Personnages : biographies Vie, oeuvre, biographies de personnages ayant marqué l’Histoire de France (écrivains, hommes politiques, inventeurs, scientifiques...) Sedaine (Michel-Jean) (D’après un article paru en 1884) Publié / Mis à jour le dimanche 7 février 2010, par LA RÉDACTION Temps de lecture estimé : 7 mn Qu’un simple tailleur de pierre soit devenu l’auteur du Philosophe sans le savoir, c’est-à-dire d’un des chefs-d’oeuvre de notre théâtre, peut-on le contester, alors que Sedaine lui-même s’est plu à l’affirmer dans les vers qu’on va lire : Arraché chaque jour à l’humble matelas, Où souvent le sommeil me fuyait quoique las, J’allais, les reins ployés, ébaucher une pierre, La tailler, l’aplanir, la retourner d’équerre ; Souvent le froid m’ôtait l’usage de la voix, Et mon ciseau glacé s’échappait de mes doigts ; Le soleil, dans l’été, frappant sur les murailles, Par un double foyer me brûlait les entrailles. Mais si le fait en lui-même n’est pas niable, il ne saurait se passer de quelque explication, et ce serait une erreur de croire que c’est en s’adonnant au dur métier qu’il décrit que Sedaine sentit se développer en lui le goût des lettres. L’histoire atténue sur ce point l’intéressante légende que sa modestie s’accommodait d’accréditer, en nous apprenant qu’avant de tailler des pierres il avait préludé aux études des poètes ; en sciant un bloc, il pouvait, à son choix, chanter en ouvrier un refrain de Vadé, ou scander et cadencer comme un écolier de l’Université des vers d’Horace et de Virgile ; ces deux poètes, a dit un de ses biographes, étaient ses consolateurs ; il dut leur demander bien souvent du soulagement au début d’une vie qui le mettait tout jeune encore aux prises avec le malheur et la misère. Né à Paris en 1719, fils et petit-fils d’architectes, Sedaine n’était point un enfant ordinaire. Un de ses oncles, frappé du goût prononcé que, dès l’âge le plus tendre, il avait montré pour l’étude, et désireux de lui fournir le moyen de tirer parti de ses heureuses dispositions, s’engagea à pourvoir à son éducation, et le fit entrer au collège. Il ne devait pas y achever ses classes. Comme il était en seconde, son oncle mourait subitement, lui léguant, il est vrai, une somme de dix mille francs : c’était plus que suffisant pour qu’il pût terminer ses études à loisir. Par malheur, au même moment son père, dissipateur, borné d’esprit et de coeur, était complètement ruiné. A la poursuite de je ne sais quelle affaire, il emmena Sedaine avec un autre de ses fils dans le fond du Berry, et, tuteur sans scrupule, il employa les dix mille francs dont il avait le dépôt au payement de quelques-unes de ses dettes ; puis il mourut, de remords peut-être, laissant sans aucunes ressources une femme et trois fils, dont deux en bas âge. Maison de Sedaine au XIXe siècle, à Paris Devenu chef de famille à quatorze ans, ne comptant que sur lui seul pour nourrir sa mère et ses deux frères, c’est alors que Sedaine se décida virilement à entrer dans un chantier de tailleur de pierre. Ce fait qui l’honore ne doit pas surprendre d’un jeune garçon qui faisait déjà du dévouement sa règle de conduite : Mme de Vandeul, la fille de Diderot, raconte qu’obligé de ramener son jeune frère du Berry, il le mit dans le coche, se résignant, quant à lui, à faire la route à pied. Les voyageurs étaient touchés, dit-elle, du courage de cet enfant, qui par le froid donnait ses habits à son frère, et cheminait à côté de lui péniblement ; ils intercédèrent près du conducteur qui, ému à son tour, finit par lui donner place à ses côtés. Mais, tout en prenant le tablier et le ciseau du tailleur de pierre, ce fils d’architecte recherchait un moyen de faire vivre sa famille plus efficace que celui qu’il pouvait obtenir de l’insuffisant travail de ses mains. Comme ouvrier il voulait apprendre autrement, et mieux peut-être que par la théorie, la connaissance de la coupe des pierres, l’une des plus essentielles de l’art de bâtir, et cet art, devenu bientôt sa profession, il l’exerça pendant de longues années ; ce ne fut, en effet, qu’en 1752 que parut le premier recueil de ses poésies. En tête du volume est son portrait, encadré dans un médaillon autour duquel sont de petits génies jouant, les uns avec une lyre, un masque de théâtre, une houlette ; les autres, avec un niveau de maçon, des livres et un plan d’architecture. « Ces quelques détails pourront, dit-il, faire deviner ma profession, et je m’attends bien que quelque lecteur, qui y aura pris garde, pourra me dire en forme d’avis : Soyez plutôt maçon. - Mais pourquoi ne serais-je pas maçon et poète ? Apollon, mon seigneur et maître, a bien été l’un et l’autre. Pourquoi ne tiendrais-je point un petit coin sur le Parnasse auprès du menuisier de Nevers ? Pourquoi n’associerais-je point ma truelle au villebrequin de maître Adam ? Je sais bien qu’on a lieu de se défier qu’un maçon poète ne maçonne mal, et qu’un poète maçon ne fasse de méchants vers ; là-dessus j’ai fait mon choix : j’aime encore mieux passer pour mal versifier que pour mal bâtir ; c’est pour vivre que je suis maçon : je ne suis poète que pour rire. » Sedaine devait être pris au mot de sa modestie. Non seulement beaucoup de gens ne voulurent jamais voir en lui qu’un homme de lettres amateur, mais il en est d’autres même qui allèrent jusqu’à lui contester, fût-ce au degré le plus modeste, la qualité d’architecte, s’obstinant à ne le traiter qu’en tailleur de pierre, et comme un vulgaire maçon ; il est hors de doute cependant qu’a l’époque où il publiait son premier recueil, ce maçon, comme il s’appelait, pouvait prendre un titre professionnel plus relevé ; s’il n’eût fait partie, en effet, de la corporation des architectes, comment aurait-il pu devenir ce qu’il a été, secrétaire de l’Académie d’architecture ? Ce fut un entrepreneur de maçonnerie nommé Buron qui, frappé de l’intelligence et de l’habileté de Sedaine, le retira du chantier où il l’avait enrôlé, pour en faire d’abord un maître maçon, et ensuite le conducteur de ses travaux. La bienveillance de cet homme devait être un jour singulièrement profitable à sa famille. Sedaine en avait gardé une très vive gratitude ; on le vit bien le jour où il apprit que son ancien patron, ruiné à son tour, mourait laissant sans moyens d’existence un petit-fils résolu à se suicider, par désespoir de ne pouvoir continuer ses études de peinture. Il ne se déchargea sur personne des soins de relever le courage du malheureux jeune homme, et de lui fournir comme à son propre enfant les moyens de se perfectionner dans son art. Celui à qui l’ancien tailleur de pierres remettait ainsi ses pinceaux en mains, devait s’illustrer un jour sous le nom de David. Mais tandis qu’il occupait chez Buron ses modestes fonctions, Sedaine se faisait remarquer des clients avec qui il était en rapports journaliers par son originalité et sa gaieté. Un d’entre eux se prit pour lui d’une affection véritable ; c’était un ancien lieutenant criminel au Châtelet, nommé Lecomte, ami des lettres et des artistes. Il pressentit l’avenir de Sedaine et lui dit un jour : – Vous vous êtes trompé de vocation, pourquoi ne cherchez-vous pas à faire autre chose que ce que vous faites ? – Je ne demanderais pas mieux, répondit Sedaine, si j’avais seulement douze cents livres de rente. – Vous les avez chez moi dès aujourd’hui, reprit l’excellent M. Lecomte, je vous logerai, vous vivrez avec nous ; je vous donnerai six cents livres par an, et la liberté de faire ce qui vous plaira ; veillez à la conservation de mes bâtiments, épargnez-moi ce qu’un autre me coûterait, et je serai encore votre obligé. Sedaine accepta l’offre comme elle lui était faite, cordialement ; et bientôt après il allait occuper, sur les terrains alors ombragés de la Roquette, le pavillon d’une maison qui appartenait à ses hôtes, et que plus tard ils lui léguèrent. Devenu, grâce à l’amitié de M. Lecomte, maître de lui-même, Sedaine ne devait point faillir aux espérances qu’avait fondées sur lui son généreux ami. Écoutant les propositions que Monet, le directeur des théâtres de la Foire Saint-Laurent, était venu lui faire, il écrivit sa première oeuvre dramatique, le Diable à quatre ; cette comédie à ariettes, dont la musique est de Philidor, eut un succès éclatant ; elle éclipsa toutes les pièces qui se jouaient dans les baraques de la Foire, et on s’accorde généralement à la considérer comme le premier spécimen du genre de l’opéra comique. Le Diable à quatre fut joué en 1758, Sedaine avait près de quarante ans ; à cette première pièce vont succéder d’année en année, et sans interruption, les nombreux ouvrages qui composent son théâtre : ce fut d’abord Blaise le savetier, et Rose et Colas, un petit chef-d’oeuvre de grâce et de simplicité ; puis, On ne s’avise jamais de tout. Les premiers succès de Sedaine lui prouvaient bien que le théâtre était sa véritable vocation ; il s’y livra tout entier, étonnant le public par la rapidité et aussi par le mérite de ses compositions. Aux ouvrages que nous avons déjà cités, ajoutons le Roi et le Fermier, le Déserteur, les Sabots, Félix, Richard Coeur-de-Lion, Aucassin et Nicolette, le comte d’Albert, Guillaume Tell, etc. Autant de pièces, autant de succès ; mais c’est avec le Philosophe sans le savoir, et la Gageure imprévue, pièces qui appartiennent au répertoire de la Comédie française, que Sedaine a conquis ses véritables titres littéraires. Sedaine, créateur avec Beaumarchais du théâtre moderne, étonnait le public. Il le déconcertait par son naturel sans apprêt, par son éloquence sans l’ombre d’effort ni de rhétorique, par son mépris pour les procédés auxquels on l’avait accoutumé. Doué d’un coup d’oeil juste et d’un tact très sûr, dès qu’il avait trouvé le moyen d’établir la situation principale de son drame, il rejetait dédaigneusement toutes les observations, tous les conseils fondés sur l’usage et la routine théâtrale. Il osait tout, et il osait heureusement, puisque ses pièces, tombées aux premières représentations, se relevaient, et étaient jouées, non pas vingt fois, comme l’a dit Grimm, mais cent fois de suite. La postérité s’est montrée plus juste envers Sedaine que ne le furent jamais ses contemporains. Peu d’écrivains, en effet, ont été en butte à des critiques aussi amères, à des railleries aussi insultantes que celles dont cet homme de mérite a été l’objet. Ne pouvant nier ni ses succès, ni son talent de composition dramatique, ni son imagination qui lui faisait trouver des effets de théâtre tout nouveaux dans les conceptions les plus simples ou les plus hardies, on lui contestait, nous ne disons pas l’art du style, mais la simple faculté d’écrire en français : « Son ignorance est extrême, écrivait la Harpe, et s’il n’a qu’une faible théorie de l’architecture, il n’en a aucune de la grammaire ; cependant, ajoute-t-il, son talent n’est pas méprisable ; cet homme, qui écrit si mal, a fait de temps en temps de petits morceaux que les bons faiseurs ne désavoueraient pas. » Combien était différente l’appréciation de Diderot et de son ami Grimm ! Diderot portait Sedaine aux nues. « S’il savait écrire, dit Grimm, il ferait revivre la comédie de Molière ; aucun poète n’a jamais allié à tant de finesse et de naturel tant de simplicité ; il dessine ses caractères avec une véritable force comique, et l’économie de ses pièces est pleine de ce jugement qui accompagne toujours le vrai génie. Tu taillais des pierres, s’écrie-t-il, pendant que les poètes tes confrères étudiaient la rhétorique ; tu n’as pas appris à faire des phrases, c’est vrai, tu ne sais faire que des mots ; mais quelle foule de mots vrais, simples, ou pathétiques ! » L’écrivain cependant qui excite un tel enthousiasme chez quelques-uns, n’était pas même regardé comme un homme de lettres par quelques autres qui raillaient son style pour se croire fondés à mépriser en entier ses ouvrages. Quelles clameurs, quel déchaînement de haine quand cet homme exempt d’intrigue, quand ce septuagénaire est enfin admis, après quarante ans de succès, à l’Académie française ! Ni le Philosophe sans le savoir, ni la Gageure imprévue, n’avaient paru le rendre digne de cet honneur ; ce fut le succès retentissant de Richard Coeur de Lion qui le lui valut. Il faut lire ce qu’écrit la Harpe à cette occasion dans sa Correspondance littéraire, et sur quel ton il parle de Sedaine. « Sa nomination, dit-il, n’est que le prix de sa persévérance à se présenter... Le public se demande comment on a pu recevoir à l’Académie un pareil écrivain ! Eh, messieurs, nous ne l’avons pas reçu, c’est vous qui l’avez fait entrer. Le roi, ajoute la Harpe, a demandé qui répondrait à Sedaine le jour de la réception : on lui a dit que c’était Lemierre ; sur quoi il a cité fort plaisamment ces deux vers de Richard Coeur-de-Lion : Quand les boeufs vont deux à deux, Le labourage en va mieux. » Au discours simple, modeste et si bien fait que Sedaine prononça le jour de sa réception à l’Académie, Lemierre répondit ainsi : « Vous avez su éviter les difficultés de l’art d’écrire, lui disait Lemierre, par des moyens qui vous sont tout personnels ; toutefois l’expression, le mot propre, celui du coeur, ne vous a jamais échappé... Aussi cette compagnie, dépositaire de la langue, s’est souvenue que si elle se fait une loi de couronner les talents qui ont contribué à la perfection du langage, elle devait aussi ses palmes à l’imagination, au naturel, à l’entente raisonnée du théâtre. » Cette opinion de l’Académie, si convenablement exprimée par Lemierre en 1786, ne devait pas être en 1796 celle de l’Académie nouvelle reconstituée par la Convention, qui avait d’abord balayé toutes les anciennes académies. Si l’on se rappelle le peu d’estime qu’en ce temps on accordait au drame, et l’anathème dont on flétrissait ce genre bâtard, comme on l’appelait alors, on s’étonnera moins du dédain témoigné au Philosophe sans le savoir, que l’on refusait de compter à Sedaine pour un titre littéraire. Voltaire, on le sait, qui a toujours redouté que le drame en prose ne supplantât la tragédie en vers, apprenant que Sedaine venait d’écrire un drame historique, Maillard, ou Paris sauvé, écrivait : « On m’a parlé d’une tragédie en prose qui, dit-on, aura du succès. Voilà le coup de grâce donné aux beaux-arts. » Ce même Voltaire cependant, devenu plus juste pour Sedaine, s’écriait, au sortir d’une séance de l’Académie où il avait remarqué quelques plagiats littéraires : – Ah ! monsieur Sedaine, c’est vous qui ne prenez rien à personne ! – Aussi ne suis-je pas riche ! répondait Sedaine. Et c’est ce littérateur à l’esprit facile, original et vif entre tous, cet honnête homme porté moins d’un an auparavant, avec d’autres artistes et savants illustres, pour une pension de 3000 livres, sur une liste dite de reconnaissance nationale, que le Directoire ne jugea pas à propos de rappeler à l’Académie reformée, lorsqu’elle devint l’une des classes de l’Institut national. Sedaine se montra blessé et affligé de cette exclusion. Un tel chagrin aurait pu être épargné à ce vieillard dont il avança les jours ; Sedaine, en effet, se montra plus sensible à l’injustice qu’à la récompense dont il avait été l’objet, et, le coeur gonflé d’amertume, il mourut âgé de soixante-dix-huit ans, le 17 mai 1797, dans les bras de Ducis qui a écrit son éloge. Même rubrique > voir les 165 ARTICLES Saisissez votre mail, et appuyez sur OKpour vous abonner gratuitement Vos réactions Prolongez votre voyage dans le temps avec notreencyclopédie consacrée à l'Histoire de France Choisissez un numéro et découvrez les extraits en ligne ! Numéro ? Magazine d'Histoire de France N° 44 (traditions, légendes, fêtes, métiers, personnages...) Magazine d'Histoire de France N° 43 (traditions, légendes, fêtes, métiers, personnages...) Magazine d'Histoire de France N° 42 (traditions, légendes, fêtes, métiers, personnages...) 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