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14 janvier 1867 : mort du peintre Jean-Auguste-Dominique Ingres

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14 janvier 1867 : mort du peintre
Jean-Auguste-Dominique Ingres
(D’après « Gazette des beaux-arts : courrier européen
de l’art et de la curiosité » paru en mai 1867
et « Revue moderne » paru en janvier 1867)
Publié / Mis à jour le dimanche 14 janvier 2024, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 14 mn
 
 
 
La vie de celui qui fut l’élève de David, lauréat de l’école des Beaux-Arts et chef de l’École française est un exemple, non moins que son oeuvre : une lutte de l’homme contre la pauvreté et contre les obstacles qui ne manquent guère au début de la carrière ; une lutte de l’artiste contre l’indifférence du public, les dédains et les injustices de la critique ; une lutte du chef d’école contre les tendances opposées aux siennes

Jean-Auguste-Dominique Ingres naquit le 29 août 1780 sur la paroisse Saint-Jacques, à Montauban. Il n’est pas indifférent de savoir que son père Jean-Marie-Joseph, originaire de Toulouse, était peintre, sculpteur, au besoin architecte, et qu’ainsi, par l’éducation première qu’il reçut dans la maison paternelle avant d’entrer chez David, Ingres se rattachait au XVIIIe siècle. Lui-même a raconté la vie de son père dans une courte notice en forme de lettre publiée dans la Biographie de Tarn-et-Garonne :

« Jean-Marie-Joseph Ingres naquit à Toulouse (en 1754). Son père, que j’ai vu dans mon enfance, était maître tailleur ; il vécut très âgé. Mon père entra très jeune à l’Académie de Toulouse ; il eut pour maître, je crois, M. Lucas, sculpteur célèbre, professeur de ladite Académie ; il fit plus tard un voyage à Marseille, puis il se fixa et se maria à Montauban avec Anne Moulet, ma mère (12 août 1777). Il était très aimé et très apprécié de la haute société de la ville et de Mgr de Breteuil, évêque de Montauban, dont il fit le portrait de profil en grand médaillon. Cet évêque occupa beaucoup mon père à l’évêché et dans sa maison de plaisance nommée Bretolio, située près de la ville [l’Hôtel de Ville de Montauban, qui abritait l’évêché avant la Révolution, avait été habilement décoré par Ingres père].

Jean-Marie-Joseph Ingres, père de Jean-Auguste-Dominique. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1804)

Jean-Marie-Joseph Ingres, père de Jean-Auguste-Dominique.
Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1804)

« Mon père était né avec un génie rare pour les beaux-arts. Je dis les arts, car il exerçait la peinture, la sculpture et même l’architecture avec succès. Je le vis construire une maison considérable dans notre grande rue.

« Si M. Ingres père avait eu les mêmes avantages qu’il donna à son fils, de venir étudier à Paris, chez le plus grand de nos maîtres, il eût été le premier artiste de son temps. Mon père, qui dessinait parfaitement, peignait aussi la miniature. Il fut professeur de dessin dans les premières maisons d’éducation. Il peignit d’après nature des vues de paysages qui le disputent à Nicole même, excellent artiste en ce genre.

« Il n’était embarrassé de rien. Il faisait en sculpture des terres cuites, depuis les sphinx et les figures d’abbés lisant, que l’on plaçait dans les jardins, jusqu’aux statues colossales de la Liberté, qu’il était forcé d’improviser dans nos temples pour les fêtes des décades de la République, pendant les horribles journées de la Terreur. Il faisait avec la plus grande facilité les ornements de tout genre, dont il a décoré les hôtels de ce temps avec un goût délicieux. Il dessina, au crayon rouge, la figure académique d’un fleuve qu’il envoya à Toulouse ; elle lui valut le titre de membre de cette Académie, qui siégeait au Capitole. Enfin par son aimable caractère, sa bonté, ses goûts éminemment artistiques, il s’attirait toutes les sympathies. Chacun voulait l’avoir et jouir de sa société.

« Il allait souvent à Toulouse, sa patrie, se retremper, pour ainsi dire, dans cette grande et belle ville, presque aussi riche alors en monuments d’art que Rome, à qui elle ressemblait. Il aimait à se retrouver avec ses amis d’enfance, tous artistes distingués ; il m’emmenait toujours avec lui dans ses courts voyages. Il me laissa à Toulouse avant 93 pour y continuer mes études d’art à l’Académie, chez les dignes et grands artistes Roques, Vigan, et chez Briant, paysagiste, qui sauva tant d’objets d’art dont il forma le musée dans le couvent des Grands-Augustins.

« Sans être musicien, mon père adorait la musique et chantait très bien avec sa voix de ténor. Il m’inculqua le goût de la musique et me fit apprendre à jouer du violon. J’y réussis assez bien pour être admis comme violon au Grand-Théâtre de Toulouse, où j’exécutai à l’orchestre un concerto de Viotti avec succès.

« En 1804, époque où je remportai à Paris le grand prix de Rome, ce bon père vint m’y voir ; il fut témoin de mes premiers succès. Ce fut aussi à cette époque que je peignis son portrait qui doit figurer un jour dans le musée Ingres. Il repartit avec l’ardent désir de revoir son pays et, à mon vif et inconsolable regret, je ne le revis plus Une goutte remontée l’enleva encore jeune à sa patrie. Il fut regretté et pleuré de ses compatriotes. À cette époque, j’étais à Rome. C’est là, monsieur, ce que mes souvenirs et le sentiment le plus tendre de mes regrets me rappellent de mon père. Je suis heureux et reconnaissant des soins que vous voulez bien prendre pour perpétuer sa mémoire. »

Jean-Auguste-Dominique Ingres. Autoportrait à 24 ans

Jean-Auguste-Dominique Ingres. Autoportrait à 24 ans

Voilà donc un jeune homme qui est élevé en plein XVIIIe siècle, dans une province où la réforme de David n’avait pas encore triomphé, et qui en était restée sans doute aux errements de Boucher et de Vanloo. À l’âge de douze ans (avant 1793) il étudiait à l’Académie de Toulouse, et il partageait son temps entre le dessin et la musique, car son père lui avait mis à la main un crayon rouge et un violon, ne sachant pas au juste s’il en ferait un musicien ou un peintre. Parmi les professeurs de l’Académie se trouvait un paysagiste, Briant, qui prétendait avoir deviné les aptitudes de son élève et voulait le confiner dans le paysage.

Cette branche de l’art commençait à se transformer. Tandis que Lantara et Bruandet continuaient à battre les buissons et à planter leurs chevalets dans les bois, Valenciennes, croyant renouveler le paysage historique de Poussin, n’y admettait, de parti pris, que des arbres d’une haute noblesse et des personnages de marque ou des héros. La terre, à ses yeux, devait être habitée non par des hommes, mais par des mortels, et au lieu d’être naïvement antique, il était conventionnellement ennuyeux, même lorsqu’il représentait « les bosquets odorants de Paphos et d’Amathonte. » Il paraît que ce Briant était converti déjà aux nouvelles doctrines, et qu’il enseignait le beau feuillé dans la dernière perfection.

Ingres, après avoir docilement appris les recettes au moyen desquelles on exprimait la philosophie du platane, la majesté du chêne et l’élégie du saule pleureur, finit par perdre patience et se sépara de son maître, non sans garder peut-être une certaine rancune au paysage, à en juger du moins par le peu de place qu’il lui a donné dans son oeuvre.

Cependant, Ingres père avait ouvert à Montauban une école de dessin d’après la bosse et le modèle vivant, et il sollicitait pour cette école naissante l’appui de la municipalité ; mais, soit qu’il ne l’eût pas obtenu, soit que son fils lui parût digne de plus hauts enseignements que ceux d’une pauvre école de province, il prit la résolution de l’envoyer à Paris et de le faire entrer chez David.

C’était en 1796. La grande Révolution commençait à s’apaiser. Le Directoire gouvernait la France ; l’empire de la galanterie avait succédé au règne de la Terreur. L’école de David, quelque temps dispersée, s’était reconstituée à nouveau. Elle était remuée, bruyante, retentissante de paradoxes et de théories nouvelles, mais elle rentrait tout à coup dans un profond silence dès qu’on annonçait l’arrivée du maître, maître imposant et redoutable, non seulement par l’absolu de ses nouvelles convictions de peintre, mais par les souvenirs qui s’attachaient à son rôle et à son nom.

Jupiter et Thétis. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1811)

Jupiter et Thétis. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1811)

Quelle figure fit le jeune artiste de Montauban dans l’atelier de David ? Y fut-il remarqué ? Cela est peu probable. Ingres sortit des rangs en l’année 1800 lorsqu’il concourut pour le prix de Rome et qu’il eut le second prix sur un tableau qui est un morceau surprenant par la force et la maturité hâtive du talent qu’il annonce. Le sujet du concours était : Antiochus renvoyant son fils Scipion fait prisonnier sur mer. Il s’y trouve déjà des qualités de premier ordre, particulièrement une habileté supérieure dans l’art de draper une figure et d’en écrire les plis. Ingres, par la suite, aura peut-être un plus grand goût de draperie et un style plus fier ; il aura une manière plus personnelle de les jeter et de les ajuster au corps ; mais déjà il est maître dans cette partie si importante de la grande peinture. Il dispose les plis avec une aisance rare, et il les formule avec un savoir consommé. Sans doute ses plis, comme ceux de Drouais, trahissent l’étude assidue des marbres antiques mais cette étude a été combinée avec l’observation de la nature vivante et agissante, et par une exécution légère, fine, souple, il les a fait passer du domaine de la sculpture dans celui du peintre.

La situation du trésor public ne permit pas d’exécuter le décret de la Convention qui mettait à la charge de l’État l’entretien des lauréats à Rome. Pensionnaire sans pension, Ingres dut rester cinq ans à Paris, vivant comme il pouvait, travaillant pour les éditeurs de livres à figures et dessinant des antiques pour le musée Bouillon. C’est à lui que l’on doit la figure du Discobole qui brille entre toutes, dans ce beau recueil, par la perfection de son mouvement et de son modelé.

Quand il dessinait un objet dans l’unique intention de l’imiter fidèlement, Ingres avait un œil aussi clairvoyant que l’instrument du photographe. Il y a tel de ces dessins de ceux justement qui remontent à cette époque de sa vie qui offrent un accent de vérité si vraie qu’on les dirait calqués sur une image de la chambre obscure. Ce n’était pas du reste à des crayons que se bornaient alors les travaux d’Ingres, car avant son départ pour Rome il fit deux portraits excellents, celui de son père et le sien propre, qui sont l’un et l’autre datés de 1804.

Un peintre qui dans une seule année en était réduit, pour ne pas se rouiller, à faire le portrait de son père et le sien propre, devait être bien peu favorisé de la fortune, bien abandonné du gouvernement et des hommes. Nous savons, en effet, qu’il vivait alors très péniblement. Il s’était lié d’une étroite amitié avec deux artistes aussi pauvres que lui et, comme lui, destinés à une grande célébrité : Bartolini et Fétis. L’un était un sculpteur florentin qui se trouvait, par une heureuse coïncidence, avoir exactement la même conception de l’art que le jeune peintre de Montauban, son condisciple. Ils avaient les mêmes sentiments et les mêmes pressentiments. Ils entrevoyaient, sans toutefois s’en rendre bien compte, que le style de David devait être retrempé dans la nature, source de toute variété, sous peine de tourner bientôt au poncif. Bartolini pensait qu’il fallait reprendre l’art au point où l’avaient laissé les Ghiberti, les Donatello, et les autres grands Florentins du XVe siècle.

La Grande Odalisque. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1814)

La Grande Odalisque. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1814)

Comme Ingres, il avait en horreur tout ce qui est convention académique, formes toutes faites, figures officielles, apprises par cœur. Il aimait la tradition, parce qu’elle soutient les faibles et les forts, mais non pas l’érudition, parce qu’elle tue les naïfs. Il disait que l’imitation rigoureuse était le principe de toute beauté et il répétait déjà : chia sa copiare, sa fare (qui sait copier, sait faire) ; parole remarquable si on la comprend dans son véritable sens, et si on la rapproche de cette phrase écrite par Ingres dans une lettre à son ami Gilibert, de Montauban : « Dessine, peins, imite surtout, fût-ce de la nature morte ; toute chose imitée de la nature est une œuvre, et cette imitation mène à l’art ».

Enfin, en 1806, un portrait de Napoléon fut commandé à Ingres pour l’Hôtel des Invalides, un grand portrait en pied où le personnage devait être peint sur son trône dans la pompe et la pourpre de son costume impérial. La peinture en est lourde. Les rouges du manteau impérial semblent avoir déteint, les jaunes sont faux et les chairs ont l’aspect de l’émail. Le peintre n’avait encore ni la préoccupation ni le sentiment de l’effet, sentiment qui du reste lui a manqué plus d’une fois dans ses grands ouvrages. Il n’avait pas non plus la notion du jeu des couleurs, de la manière dont elles peuvent mutuellement se surexciter ou s’adoucir, et contribuer à l’harmonie du tout par leur exaltation, leur apaisement ou leur silence. Mais, à vrai dire, la couleur était pour Ingres une qualité secondaire, non seulement parce qu’elle est subordonnée dans l’esthétique du grand art à l’éloquence du dessin, mais aussi parce qu’il n’en avait ni le sentiment, ni l’instinct, ni l’amour.

Du reste, le portrait de Napoléon eut peu de succès parmi les personnes dont le jugement avait alors le plus d’autorité, et qui disposaient de la renommée. Gérard en parla froidement, et ce fut probablement un artiste rivé dès l’enfance au calembour, comme Carie Vernet, qui, devant le portrait exposé au Salon de 1806, laissa tomber ce mot : c’est malingre.

Après cinq années d’attente et de misère, Ingres put enfin entrer en possession des privilèges attachés au grand prix. Amaury Duval, père du peintre, chargé alors de la direction des beaux-arts, obtint les fonds nécessaires pour payer à Ingres son voyage de Rome et sa pension. Sur ce voyage et sur les excursions qu’il put faire ensuite comme pensionnaire de la villa Médicis, nous avons quelques renseignements, trop rares sans doute, mais d’autant plus précieux qu’ils nous sont livrés involontairement par le voyageur lui-même dans une longue suite de dessins au crayon ou à la plume, qui, çà et là, sont accompagnés de notes concises, griffonnées à la hâte.

L'Apothéose d'Homère. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1827)

L’Apothéose d’Homère. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1827)

Une chose nous frappe tout d’abord, c’est la facilité prodigieuse avec laquelle un peintre, qui ne connaissait pas la perspective et qui ne voulut jamais la connaître, prenait au pied levé des vues de monuments que l’on croirait saisies par un architecte de profession. Son œil avait une justesse photographique. Aussi les erreurs de perspective sont-elles très rares dans ses dessins faits directement d’après nature, sur le terrain.

Il est remarquable que notre voyageur ne passe pas un jour sans dessiner. Il prend sur toutes choses des notes graphiques. Il fait provision des éléments de toute espèce qui entreront un jour dans ses compositions, pour y figurer, non comme les souvenirs d’un érudit, mais comme les accessoires significatifs de quelque drame auguste. Édifices, mausolées, maisons, archivoltes, meubles, pliants, chaises, ustensiles, armures, costumes militaires, ecclésiastiques et civils, habits monastiques, flambeaux, candélabres, crosses, mitres, bijoux, missels, riches reliures, armoires en bois sculpté, sièges antiques, tables Moyen Age ou Renaissance, il dessine tout en croquis vifs, pleins de feu et de saveur, et s’il a en tête un projet de tableau dans lequel un de ces objets puisse entrer, il le dessine alors avec l’attention la plus patiente, la plus délicate, avec une précision religieuse, avec amour.

Très personnel et en même temps facile à influencer, prompt à l’assimilation et fort habile à choisir, peu fertile, d’ailleurs, peu inventif, il recherchait toutes les sources d’invention. Il paraît même s’être rappelé que Léonard de Vinci, ce génie inquiet, profondément curieux et chercheur, avait conseillé à ses élèves de considérer parfois attentivement les taches accidentelles des vieux murs, comme pouvant offrir aux imaginations nonchalantes d’heureux agencements de lignes et des formes imprévues. En regardant l’acajou de sa commode, Ingres découvre dans les veines du bois un ensemble de traits qui lui représente un bienheureux ravi au ciel par des anges, et à l’instant même il en trace le dessin sur le papier. Il se peut donc que l’aveugle hasard, dans ses combinaisons sans nombre et sans fin, rencontre la beauté, touche à la grâce.

Le séjour de Rome ne pouvait manquer d’exercer une grande influence sur l’esprit et le talent d’Ingres. Le sentiment de l’antique respire dans l’Œdipe, peint en 1806. C’est aussi le premier tableau où se révèle, dans son tour particulier, le style d’Ingres, avec ce qu’il a d’original et d’appris. À la période qui s’étend de 1806 à 1820, appartiennent une Baigneuse vue de dos, Jupiter et Thétis, Raphaël et la Fornarine. Une grande composition qui représente Romulus vainqueur d’Acron, se fait remarquer par le mouvement, la variété et la beauté qui y règnent. L’attitude de la figure principale, de celle sur qui les yeux se fixent tout d’abord, est fière et énergique. Le geste du bras gauche, les plis de la tunique sur la jambe gauche, sont bien du style d’Ingres.

Louise de Broglie, comtesse d'Haussonville. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1845)

Louise de Broglie, comtesse d’Haussonville. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1845)

Dans le Songe d’Ossian, empreint de la fausse poésie du temps, l’artiste n’était pas sur son terrain ; il y revint dans le Virgile. Tout le monde connaît cette belle et sévère composition, l’un des chefs-d’œuvre de la peinture française. Le tableau perdu qui avait pour titre : Raphaël et le cardinal Bibiena, offrait, dans la disposition des trois personnages, une réminiscence charmante du fameux Mariage de la Vierge du musée Brera. On sait que le cardinal avait voulu marier Raphaël avec une de ses parentes et comment la mort de l’artiste rompit les engagements pris de part et d’autre.

À ce premier séjour d’Ingres à Rome appartiennent encore la Françoise de Rimini, la première Chapelle Sixtine, la Grande Odalisque de la galerie Pourtalès, le Roger délivrant Angélique et plusieurs tableaux anecdotiques. Le tableau des Clefs de saint Pierre, l’une des belles compositions d’Ingres, clôt dignement cette phase féconde de sa carrière.

À Florence, où il demeura de 1820 à 1824, Ingres peint son Entrée de Charles V à Paris, une variante de sa Chapelle Sixtine, et son Vœu de Louis XIII. On sait que ce tableau, exposé à Paris, y fit sensation. Jusque-là les ouvrages du jeune maître n’avaient guère trouvé d’accueil parmi ses compatriotes, et il fallait toute la ténacité du caractère d’Ingres pour s’obstiner dans sa voie en dépit de l’indifférence publique. Cette fois le charme fatal semblait rompu ; la gloire paraissait répondre à l’appel persévérant de l’artiste. Profitant de cette faveur nouvelle de l’opinion, Jean-Auguste-Dominique Ingres se mit en route pour rentrer dans sa patrie.

De retour à Paris, il travailla à la célèbre Apothéose d’Homère, grande composition où le peintre a réuni et groupé tous les génies qu’il regardait comme formant la postérité légitime d’Homère, sa famille universelle, ses contemporains d’immortalité. On a signalé, dans l’Apothéose, quelques omissions caractéristiques. Ingres était intraitable sur ce point. Cet ouvrage peut être regardé comme la profession publique des opinions du maître sur l’art et sur la littérature. Après vint le Saint Symphorien, l’un des chefs-d’œuvre d’Ingres.

Tout le monde a devant les yeux le geste sublime du saint marchant au martyre. L’admiration est aujourd’hui unanime pour ce tableau. Alors les critiques ne manquèrent pas. Elles furent passionnées, injustes ; on se vengeait des récents succès du peintre. Mais du moins il n’y avait plus cette indifférence mortelle qui avait failli le décourager. On contestait, mais on disputait. Ingres avait conquis le combat. Il fit vers cette époque son portrait de M. Bertin. Il peignit aussi le comte Molé. Ingres était alors à son apogée. C’est le plus beau moment de sa carrière. Son talent, dans toute sa force, excité par la lutte et par l’espérance de la victoire, déploie toutes ses ressources, revêt tout son éclat.

La Vierge à l'Hostie. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1852)

La Vierge à l’Hostie. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1852)

Ce fut alors qu’il fut nommé directeur de l’École française à Rome. Il convenait à la place et elle lui convenait. Ingres rentra dans la Ville éternelle comme dans son domaine. Il revenait comme maître là où vingt-huit ans auparavant il était venu comme élève ; il s’asseyait au foyer de Raphaël, non plus comme un inconnu qui demande l’hospitalité, mais comme un ami de la maison qui a droit de pénétrer dans le lieu le plus secret ; il entrait consacré dans le sanctuaire. Il retrouvait l’ombre de Poussin entre les restes précieux de la sculpture antique et les chefs-d’œuvre de la peinture moderne. Il se mit à l’œuvre sous d’augustes influences. Ses ouvrages de cette période, qui va de 1834 à 1841, sont : la Stratonice, la Vierge à l’Hostie, la seconde Odalisque et le Portrait de Cherubini.

La Stratonice est, sans contredit, un des tableaux les plus séduisants qui soient sortis du pinceau d’Ingres. Les œuvres qui suivront, parmi lesquelles il y en aura d’exquises, ne témoigneront plus de la même force et de la même sève ; l’arbre fleurira encore, il ne croîtra plus.

Revenu à Paris en 1841, Ingres peignit plusieurs portraits, celui du duc d’Orléans, ceux de Mme d’Haussonville, de Mme de Rothschild. Il fit les cartons pour les vitraux de la chapelle funéraire de Saint-Ferdinand, et dessina cette angélique figure de saint Raphaël, pour laquelle le nom semble l’avoir inspiré. Deux chefs-d’œuvre marquent cette dernière phase de la vie d’Ingres : la Vénus anadyomène et la Source. Toute la plus pure fleur du génie d’Ingres est dans ces deux figures. C’est dans la beauté nue de la femme qu’il a donné de ce génie amoureux de la ligne pure, sinon la plus haute et la plus puissante, du moins la plus charmante et la plus complète expression.

Personne n’a oublié cette belle Vénus dont de petits Amours baisent les pieds sur la crête d’une vague. Ingres semble ici avoir voulu rivaliser avec Apelles, en nous représentant Vénus à sa naissance, telle que nous la peignent, d’après le maître grec, les épigrammes de l’Anthologie, tordant ses beaux cheveux pour en exprimer, au sortir des flots, l’onde amère. Plus belle peut-être encore est la Source. Elle a mis le public sous son charme. La critique parle d’elle avec amour : les lignes onduleuses de cette ravissante création se sont empreintes dans l’imagination contemporaine.

La Source. Peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1856)

La Source. Peinture de
Jean-Auguste-Dominique Ingres (1856)

« Mon plus grand mérite, disait-il un jour, c’est d’avoir persisté, en dépit de mes amis qui me conseillaient de faire des concessions. » La volonté, une volonté obstinée, au service d’une conviction absolue, tel est, en effet, le trait le plus saillant du caractère d’Ingres et la raison principale de la hauteur à laquelle il s’est élevé. On ne l’a jamais vu fléchir dans la voie qu’il s’était tracée pour atteindre au sommet de l’art. Son génie, c’était la ténacité. Sa tête, dans le portrait qu’il fit de lui-même à 24 ans, porte l’empreinte frappante de la décision ; ses yeux brillaient de vivacité et d’ardeur ; toute sa personne donnait l’idée de la force concentrée.

On peut dire qu’il était né pour le rôle que les circonstances lui ont fait prendre. Sa vie entière fut une lutte : lutte de l’homme contre la pauvreté et contre les obstacles qui ne manquent guère au début de la carrière ; lutte de l’artiste contre l’indifférence du public, les dédains et les injustices de la critique ; lutte du chef d’école contre les tendances opposées aux siennes, contre les romantiques, les réalistes, les fantaisistes. Ingres ne désarma jamais, lors même qu’il régna. Il demeura jusqu’à la fin entier, intraitable ; il est mort debout et dans son armure.

Ce n’était pas, comme on le pourrait croire, faute de comprendre et de sentir les maîtres qui avaient excellé dans une voie autre que la sienne. Il savait en causant leur rendre justice, pourvu qu’ils ne fussent pas ses contemporains ; car, à ceux-ci, il ne pardonnait pas ; il se voilait la face devant leurs œuvres, criant que l’abomination de la désolation était dans le temple. On l’a entendu parler de Rubens et des Hollandais dans les termes de l’admiration la mieux sentie ; mais il protesta toujours contre Eugène Delacroix, et, dans ce rival qu’on lui opposait, il ne vit jamais qu’un corrupteur de l’art et de la jeune génération des artistes. De là ses colères, aussi sincères que violentes. Ce qu’il voulait surtout préserver, c’était l’enseignement. Ingres était fanatique de tradition. C’était l’homme de l’autorité ; il la subissait et voulait l’imposer. Sur ce point nul compromis ; c’était sa mission de transmettre pur, aux générations à venir, le feu sacré qu’il avait pris sur l’autel des maîtres et de son dieu Raphaël.

Lui-même, cependant, avait subi plus d’une influence, et l’on pourrait, en y regardant de près, saisir dans son œuvre la trace de ses admirations diverses. Quand on voit plusieurs de ses tableaux réunis, on est frappé des différences de manière qui s’y révèlent, bien que le même sentiment règne partout. On l’a vu passer de David à Flaxman et de celui-ci à Raphaël. Il fut aussi romantique à son heure et à sa façon ; il s’inspira de Dante comme il s’était inspiré de Virgile, courtisa l’Arioste et s’égara une fois dans les brumes d’Ossian. Lui qui appelait la couleur une idole, il eut des veines de coloriste. Plus d’une fois, il quitta la grande peinture pour l’anecdote historique ; il fit des tableaux de genre au pied du Capitole, il eut de l’esprit à la barbe du Moïse. Ingres a beaucoup cherché, beaucoup combiné ; éclectique de l’art, il a frappé à plus d’une porte. Mais, dans toutes ses tentatives, il a gardé le respect de l’art, de lui-même et du public ; il a appliqué les principes des maîtres à tous les sujets qu’il a traités. Cette fidélité aux principes, avec un certain tour particulier d’esprit et de sentiment, forme l’originalité d’Ingres et l’unité de son œuvre, en dépit des variations de manière.

Un critique distingué a fait remarquer le caractère français qui, malgré la prédilection d’Ingres pour Raphaël, semble le rattacher au Poussin, dans une certaine façon littéraire et distinguée de comprendre l’art, dans la tendance à l’abstraction, dans la prédominance du caractère sur l’expression, de la ligne sur la couleur, dans l’ordre, dans la clarté, dans un ensemble de qualités tempérées qui n’exclut ni la vigueur du style ni la fierté de l’accent. Chez nous, l’art n’est pas, comme autrefois en Italie, une poésie populaire, un produit spontané du temps et du climat ; c’est une branche de la littérature cultivée, une fleur de civilisation aristocratique.

Jean-Auguste-Dominique Ingres

Jean-Auguste-Dominique Ingres

Il y a dans Ingres du Corneille et du Racine. Il y a aussi des influences modernes. Ingres est un classique qui a respiré l’air de son siècle. C’est à l’esprit nouveau qui a revivifié l’histoire, à la connaissance plus intime des différentes sociétés humaines, que notre grand peintre a dû cette faculté remarquable d’entrer dans le caractère des temps et des pays auxquels il empruntait les sujets de ses compositions. De là ces curiosités savantes de son pinceau, l’observation des types, des mœurs, des costumes, animée par un sentiment finement poétique. On voit qu’il s’est rendu compte de la complication qu’apportait dans la question de l’art le progrès de l’érudition et de la critique.

On a reproché aux œuvres d’Ingres l’absence de vie. Ce reproche n’est pas absolument juste ; il est vrai pourtant que les compositions du maître offrent souvent quelque chose de froid et de terne. Ce défaut tenait sans doute à l’homme, mais il lui venait aussi du temps et du public. Ingres n’aimait pas la nature en elle-même, mais pour la beauté abstraite que l’art en pouvait tirer et savait fixer en types immortels. En revanche, il avait le culte du génie humain, de son labeur, de ses créations. De là sa tendance à étudier le beau plutôt dans les ouvrages des hommes que dans ceux de Dieu. Il se brouilla avec Bartolini quand celui-ci commit l’hérésie de vouloir remplacer l’étude des maîtres par celle de la nature. Lui ne la voulait voir que sous le jour classique.

 
 
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