LA FRANCE PITTORESQUE
Henri IV anoblit un faquin
le régalant d’une dinde
(D’après « La Joie de la maison », paru en 1902)
Publié le dimanche 23 octobre 2022, par Redaction
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Avec Henri IV, point de faste et d’apparat : c’était le roi bonhomme par excellence. On l’approchait aisément, les deux seigneurs qui d’ordinaire l’accompagnaient en voisinage, Crillon et d’Aubigné, couchaient dans sa propre chambre et, sans se gêner, le roi Henri s’arrêtait parfois chez un ami dont il savait la fidélité, usait de son hospitalité, à charge de revanche dans ses résidences de Pau ou de Fontainebleau. Ainsi fit-il un soir...
 

Suivi d’un seul serviteur, il heurta à la porte d’un brave lieutenant qui, ayant maintes fois combattu sous ses ordres, lui était dévoué corps et âme.

— Entrez, noble seigneur, fit la femme de l’officier, qui crut avoir affaire à quelque chef d’armée, battant la campagne en ce moment. Entrez, mon époux est loin d’ici, retenu par le bon plaisir de notre prince bien-aimé ; mais, puisque vous êtes de ses amis, vous trouverez même en son absence bon accueil, bon repas et bon gîte.

— Merci, fit Henri, charmé du riant minois et des beaux yeux de la jeune dame.

Puis, enfourchant une escabelle.

— Vous devez, cependant, le vouer au diable le plus noir, ce prince qui dépareille brutalement le gentil ménage que vous devez faire, car, vertudieu ! vous êtes aussi jolie que votre mari est brave !

— Dieu me garde d’ainsi mal penser ! J’aime le roi par-dessus tout ; mais il est vrai que je pâtis fort de l’éloignement de mon seigneur et maître que je préfère à tous les cavaliers du monde. Ainsi vous, beau sire, tout galant homme et joyeux que vous êtes, vous ne me plaisez pas le quart autant que me plaît mon époux.

Et ce disant elle fit une petite révérence pas mal impertinente, mais dont le roi rit bonnement, car sa petite hôtesse l’amusait : elle n’était point sotte ni triviale, avait des idées drôles, de vives saillies et l’on ne vieillissait pas auprès d’elle.

Cependant le temps s’écoulait et vers le soir son caquet sembla diminuer ; elle devint pensive, presque sombre et, après plusieurs courses à l’extérieur, elle finit par tomber dans un complet mutisme. Son air triste et marri intrigua son hôte qui voulut savoir le sujet de sa peine, craignant que sa présence ne devînt gênante ou indiscrète.

Henri IV

Henri IV

— Oh ! que nenni, mon bon seigneur, dit-elle piteusement, mais je vais vous parler sans ambages. Nous sommes à jeudi et, si je ne me trompe, demain : « vendredi chair ne mangeras. » Or, nos prudents bouchers, par crainte de dommage, ne conservent aucune viande qui pourrait leur rester pour compte... Et j’ai fait courir la ville, les faubourgs, la banlieue, sans trouver quoi que ce soit à vous offrir pour le souper.

— Ceci est grave, murmura le roi qui avait faim.

— Cependant...

— Cependant ?

— ... J’ai aperçu chez mon plus proche voisin, appendue à son croc, une dinde superbe, grasse, dodue...

— Et... ne veut-il pas la vendre ? fit Henri vivement.

— Mon Dieu... oui...

— Eh bien ?

— C’est qu’il met une condition.

— Inacceptable ?

— Quasi, noble seigneur.

— Voyons la condition et... dépêchons, car l’estomac me descend aux talons.

— Donc, mon voisin, brave homme mais vulgaire, veut bien céder la dinde si je l’autorise à venir en manger sa part à vos côtés, Monseigneur, à votre propre table !... Est-il donc possible que pareil vilain mange et boive avec un personnage de votre rang !... Et pourtant en cas de refus rien à faire !... Ah ! je le connais bien tête de mulet !

— Pour n’être qu’un vilain, il peut être honorable.

— Oh ! pour ça, j’en réponds ! c’est même un fervent royaliste et de plus un joyeux compagnon qui connaît les histoires désopilantes de dix lieues à la ronde et vous fera rire un bon coup tandis qu’on apprêtera la dinde qu’il entend lui-même apporter céans.

— Ventre-saint-gris ! qu’il vienne et sa bête avec lui. Je meurs d’inanition et s’il tarde quelque peu je risquerai de les dévorer tous les deux !

La dame avait dit vrai : le faquin était sans pareil et jamais le roi ne rit, but et mangea de si bon cœur. Le repas terminé :

— Mon ami, lui dit-il, merci de ta dinde : elle était excellente, et merci à vous belle dame, du gai camarade que vous m’avez donné : des deux, vous me voyez charmé.

— Oh, sire ! s’écria le bonhomme, culbutant son escabelle et tombant aux pieds d’Henri. Oh mon roi ! comment ai-je pu m’asseoir en votre présence, et comment à présent faire pardonner pareille outrecuidance !

— Le roi !... le roi !... fait en écho la jeune femme interdite et se prosternant aussi, le roi !

— Eh oui ! reprend l’autre ; le roi que, malgré son modeste équipage, j’ai reconnu à son entrée dans notre village... Je vous ai suivi de loin, Sire, n’ayant qu’un désir, un désir fou, de vous voir et contempler de près et tout mon soûl. Aussi, lorsque ma voisine est venue demander ma dinde, j’ai saisi l’occasion unique et sans pareille qui s’offrait à moi et j’ai sollicité l’honneur de manger à votre table. Mais, encore un coup, que faire pour mériter le pardon de mon roi ?

— Rien de plus, mon brave que de continuer à l’aimer et de le servir fidèlement, dît Henri cherchant à le relever.

— Sire, de grâce, laissez-moi en cette humble posture. Certes la gloire de mon prince me sera toujours chère ; mais, je ne puis songer sans douleur combien elle sera ternie par la condescendance dont vous avez usé, tolérant à vos côtés et traitant de pair un pauvre homme comme moi, artisan de la dernière ville du royaume. Sire, que dira-t-on, que pensera-t-on de vous ?

— Est-ce donc là malheur ? fit le Béarnais.

— Malheur... oh, certes... mais malheur réparable.

— Tu dis !... et par quel moyen ?

— Par le moyen des lettres de noblesse que je sollicite très humblement, de Votre Majesté ; car, mon cœur vous appartient ; je suis Français, mon nom est sans tache et je suis, autant qu’un autre, digne de devenir gentilhomme.

— Tes sentiments me plaisent, fit Henri souriant ; mais, dis-moi, quelles seront tes armes ?

— Ma dinde... elle me fait aujourd’hui assez d’honneur pour cela ?

— Ventre-saint-gris ! l’idée est bonne, et j’agrée ta demande : tu auras, je le jure, tes lettres de noblesse.

Le roi éclata de son bon et franc rire, tandis que l’artisan au comble du bonheur se répandait en bénédictions et remerciements.

Nul sujet du grand roi ne lui fut plus fidèle. Il acheta une toute petite terre qui fut érigée en châtellenie sous son nom qu’il entendait garder tel que l’avait porté ses pères. Le tout était plus que modeste, ses armes seules furent splendides : de sable semé d’étoiles d’or à la dinde en pal affrontée d’azur. Et sa devise fut celle du brave cœur qu’il était : « A mon roy tout mon bien. »

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