résolument. Il est naturel que les femmes qui ont des enfants à élever, à éduquer, à nipper, s’occupent de chiffons ; elles agissent en bonnes mères de famille et méritent d’être honorées. Mais n’est-il pas permis à celles qui sont privées de ces joies de s’affranchir des obligations qui en sont la conséquence, et de négliger ce qui les détourne de l’activité intellectuelle, qui est leur principale raison de vivre ? Telle est sa doctrine sur la philosophie du costume.

Adolphe Brisson confie que Mme Dieulafoy ne vise point à la Philaminte et se passionne modérément pour les revendications féministes, fuit comme la peste les congrès, meetings et autres manifestations intempérantes. Elle croit que la condition de la femme s’améliorera en même temps que sa culture et que le meilleur moyen d’arriver à l’idéal souhaité est de prêcher d’exemple et de travailler. C’est à quoi elle s’occupe, tenant pour rien tout le reste. Et si, quand elle descend les Champs-Élysées, la badine à la main et le chapeau melon sur les yeux, il lui arrive de surprendre sur son passage des mots ironiques ou des regards équivoques, elle n’en est guère émue : « Lorsqu’on a été injuriée et lapidée par les barbares, on affronte aisément la raillerie discrète des badauds parisiens ! » Pour la récompenser de son courage et de son incroyable énergie, elle reçut le 22 octobre 1886 la croix de la Légion d’honneur .

Jane Dieulafoy en danger sur les bords de la Kerkha en 1885. Chromolithographie publicitaire des années 1890

Jane Dieulafoy en danger sur les bords de la Kerkha en 1885.
Chromolithographie publicitaire des années 1890

Après l’exploration de Suse, qui occupa Jane Dieulafoy jusqu’en 1886, elle alla en Belgique, Hollande, Allemagne, Portugal, enfin en Espagne où elle devait revenir souvent et où elle ne fit pas moins de vingt-trois séjours à des intervalles différents. En 1914 elle accompagnait de nouveau au Maroc son époux nommé adjoint au Commandant supérieur du Génie militaire, et elle y contracta, dans une ambulance de Rabat où elle soignait des malades, les germes du mal infectieux qui devait l’emporter.

La production scientifique et littéraire de Jane Dieulafoy fut très abondante. Outre ses oeuvres d’archéologie et d’histoire, nous ne pouvons passer sous silence ses livres de critique et d’imagination, car ils révèlent la variété et l’étendue des sujets où se plaisait la mobile vivacité de son esprit.

Elle raconta d’abord dans un grand volume illustré, qui fut récompensé par un prix Montyon, ses voyages dans la région de la Mésopotamie, de l’Iran et du Caucase (La Perse, la Chaldée et la Susiane, 1887). De son voyage à Suse, elle tira À Suse — Journal des fouilles, publié en 1888 : on y trouve à chaque page les preuves de l’intrépidité, du calme presque enjoué avec lequel la jeune exploratrice affrontait des difficultés souvent graves et périlleuses.

Celui qui suivit de plus près les travaux de la mission confia les réflexions suivantes sur les qualités que Jane Dieulafoy déployait dans les entreprises diverses auxquelles elle se consacra : « Son oeuvre archéologique a été pratique et théorique. D’une manière générale ; elle a trouvé une aide puissante dans un goût très fin, très délicat, qu’avait encore affiné l’étude du dessin et surtout de la sculpture, et aussi de grandes facilités dans la connaissance de plusieurs langues étrangères. Mme Dieulafoy savait l’anglais, l’espagnol et le persan ; elle lisait l’italien, le portugais et elle avait assez bien appris l’arabe marocain pour causer avec les femmes indigènes et servir d’interprète quand l’occasion s’en présentait. Au cours des voyages en Perse, en Espagne, au Portugal, elle a été à tous les instants une collaboratrice précieuse, aidant à relever les monuments, à les analyser, à les photographier. Sur le terrain, soit à Suse, soit à Rabat, elle a dirigé les chantiers de recherches avec une méthode, une sûreté, une décision, souvent même une divination qui ont eu les résultats les plus heureux. En Perse, son courage n’a jamais faibli, même dans les circonstances les plus périlleuses et son sang-froid a été pour la mission un énergique réconfort. »

Marcel Dieulafoy photographié par Eugène Pirou en 1884

Marcel Dieulafoy photographié par Eugène Pirou en 1884

Est-ce cette naturelle vaillance qui la portait à chérir la patrie du Cid d’une tendresse si particulière ? À cette affection pour l’Espagne nous devons des livres d’un caractère plus spécialement historique : Aragon et Valence (1901), Castille et Andalousie (1908), et une importante étude sur Isabelle la Grande, qui parut à titre posthume, en 1920.

Tous ces voyages, joints à d’abondantes lectures, échauffaient fortement son imagination, et elle aborda hardiment le roman et même le théâtre, pour donner la vie et le mouvement aux héros de ces périodes historiques dont elle nourrissait chaque jour sa mémoire. C’est ainsi que vit le jour Parysatis, tragique histoire d’une reine de Perse, d’abord sous forme de roman couronné par l’Académie française, traduit en anglais et en allemand (1890), puis sous forme de drame en trois actes, représenté le 17 août 1902 au théâtre des Arènes de Béziers, avec accompagnement de musique de Saint-Saëns.

Vinrent ensuite Rose d’Hatra d’après une légende persane, et l’Oracle d’après des récits d’Hérodote (1893), puis une oeuvre tirée de la légende Dorée et de la vie de sainte Catherine, Frère Pélage (1894). Les temps modernes eux-mêmes fournirent le sujet d’un cinquième roman historique, Volontaire (1892), inspiré par l’héroïsme guerrier d’une jeune fille du Hainaut français, en 1792. Enfin l’un des problèmes moraux les plus émouvants de la société contemporaine est discuté dans un livre de pure imagination, Déchéance (1897) ; c’est un plaidoyer contre le divorce.

Jane Dieulafoy expliquait en ces termes la genèse de Parysatis, Rose d’Hatra et l’Oracle : « Chaque jour, je respirais celle atmosphère de ruines vivantes, à tout instant apparaissaient des bas-reliefs, des vases, des pierres gravées, des émaux d’une couleur merveilleuse, peu à peu j’identifiai ma vie avec celle des grands de la terre pour qui on les avait créés, mon imagination ressuscita une Parysatis, un Darius, un Artaxercès ! Ils revécurent pour moi, je les suivis à travers leurs palais redressés ; j’assistai à leurs fêtes, j’entendis leurs cris de joie ; je portai le deuil de leurs deuils.

« Pour moi, ils existent encore et j’ai voulu en écrivant Parysatis peindre le tableau gravé dans mon cerveau, dont la forme reste nette, demeure ineffaçable ! J’ai commencé par écrire le roman datant des couches les plus profondes de l’histoire : c’est l’époque de la reine Parysatis (400 ans avant notre ère) ; ensuite j’ai suivi l’ordre chronologique en remontant peu à peu jusqu’à la surface. J’ai alors écrit Rose d’Hatra qui met en scène le IIe siècle avant notre ère ; enfin mon dernier livre est l’Oracle. Ces trois se font suite. »

Deux jours de pluie sous une tente arabe (de gauche à droite : Jane et Marcel Dieulafoy, Frédéric Houssay, Charles Babin). Dessin (d'après photographie) de Myrbach extrait de À Suse — Journal des fouilles de Jane Dieulafoy, paru en 1888

Deux jours de pluie sous une tente arabe (de gauche à droite : Jane et Marcel Dieulafoy,
Frédéric Houssay, Charles Babin). Dessin (d’après photographie) de Myrbach extrait de
À Suse — Journal des fouilles de Jane Dieulafoy, paru en 1888

Jane et Marcel Dieulafoy habitaient l’hiver à Paris, rue Chardin, un très bel hôtel qu’ils avaient fait construire sur leurs plans. Après avoir gravi un escalier de bois sculpté on arrivait au superbe salon du premier étage dont le principal ornement était une cheminée gothique monumentale. Et partout ce n’étaient que meubles rares, vases précieux et bibelots étranges rappelant les civilisations passées ; le cabinet de travail de Jane Dieulafoy était particulièrement élégant avec ses tentures de velours bleu sur lesquelles se détachaient les riches reliures ornant sa bibliothèque.

En énumérant tant de travaux, si variés et si complexes, où plus d’un se sentirait submergé, nous n’avons encore donné qu’une idée incomplète de l’activité inlassable de Jane Dieulafoy. On pourrait s’imaginer quelque trépidation, quelque fièvre dans l’organisation d’une vie si remplie, surtout en se souvenant de ses origines méridionales.

Ce serait une complète erreur. Tous ceux qui fréquentèrent l’hôtel de la rue Chardin connaissaient les détails d’une existence méthodiquement réglée, où le travail, la promenade, les causeries, les réceptions amicales, occupaient leur place sans empiéter jamais l’un sur l’autre. On trouvait à l’heure convenue une maîtresse de maison toujours affable et prévenante, toujours occupée de ses amis et de leur entourage, toujours prête à rendre service.

Elle paraissait si tranquille, si exempte de soucis qu’on eût dit que ses journées entières étaient à la disposition de chacun. Jamais travailleuse aussi acharnée ne semble aussi libre d’affaires. Les oeuvres de bienfaisance, les comités de charité avaient leur belle part aussi dans cette vie si bien ordonnée. La bonté, au service de beaucoup de science, ce fut la caractéristique de sa généreuse nature.

Bas-relief émaillé du palais de Darius à Suse au moment de sa découverte (1885-1886) et composant la frise des Lions. Photographie de Jane Dieulafoy

Bas-relief émaillé du palais de Darius à Suse au moment de
sa découverte (1885-1886) et composant la frise des Lions. Photographie de Jane Dieulafoy

Privée, à son grand chagrin, de la douceur d’avoir des enfants, Jane Dieulafoy reportait sur ceux de ses amis sa tendresse native. Son salon fréquenté par beaucoup d’hommes connus, s’ouvrait largement à la jeunesse. C’est avec elle et pour elle que furent organisées les représentations dominicales auxquelles les époux Dieulafoy donnèrent avec plaisir tous leurs soins pendant plusieurs années, et de là naquit le Théâtre dans l’intimité (1900), qui est comme une revue aimable des littératures classiques, depuis les idylles de Théocrite jusqu’à la Farce du Cuvier et les pièces du Premier Empire.

Enfin, sur d’autres scènes plus solennelles, Jane Dieulafoy allait porter son enseignements littéraire et le fruit de ses nombreuses lectures. Dans de nombreuses conférences, faites à l’Odéon, au Théâtre Fémina, à l’Université des Annales, elle donna une plus grande place à son cher théâtre espagnol. En province même et à l’étranger, à Lyon, Bordeaux et Pau, à Strasbourg, Bruxelles et Anvers, elle vint échauffer de sa parole les sympathies pour l’histoire et l’art de l’Espagne et du Portugal.

Disons aussi que, même avant la guerre et comme par une vue prophétique des événements redoutables qui nous menaçaient, elle avait manifesté son désir de travailler pour le bien de l’armée française. La combattante de 1870 tenait toujours ses regards dirigés vers « la ligne bleue des Vosges » et les préparatifs peu déguisés de l’Allemagne avaient, dans les dernières années, éveillé toutes les inquiétudes de son patriotisme vigilant.

L’insuffisance de nos effectifs, en face de la formidable mobilisation de nos ennemis, la préoccupait vivement, et elle avait conçu un projet, que beaucoup traitèrent alors de chimérique, mais dont les événements actuels démontrent la sagesse prévoyante. Il s’agissait d’introduire les femmes dans les services de l’administration militaire, comme ouvrières, infirmières, sténographes, comptables, expéditionnaires, et de libérer par cette mesure plusieurs milliers d’officiers et sous-officiers qui auraient renforcé les cadres de l’armée active.

Frise des Archers (palais de Darius, à Suse). Céramique représentant les Immortels (gardes des Grands Rois). Dessin de Barclay d'après nature, extrait de À Suse — Journal des fouilles de Jane Dieulafoy, paru en 1888

Frise des Archers (palais de Darius, à Suse). Céramique représentant
les Immortels (gardes des Grands Rois). Dessin de Barclay d’après nature, extrait de
À Suse — Journal des fouilles de Jane Dieulafoy, paru en 1888

Au mois de juin 1913 une conférence faite aux Champs-Élysées précisait ce programme et le ministère de la Guerre promettait de faire étudier la question par les services compétents. Puis le temps s’écoula, et ce fut pour l’auteur un douloureux et profond chagrin que de voir, après la déclaration de guerre, combien son projet eût profité à la défense nationale, s’il eût été plus vite mis en pratique. Du moins, dans son dernier séjour au Maroc, à Rabat, elle eût la satisfaction de sentir qu’elle servait encore activement la France ; soldats et prisonniers allemands mis sous ses ordres pour les travaux de fouilles ou de terrassements, saluaient leur « colonelle » comme un chef, attendant ses ordres pour se mettre à l’ouvrage.

Des œuvres de charité, l’organisation de dispensaires pour femmes indigènes, absorbaient là encore son activité. Quand la fatigue et la maladie l’eurent terrassée, alors seulement elle consentit à retourner en France ; c’était pour y finir ses jours sous le toit qui avait abrité toute sa jeunesse. Sa pensée, au milieu des souffrances affreuses qu’elle endura pendant les derniers mois de sa vie à Langlade, allait encore à l’armée et à la victoire attendue. « Heureux ceux qui tombent sur le champ de bataille devant l’ennemi, disait-elle à son mari. En mourant ils servent une cause sacrée. »

Jane Dieulafoy, confie Yvonne Sarcey des Annales politiques et littéraires, « présentait ce contraste frappant d’être en avance sur son temps par un féminisme hardi, et, cependant, sachant garder tous les raffinements d’affabilité, de distinction de la vieille France... Elle avait une façon, en parlant de son mari, de l’appeler Marcel, qui ne laissait pas de doute sur la tendresse profonde qui l’unissait à lui ». C’est pour ne pas le quitter que, toute jeune femme en 1870, elle le suivit aux armées de la Loire et prit part à la campagne. Si elle devint pour lui l’ « associée » telle que nous l’entendons aujourd’hui, jamais femme ne songea moins à sa gloire personnelle. Elle fut, si on peut dire, archéologue par amour.

« Et rien n’était plus touchant que la discrète dévotion de ces deux êtres l’un pour l’autre, explique Yvonne Sarcey. Marcel professait pour Jane une admiration sans bornes et qu’on lui rendait bien. D’ailleurs, leurs sentiments savaient garder en public une mesure, une pudeur, un tact exquis. Chose étrange, cette femme, qui portait l’accoutrement des hommes, était presque une timide, et jamais femme ne fut plus femme. Ses réceptions, ordonnées avec soin, marquaient toutes les recherches d’une maîtresse de maison soucieuse de plaire ; l’hôtel de la rue Chardin, à la fois somptueux et intime, invitait à la causerie.

Jane Dieulafoy. Gravure extraite de La Perse, la Chaldée et la Susiane par Jane Dieulafoy, paru en 1887

Jane Dieulafoy. Gravure extraite de La Perse, la Chaldée et la Susiane
par Jane Dieulafoy, paru en 1887

« Jane Dieulafoy savait écouter, art presque perdu de nos jours ; elle, dont la culture était si variée, si profonde, si étendue, semblait prendre un plaisir extrême à l’esprit de ses hôtes et le mettait adroitement en valeur... Jamais — ô prodige ! — elle ne parlait d’elle ; il fallait, en quelque sorte, l’y contraindre. Alors, sans affectation, avec une grâce simple et souriante, elle jetait le nom de Marcel dans la conversation, et c’était d’une élégance délicieuse. D’ailleurs, son salon avait un ton de bonne compagnie et comme un air d’aristocratie qui eussent bien étonné les chansonniers qui ne voulaient voir en elle que la Dame en pantalon, et créaient une légende facile autour d’une gloire très pure. »

En 1914, son époux fut mobilisé en tant que colonel du génie et envoyé à Rabat. Jane l’accompagna, mais mais sa santé déclinant soudain, elle fut contrainte de rentrer en France où elle s’éteignit le 25 mai 1916, au domaine familial de Langlade.

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