LA FRANCE PITTORESQUE
Fromage de Roquefort : itinéraire
d’un produit unique et protégé
(D’après « Le Roquefort » (par Eugène Marre), paru en 1906)
Publié le mercredi 7 avril 2021, par Redaction
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Si un document du XIe siècle semble indiquer que les Caves ce Roquefort étaient connues bien avant cette date, à l’origine les producteurs de fromage apportaient simplement en dépôt leurs produits aux caves pour les y faire saler et affiner, moyennant rétribution, et les reprenaient ensuite pour les consommer ou pour les vendre. Bientôt, la production augmentant, la consommation croît également avec la prospérité de ce commerce, et c’est au XVIe siècle que le privilège de la fabrication est accordé par le parlement de Toulouse au seul village de Roquefort.
 

Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue (1797), l’historien Bosc dit que la « propriété des Caves de Roquefort est connue depuis bien longtemps, comme on peut s’en convaincre par un acte des archives de Conques par lequel Frotard de Cornus, donnant à ce monastère ses alleus des Enfruts, de las Menudes, de Malpoiol et de Nègra-Boissière, déclare, entre autres revenus dépendant de ces terres, deux fromages qui doivent lui être payés annuellement par chacune des Caves de Roquefort : et donat unaquaeque cabanna duos fromaticos », document datant du règne de Philippe Ier, vers l’an 1070.

En 1338, l’hôpital de Millau, pour faire saler son fromage à Roquefort, dépense 60 sous », rapporte l’abbé Rouquette dans ses Recherches historiques : « Item costero los fromagges da Roquefort da salar LX s. » En 1411, « dernier d’avril », des lettres patentes de Charles VI défendent de saisir les fromages qui sont dans les caves de Roquefort, pour cause de dettes, sauf à défaut d’autres biens meubles. Dans ces lettres, il est expliqué qu’à Roquefort il n’y a ni vin, ni blé, sauf du blé de mars, et qu’il y a des caves « moult froides en l’esté desquelles les gens du pais d’environ qui ont fromaiges les y aportent pour les illec conroyer [arranger] et mieulx assaisoner et prennent la peyne et diligence, moiennant certain argent o aultres proffits qu’ils ont et prennent de ceulx à qui sont les fromaiges, dont les dicts suppliants gaignent leur pain et soutiennenl leurs povres vies ».

Préparation à la traite

Préparation à la traite

Les lettres patentes octroyées par Charles VI furent confirmées par François Ier, Henri II, François II et Louis XIII, les 6 février 1518, 8 septembre 1550, septembre 1560 et 10 décembre 1619. Une pièce de procédure datée de 1439 nous fait connaître que la communauté de Roquefort revendiquait le droit de percevoir chaque année, à la Saint-Luc, une forme de chaque personne apportant des fromages pour les préparer et les saler dans les caves, destinant le produit de ces prélèvements à la réparation des murs et fortifications et autres charges du dit lieu.

Mais ce genre de commerce, en raison de l’éloignement des vendeurs, de leurs relations peu étendues et des difficultés de communication, dût devenir pénible et difficile à un moment donné, surtout lorsque la production augmenta, et c’est sans doute sous l’influence de ces difficultés que les propriétaires de caves furent amenés progressivement, d’abord à vendre, pour le compte des cultivateurs, les fromages affinés, ensuite à acheter ferme pour lur propre compte, des fromages frais qu’ils revendirent mûrs. « Le négociant intéressé à la réputation de son fromage, dit Limousin-Lamothe dans son Mémoire sur Roquefort, le soigna mieux ; la consommation augmenta ; la prospérité de ce commerce ne fit que s’accroître et le pays tout entier dût sa fortune à ces caves dont peut-être le hasard seul avait fait connaître la propriété. »

En 1547, un arrentement de la dîme des fromages est consenti par la communauté de Roquefort à un nommé Fabre moyennant huit quintaux trois pèzes et demi de fromages (la pèze était un poids utilisé en plusieurs endroits du Rouergue, mais n’ayant pas partout la même valeur. Cette valeur semble avoir varié, d’après Affre (Dictionnaire des institutions, mœurs et coutumes du Rouergue), entre 20 et 25 livres) : « per lo près et quantitat de huech quintals tres pèzas et miéza de fromatgés bons et marchans de aquels que se levaran deI comu : promet paguar lod. Fabre losd, fromatgés als dictz sendictz quant losd, sendictz et la communa n’aura nécessitat de jour en jour et tout en continuen. »

En 1550, les habitants de Roquefort sollicitent et obtiennent du parlement de Toulouse un arrêt qui leur assure le privilège de la fabrication des fromages et défend à tous individus, manants ou autres de s’occuper de cette fabrication en dehors du village de Roquefort, sous peine d’une amende de six livres par quintal.

Cette juridiction, jalouse de conserver au fromage de Roquefort sa juste réputation, défendit plusieurs fois de mettre en vente, sous son nom, des fromages d’origine différente, témoin l’arrêt suivant du parlement en date du 31 août 1666, « qui fait très expresses inhibitions et défenses à tous merchandz, voyturiers et autres personnes de quelle qualitté et condition qu’ils soient qui aurons prins et achepté du fromaige dans les cabanes et lieux du voysinage du dit Roquefort, de le vendre, bailler, ny débiter en gros ny en détail pour véritable fromaige de Roquefort à peine de mil livres d’amende et d’en estre enquis », rapporte Marcorelles dans son Mémoire sur le fromage de Roquefort. Le dernier acte du parlement de Toulouse date du 31 janvier 1785.

Un manuscrit de 1552 nous apprend qu’à la foire tenue annuellement dans la petite ville de Creissels, les transactions sur le roquefort seul laissaient cinq à six mille livres de profit. En 1554, le Juge Mage du Rouergue étant venu à Saint-Affrique à l’occasion d’un procès entre les consuls de cette ville et l’évêque de Vabres, on lui offrit des fromages de Roquefort « comme un présent digne d’un homme de son importance », pouvons-nous lire dans la Notice sur les caves et les fromages de Roquefort de Roques et Charton.

En 1664, fut établi le livre compoix des terres et du village de Roquefort relevant alors de la généralité de Montauban. Le compoix établissait la contenance, le bornage, la valeur de chaque parcelle de terrain et fixait la taille due au roi. Sur le compoix de Roquefort figurent quelques caves, entre autres la « cavane de l’abbaye de Nonenque » (Les grandes usines : Caves de Roquefort, Aveyron, de Turgan).

Chargement des fromages

Chargement des fromages

Des documents recueillis par Affre dans les comptes consulaires de recettes et de dépenses de la communauté de Millau, indiquent que les consuls de cette ville faisaient des cadeaux de fromage de Roquefort aux hommes qu’ils avaient le désir de ménager ou d’intéresser à leurs affaires, tels que l’Intendant de la Généralité et ses secrétaires, les hommes d’affaires chargés de représenter Millau au Grand Conseil, au Parlement ou ailleurs :

« Et, pour ne pas être trompés sur la qualité du produit, un des consuls se rendait à Roquefort pour choisir ce qu’il y avait de mieux. Le 25 août 1683, 2 quintaux, 75 livres furent payés à raison de 28 livres le quintal et adressés à M. de Pégueirolles à Toulouse, avec le nom, l’adresse et la qualité des personnes auxquelles les fromages étaient destinés, pour les remercier des services rendus dans le procès de la communauté contre le prieur de la paroisse. En 1701, le 8 novembre, un achat de 4 quintaux, 14 livres fut fait à Mme Vernhet née Réfrégier, au prix, cette fois, de 36 livres le quintal. »

Cet usage de faire des présents aux tout-puissants du jour cessa en 1766, sur la demande de l’un d’eux, s’il faut en croire le document relevé par Jules Artières dans les Archives de Millau : « La communauté, dit-il dans les Annales de Millau, avait depuis bien longtemps l’habitude d’envoyer chaque année à l’Intendant de Montauban une charge de fromages de Roquefort ; elle s’imposait à ce sujet de 300 livres.

« En 1766, M. de Gourgue estimant que c’était là un usage abusif et onéreux pour la ville, écrivit à l’Administration communale qu’il y aurait un bien meilleur usage à faire de ces fonds, notamment en l’employant au soulagement des pauvres de la ville et qu’en conséquence il lui saurait gré de ne plus lui faire à l’avenir pareil envoi ». En 1704, le Dictionnaire universel de Trévoux dit que « le roquefort, le parmesan et le fromage de Sassenage en Dauphiné, sont des fromages fort estimés ».

« Le 21 décembre 1724, rapporte encore Affre dans son Dictionnaire des institutions, on servit sur la table de son Eminence l’Archevêque de Paris un des deux superbes roqueforts à lui offerts par M. l’abbé de Glandières de Bussac, archidiacre dans la Cathédrale de Rodez, qui était dans l’usage de renouveler tous les ans ce cadeau. Le duc de Noailles qui dînait ce jour là à l’Archevêché, fit le plus grand éloge du produit rouergat. »

Dans son Mémoire sur le fromage de Roquefort, Marcorelles nous apprend qu’en 1754 on comptait vingt-six grottes propres à recevoir les fromages fournis par cinquante mille brebis paissant sur les pâturages abondants de l’immense plateau du Larzaç. Il se faisait de ce fromage, qui voyageait à dos de mulet, une consommation importante, non seulement dans le Rouergue et le Languedoc, mais encore dans la Provence, le Dauphiné, le Roussillon, la Gascogne, à Lyon, à Bordeaux, à Paris. On en expédiait même en Italie, en Angleterre et en Hollande et dans les îles françaises. Marcorelles est le premier auteur sérieux qui traite avec détails de la préparation technique du roquefort. Son mémoire est reproduit, dans ses parties essentielles, par l’abbé Rozier, en 1786 (Cours complet d’Agriculture : mot Fromage).

« Les derniers fromages que vous nous avés envoyés se sont trouvés excellents, écrivait à la date du 13 février 1767, M. de Bertin, conseiller d’Etat et prieur de Coubisou, à M. Saltel notaire à Espalion et juge du dit Coubisou. Je voudrais fort faire parvenir à mon frère l’évesque de Vannes, avant le caresme prochain, un pareil envoy ; mais aurés-vous la facilité de les lui adresser à Vannes en Bretagne. Vous pourriés les adresser par Toulouse, à M. Perceval greffier de la 2e chambre des enquestes, rue Sainte-Catherine à Bordeaux, avec prière de ma part de les faire passer, à la 1re occasion, à Vannes. Cela allant par eau sera long, mais moins coûteux », rapporte Affre.

Raclage des fromages

Raclage des fromages

D’après le Dictionnaire universel de la Géographie commerciale de Peuchet, on faisait à Roquefort, à la fin du XVIIIe siècle, des fromages de lait de brebis très estimés et on en expédiait beaucoup à Paris. « Le fromage de Roquefort est sans contredit le premier fromage d’Europe » écrivent Diderot et. d’Alembert dans l’Encyclopédie, en 1782. Desmarest (Fromages de Roquefort), en 1784, donne de nombreux détails techniques presque textuellement empruntés à Marcorelles ; il nous apprend que « le fromage de Roquefort est, de tous ceux qui se font en France, celui qui a le plus de réputation par la délicatesse de son goût, la fermeté de sa pâte et le persillage qui se forme dans certaines parties de sa masse ».

Il nous apprend aussi qu’il est produit par les brebis paissant sur le Larzac, sur le canton de Causse-Nègre dans le Gévaudan et dans quelques parties du diocèse de Lodève, depuis les premiers jours de mai jusqu’à la fin de septembre et que l’on compte à Roquefort vingt-six caves. « Les bonnes qualités du fromage de Roquefort, dit-il, sont d’être frais, d’un goût fin et délicat, bien persillé, c’est-à-dire parsemé dans l’intérieur de veines d’un vert bleuâtre. » On expédie surtout le fromage affiné à Nîmes, Montpellier, Toulouse, et à Bordeaux et Paris dès que les chaleurs sont passées ; de ces centres commerciaux, le fromage se répand dans les provinces voisines et même à l’étranger.

Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue, l’abbé Bosc considère le roquefort comme « le premier fromage de l’Europe » et nous apprend que les caves dans lesquelles on l’affine sont au nombre de vingt-six et sont connues « de toutes les parties de la France et des états voisins ». Ces caves « ont été formées ou du moins ébauchées par la nature : on les a agrandies pour les rendre plus commodes. On voit, en différents endroits du rocher où les caves sont creusées et surtout près du pavé, des fentes ou de petits trous irréguliers, d’où sort un vent froid et assez fort pour éteindre une lumière qu’on approche de l’ouverture, mais qui perd sa force à trois pieds de sa sortie. C’est à la froideur de ce vent qu’on attribue celle qui règne dans les caves. »

Le transport des fromages se faisait autrefois à dos de mulet dans des caisses ouvertes portant la marque des fermes qui les avaient confectionnés. Il fallait 20 ou 24 jours, nous dit Affre, pour le transport des pièces à destination de Paris et cela coûtait 16 livres le quintal.

En 1802, l’historien Alexis Monteil signale dans sa Description du département de l’Aveyron l’importance déjà considérable de l’industrie du roquefort et donne, entre autres détails, les suivants : « Les fromages qu’on porte à Roquefort, viennent, la plupart, des Montagnes du Larzac. Les propriétaires des caves les achètent, depuis le commencement de floréal [fin avril / début mai] jusqu’à la fin de fructidor [fin août / début septembre]. Ils coûtent de 6 à 7 sous la livre et se vendent, à leur sortie des caves, environ 50 fr. le quintal, poids de marc.

Réclame pour le roquefort Société (1932)

Réclame pour le roquefort Société (1932)

« Les principaux débouchés sont Paris, Bordeaux et les grandes villes du Midi. On a tenté d’en faire des envois en Amérique ; mais ce n’est qu’en les renfermant dans des boîtes de plomb qu’on parvient à les conserver pendant la traversée. En général, ce fromage ne peut être transporté que difficilement ; ce n’est que par les plus grandes précautions qu’on peut l’empêcher de s’altérer. »

« On sait qu’ils viennent du Rouergue, dit encore Alexis Monteil en parlant des fromages de Roquefort dans son Histoire des Français des divers états. Le caillé qu’on emploie est fait de lait de brebis et d’un peu de lait de chèvre ; il est brisé jusqu’aux plus petites parties. Lorsqu’il est retiré des formes, il est ceint d’une bande de toile, et c’est alors un fromage qui est porté au séchoir, puis aux caves où on lui donne le sel en l’en frottant sur les deux plats de sa surface. Ensuite, on racle, à plusieurs reprises, le duvet qui se forme sur la croûte, après quoi on le laisse mûrir sur des tablettes au milieu des courants d’air, qui se forment par les interstices des rochers où les caves sont creusées. Ce fromage délicat, fin, crémeux, marbré, piquant, vous tient toujours sur l’appétit, vous le donne ou vous le rend. »

Girou de Buzareingues (Mémoire sur les Caves de Roquefort), en 1830, parle de dix caves à fromage dont cinq seulement « ont des soupiraux à courant d’air extrêmement froid qui vous pénètre et vous glace, même en été » ; Abel Hugo (La France pittoresque : Aveyron), en 1835, en signale une vingtaine, et Limousin-Lamothe (Mémoires de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron), en 1841, en compte 34 dont 23 naturelles.

« De 1670 jusqu’en 1789, rapporte une notice de Turgan publiée en 1867 (Les grandes usines), cette industrie ne prit pas un grand développement : il ne devait pas se produire alors plus de 2000 quintaux de 50 kil. de fromage ; le pays était privé de toute bonne voie de communication ; le fromage frais était porté à Roquefort à dos de mulet et, une fois mûr, il était expédié par le même procédé ; c’est tout au plus si ces produits pouvaient arriver à Toulouse, Montpellier, Le Vigan.

« Le commerce était, en 1790, réuni presque entièrement entre les mains de trois rivaux : la plus ancienne maison était celle de Delmas frères ; venaient après, celle de Laumière aine et celle d’Antoine Arlabosse. D’après les livres de cette époque, il devait se produire environ 5 000 quintaux de fromage. De 1800 à 1815, ce fut une période de prospérité qui créa de grandes fortunes relativement à celles de cette époque ; la production augmenta de cinq mille à dix mille quintaux. De 1815 à 1830, ce fut, au contraire, une période fatale, causant de nombreuses déconfitures et des ruines rapides occasionnées par la concurrence acharnée que se firent les négociants.

« Le fromage frais s’achetait à 50 fr. les 100 kil., prix moyen ; il tomba tout à coup à 40 fr. et les usines de Roquefort passèrent dans de nouvelles mains étrangères au pays. Durant quinze ans, la production resta stationnaire, le commerce n’offrant plus à l’agriculture des prix rémunérateurs. En 1840, vint à Roquefort une maison de Montpellier, Rigal et Cie, tenter le monopole de l’exploitation. Toutes les caves furent affermées. Mais ce monopole ne dura guère que deux années, 1840, 1841 ; on chercha, on trouva de nouveaux emplacements de caves ; il fallut lutter et c’est de cette lutte qu’est sorti le Roquefort de ce jour (1850), quatre fois plus important, rebâti presque à neuf : l’importance et la capacité des caves fut quadruplée, la manipulation fut perfectionnée, les relations commerciales s’étendirent et le personnel fut mieux organisé. »

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