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Gestion des déchets : comment la salubrité publique devint un enjeu majeur

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Histoire des Français
L’Histoire des Français : systèmes politiques, contexte social, population, économie, gouvernements à travers les âges, évolution des institutions.
Gestion des déchets :
comment la salubrité publique
devint un enjeu majeur
(D’après « Dix-huitième siècle », paru en 1977)
Publié / Mis à jour le dimanche 5 mai 2019, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 10 mn
 
 
 
L’extension des villes, l’augmentation de la population, les fruits sporadiques de l’enrichissement accroissent ordinairement la production d’immondices. Les idées de salubrité et d’ordre public réclamaient que l’on soumît à une police particulière le transit des matières corruptibles ou corrompues. Si c’est le souci d’hygiène qui imposa dans un premier temps l’obligation d’ébouage, la mise en oeuvre de différents traitements liés à la nature des déchets, tant pour les transporter que les traiter, c’est la considération économique qui bientôt prévaut

La gestion des immondices est rendue nécessaire pour cette raison, qu’indique Delacroix en 1869 dans La Science des arts, que « l’homme a été pourvu à la fois d’un instinct conservateur de répulsion contre le fléau [de la putréfaction] et d’une indulgence aveugle envers le mal provenant de son fait ». Cette police a commencé d’abord par régler les rejets dans leur transit obligé par la rue, à ciel ouvert, avant que le XIXe siècle ne les escamote dans des conduits souterrains.

Le ruissellement de la pluie s’égoutte des toits par la « rive d’égout » et rejoint l’ « égout » de la rue, un caniveau central qui recueille aussi bien lessives et eaux de cuisine. Ces eaux pluviales et ménagères sont guidées par les caniveaux jusqu’à la Bièvre ou au ru de Ménilmontant qui les rejettent à la Seine. À la suite du grand débordement de 1740, le prévôt des marchands Turgot — le père du contrôleur des finances — fait daller et murailler le ru. Il en résulta un canal au cours régulier, un égout caniveau à ciel ouvert réservé au seul écoulement des eaux.

Au Moyen Age, les déchets ménagers ne font l'objet d'aucune collecte ni d'aucun traitement
Au Moyen Age, les déchets ménagers ne font l’objet d’aucune collecte ni d’aucun traitement

Les riverains le feront, par la suite, couvrir d’une voûte en plein cintre, soigneusement appareillée, à l’image du Cloaque maxime. L’initiative fera exemple ; à la fin du siècle on s’efforce aussi bien de « supprimer les ruisseaux au milieu des chaussées » (Moyens de rendre parfaitement propres les rues de Paris, par Antoine Tournon, 1789) que de généraliser le dispositif du cloaque. Patte avait vanté, dès 1769, les mérites des « aqueducs souterrains » dans ses Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture ; Tournon propose en 1799 ses « ruisseaux couverts sur le modèle de ceux de la ville de Berne » ; en 1797, Pierre Chauvet répétera, dans son Essai sur la propreté de Paris, que « la base de la propreté de Paris, c’est de faire couler tous les liquides par des canaux couverts ».

Le caniveau, l’égout, la rivière évacuent les eaux, à l’exclusion des « vannes », rejets si chargés de « matières » — terme rarement joint à l’épithète « fécales » qui est sous-entendue — qu’il faut impérativement les décanter dans les bassins des voiries. Si l’ordonnance du 8 novembre 1780 interdit de jeter par les fenêtres « aucunes eaux, urines, matières fécales et autres ordures », les textes officiels distinguent ordinairement les « matières » et les « vannes », selon la consistance. L’ordonnance du 5 août 1786 fait défense aux entrepreneurs de « répandre ni matières, ni eaux claires, autrement appelées vannes, provenant des fosses, dans les rues ».

La commodité de la navigation exige alors que le fleuve ne soit pas obstrué par les atterrissements que produiraient des déversements incontrôlés. Depuis 1685, les tripiers du quai de Gesvre sont astreints à décharger « têtes, ossements, tripailles et autres décombres » dans les barges qu’utilisent déjà les bouchers. Quant aux cuirs, l’ordonnance du 20 octobre 1702 réglemente le ménage des bassins, les « plains » et des dépôts qui s’y forment, les « morplains ».

Au matin, dans les rues, des préposés agitaient des sonnettes pour rappeler qu’il convenait de balayer au devant des portes. L’obligation d’ébouage est minutieusement décrite dans l’ordonnance de police de 1709 : à partir du milieu de la chaussée, boues et immondices doivent être remontées et entassées à l’abri du débord du toit. Ainsi la pluie ne peut les charrier vers le ruisseau médian ; au moindre orage, chaque gargouille saillante « lave plusieurs toises de pavé devant la maison au bas de laquelle elle jette ses eaux ». Quant aux espaces publics sans riverains astreints à l’ébouage, ils sont l’objet de soins variables ; à partir de 1750, on arrose promenades, ponts et quais au moyen de quelque vingt-quatre tonnes. Des compagnies sont chargées d’entreprendre le balayage public ; Chauvet indique à la fin du siècle que l’entrepreneur général Trouillet commande à environ 450 hommes.

Ruelle Sourdis dans le 3e arrondissement de Paris
Ruelle Sourdis dans le 3e arrondissement de Paris. © Crédit photo : Mbzt

Le progrès technique va modifier l’efficacité des nettoiements ; la diffusion du verre à vitre multiplie les devantures et les boutiquiers en viennent à négliger l’obligation de balayage dès lors que les échoppes sont abritées des éclaboussures. En outre, le remplacement des gargouilles saillantes par des « conduites de plomb » ou des « tuyaux de fer fondu » courant sur les murs, affaiblit l’effet des eaux.

Les détritus ménagers, « ordures compactes que les habitants déposent auprès des bornes », sont enlevés chaque matin dans des « voitures si bien closes qu’il ne puisse sortir ordures ni immondices ». Mais Tournon croyait bon, en 1789, d’indiquer des améliorations souhaitables ; il faut modifier la forme des pelles employées par les « gens qui relèvent les boues », mais surtout éviter que « les ordures déposées aux coins des bornes ne pussent désormais être étalées ». Il faudrait, dans cette vue, « établir devant chaque maison, au lieu de l’une des bornes ordinaires, une borne en fer dont l’intérieur fût vide (...) Cette nouvelle borne aurait deux ouvertures ; l’une qui servirait de couronnement et par lequel seraient jetées les immondices, l’autre au bas qui serait close par une porte verticale et à coulisse ».

Les tombereaux des éboueurs transportent hors des murs les gadoues, un mélange de balayures des rues, d’ordures ménagères et de résidus des marchés ; elles sont resserrées dans des voiries d’immondices, distinctes des voiries de vidange et sont traitées pour être vendues aux cultivateurs. La gadoue fraîche ou verte est débarrassée des débris coupants et abandonnée à sa fermentation en gadoue noire. On la tient pour fertilisante ; elle renferme en effet le crottin des rues et la litière de plus de vingt mille chevaux qui vivent à Paris.

Mais l’augmentation de l’emploi du verre va compliquer le triage et au début du XIXe siècle, la gadoue perd de sa valeur d’engrais. La police des immondices est souvent mal acceptée ; c’est que l’intérêt du service public apparaît souvent occulté par l’adjudication à des entrepreneurs privés soucieux de profits. Mais en dépit d’une indiscipline endémique, les règlements sur l’évacuation des boues paraissent plutôt obéis.

Une rue de Paris la nuit, au XVIe siècle. Gravure (colorisée) extraite de Paris à travers les siècles, par H. Gourdon de Genouillac
Une rue de Paris la nuit, au XVIe siècle. Gravure (colorisée)
extraite de Paris à travers les siècles, par H. Gourdon de Genouillac

Toutefois, d’autres sources d’odeurs désagréables répandent un peu partout dans les villes leurs incommodités. Chauvet s’étonnait que « le centre des sciences, des arts, des modes et du goût » fût aussi « le centre de la puanteur ». À l’Opéra même, « où l’on va chercher tout ce qui peut charmer les sens, on est poursuivi par la mauvaise odeur et l’infection des cabinets d’aisance, qui est pire que celle de la mauvaise huile qu’on y brûle ». Dans maint quartier, « les odeurs fétides font flétrir les fleurs (...) Elles fanent le teint de nos jeunes beautés », ce qui est l’ « une des causes (...) de la mode ridicule de se colorer la physionomie, pour imiter l’incarnat des nymphes qui habitent les campagnes ».

Fosses d’aisance mal ventilées, égouts ouverts, cimetières surpeuplés, autant de sources d’émanations offensantes qui passent pour gâter le lait, le vin, les bouillons et ternissent à coup sûr l’orfèvrerie, cependant que fossoyeurs, vidangeurs et cavicoles sont menacés des atteintes brutales du méphitisme. Le dernier quart du siècle verra proposées toute sorte d’innovations en vue de neutraliser à leur source les émanations nocives.

La question est mise au concours en 1777 et reçoit quantité de réponses. Lavoisier préconise la désinfection des fosses par la chaux et l’acide muriatique. Boissieu suggère l’emploi du vitriol martial qui tend à absorber l’ « air puant » et précipite les boues. Cadet de Vaux publie ses « moyens efficaces pour neutraliser les émanations », qui se substitueront au dispositif à soufflets introduit en 1755 par la « Compagnie du Ventilateur ». Il s’agissait en l’occurrence de rendre respirable l’air dans lequel travaillaient les ouvriers des vidanges. Ceux-ci commençaient par placer et sceller au plâtre un « cabinet de menuiserie » sur l’ouverture de la fosse, « assez grand pour contenir deux tonneaux et l’ouvrier qui les remplit (...) Ils n’en sortent qu’en passant successivement par deux portes qui n’ouvrent que l’une après l’autre (...) Ce cabinet est le rendez-vous du vent de plusieurs soufflets qui jouent au dehors (...) et il s’établit un courant d’air qui n’en sort que chargé des vapeurs de la fosse (...) et les force à aller se perdre dans le vague de l’atmosphère ».

L’innovation de Cadet consiste à placer un fourneau sur le faîte de la ventouse, ce conduit de ventilation ouverte des fosses, qu’une ordonnance de 1664 avait rendu obligatoire. Nourri de charbon de bois, le fourneau brûle les vapeurs en une « flamme violette et subtile » haute jusqu’à 3 pieds ; l’appel que provoque la combustion rend inutiles les soufflets qui seront vite abandonnés, cependant que l’entreprise de vidange se pare en 1778 de la nouvelle dénomination de « Compagnie du Ventilateur et des Pompes anti-méphytiques ».

Ancienne rue Saint-Nicolas du Chardonnet, au XVIIe siècle. Gravure (colorisée) extraite de Paris à travers les siècles, par H. Gourdon de Genouillac
Ancienne rue Saint-Nicolas du Chardonnet, au XVIIe siècle. Gravure (colorisée)
extraite de Paris à travers les siècles, par H. Gourdon de Genouillac

Les compagnons des basses œuvres, les cureurs de retrait sont en principe protégés par toute sorte de précautions ; une longue suite d’ordonnances de police visent également à ménager le confort du citoyen en réglant strictement la conduite des vidanges, après chacune desquelles une visite obligatoire de l’inspecteur doit déceler la présence éventuelle de fissures par lesquelles pourraient fuir les liquides. C’est qu’il s’agit d’éviter la pollution des nombreux puits de la capitale — il y en avait quelque 30 000 au milieu du XIXe siècle. Les vidanges sont divisées en « urines » qui emplissent des tonneaux bondonnés et en « matières » que recueillent des tonnes à guichet, « tous si exactement clos et conditionnés, aux termes de l’ordonnance du 18 octobre 1771, que les eaux ne puissent s’écouler, ni les matières s’épancher dans le chemin ».

Il s’en faut de beaucoup, cependant, que les opérations de vidange soient sans incommoder. Ici et là, on cherche à s’affranchir de leur désagrément. Un certain Besset avait proposé en 1779, de substituer aux fosses fixes certaines sortes de récipients qu’il suffirait d’escamoter par une simple manœuvre d’échange. En 1786, l’Académie d’architecture approuve les « commodités portatives » inventées par Giraud ; et la même année, Le Camus de Mézières insiste sur l’opportunité de supprimer toutes les fosses et d’y substituer des « tinettes mobiles » gérées par une compagnie (Guide de ceux qui veulent bâtir, 1786).

Les incommodités inhérentes à la production de déchets et d’excréments sont, en partie, dissimulables. L’obscurité de la nuit est requise par le législateur pour dérober à la vue les flux d’immondices, en attendant au XIXe siècle l’enfouissement des conduits dans le tréfonds des rues. On avait imposé que le balayage fût terminé à 7 heures en été, à 8 en hiver. L’ordonnance du 18 octobre 1771 oblige les vidangeurs à ne « commencer leur travail qu’à 10 heures du soir (..) et à le discontinuer avant le jour » ; elle fait également défense aux charretiers de faire circuler leurs tonneaux durant le jour. Bouchers et tripiers doivent porter leurs rejets dans des bateaux qui quittent la rive avant 7 heures du matin. Tanneurs et mégissiers sont également astreints à des horaires pour leurs vidanges. L’ordonnance précitée limitait en outre les déambulations des vidangeurs.

On s’efforçait ainsi par voie réglementaire d’isoler, autant que se pouvait faire, les circulations incommodantes et de protéger les citoyens d’impressions par trop choquantes. Au demeurant, les sensibilités doivent bien s’affiner qui érigeaient la propreté en vertu et prétendaient ouvrir des territoires à la décence.

Tanneurs travaillant des peaux à deux stades différents : grattage des poils extérieurs et bain dans un bassin de tanin. Gravure extraite du livre des métiers de Jost Amman (Das Ständbuch, 1568)
Tanneurs travaillant des peaux à deux stades différents :
grattage des poils extérieurs et bain dans un bassin de tanin. Gravure extraite
du livre des métiers de Jost Amman (Das Ständbuch, 1568)

Le traitement, hors de la ville, en des lieux spécialisés, des déchets de la vie urbaine était une nécessité permanente. Ces déchets sont conduits et recueillis en masse dans des voiries ; depuis l’édit de 1674, elles sont spécialisées en deux types : d’une part, les « voiries de boues et d’immondices » que nourrissent ordures et balayures ; de l’autre, les « voiries de matières excrémentielles et charognes ». En 1722, on en comptait trois : à Montfaucon, au faubourg Saint-Germain et au faubourg Saint-Marceau. Montfaucon sera agrandi et les autres voiries supprimées en 1781.

Il était, en effet, conforme à la raison de concentrer les opérations insalubres, afin de les isoler dans des sortes de lazarets et de mieux s’opposer par leur réunion à l’infection qui s’y attache. Une telle résolution se manifeste très clairement dans le projet que publia Giraud en 1797 ; il tend à établir une manière de complexe industriel en vue de traiter salubrement les matières des voiries. Giraud prévoyait des fabrications de salpêtre, de minium, de vernis gras, de colle forte, de boyaux ainsi que de briques et carreaux. Cette dernière production eût été, dans ses vues, un sous-produit de la chaleur requise pour chasser les vapeurs pestilentielles des diverses espèces de décompositions : « hermétiquement fermés », les ateliers sont purgés par l’air chaud des fours de la manufacture de briques ; les « tuyaux conducteurs » recueillent cependant les gaz combustibles en volume suffisant pour entretenir un « fanal toujours allumé » ; l’utilité d’une telle torchère est double : elle consume les vapeurs nocives et elle éclaire la décharge nocturne des vidanges.

On observera qu’en accroissant le flux des éléments traitables, les projets de concentration rendaient possibles de nouvelles formes de traitement. L’augmentation des collectivités fait apparaître des solutions inédites dans les efforts encore dispersés qui tendent à réduire l’insalubrité. Les interventions de Viel à la Salpêtrière sont à cet égard très démonstratives : en 1786, il y installe, dans des vues d’hygiène, des « aqueducs » auxquels sont adaptées des « cuvettes fermant la chute des eaux » qui anticipent sur nos siphons modernes (Principes de l’ordonnance et de la construction des bâtiments, 1814). Il a également projeté des batteries de latrines disposées autour d’une immense gaine tronconique traversant les étages. À Bicêtre, il construisit le Grand Égout (1784-86) qui s’épurait dans un dispositif producteur de compost dont l’affermage contribue aux ressources de l’hôpital.

Ce sont là des exemples d’initiatives heureuses ; mais elles demeurent rares. Peu soucieuse d’endosser les frais d’établissements publics, l’administration se résout, le plus souvent, à contenir, par voie réglementaire, les activités insalubres privées. On sait que les tanneurs et les mégissiers avaient été regroupés en 1673 au faubourg Saint-Marcel. Les manipulations d’abats seront cantonnées en 1760 dans l’île aux Cygnes où l’on traitera annuellement quelque cent mille tripes de bovins et cinq fois plus de tripes de moutons.

Tannerie. Peinture de Léonard Defrance réalisée vers 1780
Tannerie. Peinture de Léonard Defrance réalisée vers 1780

La conception autoritaire de ce que l’on appellerait de nos jours, de grands équipements, n’est pas pour autant absente. À plusieurs reprises, de vastes programmes sont mis au concours et soumis au jugement des académies qui exercent la fonction de corps techniques de l’État. En juin 1787, l’Académie des sciences sollicitée d’aviser sur l’édification de nouveaux hôpitaux, suggère une implantation qui était principalement déterminée par le souci d’améliorer l’utilité des égouts existants. Les commissaires recommandent de répartir trois des hôpitaux prévus le long du grand égout Turgot et d’en régler synchroniquement l’usage.

En janvier 1789, c’est la question des abattoirs qui retient l’Académie requise d’examiner 18 « Mémoires et projets pour éloigner les tueries de l’intérieur de Paris ». Toutefois, peu de programmes, même approuvés par les experts, sont réalisés. C’est que l’État ne prend pas directement à sa charge leur exécution. Le pouvoir se renferme à rédiger des prescriptions, des cahiers de « charges » qu’il impose aux entrepreneurs adjudicataires, naturellement portés à réduire la dépense immobilière. Ainsi s’explique le caractère rudimentaire de maintes installations : celles de la voirie de Montfaucon sont bien loin d’atteindre aux perfectionnements rêvés par Giraud pour la production de la poudrette.

À Montfaucon, les basses œuvres côtoient les hautes œuvres. Non loin du gibet, des bassins étagés sur la pente (10 hectares en 15 mètres de dénivelé) reçoivent journellement (52 m3) de matières et autant d’urines. Au fond de ces dépotoirs, les eaux vannes se clarifient de bassin en bassin avant de se perdre dans des puisards ; une violente fermentation agite ces « marmites d’enfer », que la couperose verte apaise en précipitant les boues. Retirées des bassins, les matières concrètes sont étalées sur des aires et hersées jusqu’à dessiccation ; après criblage, cette « pulvis stercorea » ou poudrette est conservée dans des halles pour être vendue aux cultivateurs. On avait l’habitude d’attendre trois ans avant d’user de cette substance comme engrais ; ce délai peut sans doute être réduit par l’addition de tourbe, de cendres, de terreau usé ; mais une ordonnance du 18 octobre 1771 rappelle aux « habitants des villages circumvoisins », l’interdiction « d’enlever des voiries aucunes matières pour en fumer leurs terres, qu’elles n’y aient séjourné au moins trois ans, suivant les règlements ». En dépit de sa valeur fertilisante, l’exploitation de la poudrette (un peu moins de 300 m3 par an) périclite à la fin du siècle ; si bien qu’en 1821, Parent-Duchâtelet remarque à Montfaucon la présence d’importants terrils de cette matière.

Les urines sont employées directement par les chamoiseurs, les fabricants d’orseille ou d’alun. Fermentées puis soumises à des traitements où intervient le plâtre (celui des Buttes-Chaumont justifie le choix du site de Montfaucon), elles donnent des solutions d’alcali volatil prisées pour le décapage des métaux et le fourbissage en orfèvrerie. Mais cette fabrication décroît à mesure que diminue la qualité des « urines », avant même que la chimie ne la relaie par de nouveaux procédés.

C’est que les matières liquides sont de plus en plus diluées alors que se répand l’usage des cuvettes à effet d’eau (un à deux litres par lavage), puis celui du siphon hydraulique (cinq à six litres par manœuvre), enfin celui de la chasse d’eau (quelque dix litres et plus). En outre, la modification progressive des habitudes alimentaires a sans doute contribué à déprécier les excrétions.

Un boucher et son assistant. Gravure extraite du livre des métiers de Jost Amman (Das Ständbuch, 1568)
Un boucher et son assistant. Gravure extraite du livre des métiers
de Jost Amman (Das Ständbuch, 1568)

Si le Paris des Lumières est difficilement identifiable à l’espace propret que figurent les graveurs de l’Encyclopédie, lorsqu’ils montrent des ateliers nets de poussière et des pavés purs d’immondices, c’est toutefois une ville où se marque clairement une volonté d’assainissement, quoiqu’en puissent dire des chroniqueurs obsédés par les seuls embarras. Le XIXe siècle de la monumentalité édilitaire et de la montée des pouvoirs bourgeois, tendra pareillement à ignorer l’œuvre du siècle précédent. Il faut pourtant rappeler la construction des « égouts immenses [en fait, une douzaine de kilomètres] qui entourent tout un côté de Paris et le débarrassent d’immondices pestilentielles ». Ce furent bien là des « monuments de l’administration [de] Turgot » (Supplément au Nouveau Dictionnaire historique, 1784) qu’admiraient justement les contemporains.

En définitive, les choix techniques et les dispositions réglementaires semblent avoir convenablement fonctionné pour régler l’évacuation des immondices que produisait incessamment la vie d’un demi-million d’habitants ; on fera toutefois cette réserve qu’une faible fraction des urines, la moitié peut-être, parvenait aux voiries ; le reste, contrairement aux règlements, diffusait en ruissellements et infiltrations qui assurent cependant à la longue une salutaire minéralisation. Le XIXe siècle rompra cet espèce d’équilibre en autorisant le rejet des eaux vannes à l’égout, et en transformant par là, une demi-siècle durant, la Seine en cloaque, avant que les autorités ne se résolvent à disposer des champs d’épandage.

Il est vrai que les difficultés n’ont cessé de croître avec la population ; les faubourgs en viennent à entourer les voiries initialement établies en pleine campagne. Giraud, en 1797, proposait judicieusement de supprimer Montfaucon et d’y substituer deux établissements plus excentriques. Inversement, on pouvait s’efforcer de contenir l’expansion du peuplement ; l’intention en est clairement expliquée dans la Déclaration royale du 18 juillet 1724 : « Au point de grandeur où la ville est parvenue, on ne saurait y souffrir de nouvel accroissement sans l’exposer à la ruine » ; et, désormais, ce sont des motifs de sûreté interne qui sont invoqués, car s’il s’agit bien de « maintenir une bonne police pour la sûreté et le nettoiement » ; l’extension empêcherait de « distribuer la police dans toutes les parties d’un si grand corps ».

Mais cette volonté de limitation n’en sera pas moins niée par l’octroi de dérogations d’où sortiront le faubourg Saint-Honoré et les quartiers du Maine et de la Chaussée d’Antin. C’est ainsi que l’on verra en mainte circonstance, des choix politiques contrecarrer des choix techniques heureux, comme l’étaient la concentration et le traitement en quantité des activités insalubres, ou encore l’autonomisation d’établissements hospitaliers ou carcéraux. Les décisions les plus significatives d’un siècle classificateur avaient poussé à l’adoption de systèmes séparatifs, si propices aux récupérations ; par la suite, le grossier « tout-à-l’égout » tendra à les confondre ; avant qu’on ne tente de les rétablir de nos jours, dans la vue de rationaliser le traitement des rejets de la cité.

 
 
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