LA FRANCE PITTORESQUE
Eloy et le diable ennuyé, ou
comment Lucifer trouva son maître
(D’après « Nouvelles histoires sur de vieux proverbes », paru en 1908)
Publié le jeudi 7 décembre 2017, par Redaction
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Ne parvenant pas à convaincre par l’appât du gain et des honneurs Eloy, le plus riche et le plus courageux habitant de la contrée possédant bétail et terres fertiles, de lui confier l’âme pure de sa fille, le diable, un jour en fâcheuse posture et s’agrippant à la paroi d’un gouffre, pense enfin tenir sa chance de berner notre rusé fermier en lui proposant un alléchant échange : la vie sauve de Lucifer en échange d’une bague aux mille pouvoirs...
 

Cette légende prend place au cœur d’un pays très accidenté, très sauvage, tout bosselé de montagnes, hérissé de rochers, crevassé de gouffres noirs, de précipices profonds... C’est en somme un affreux pays ; et pourtant on y vit et on y meurt tout comme ailleurs. Les habitants le trouvent superbe, ils y vivent heureux parce qu’ils y sont nés, et que le plus beau pays du monde est toujours celui où l’on a vu le jour.

Comme en tous lieux il y avait là des riches et des pauvres. N’allez pas croire que les riches étaient des financiers remuant des millions à la pelle, possédant hôtel à la ville, château à la campagne, villa à la mer, chevaux à l’écurie et automobiles au garage. Non. La richesse était pour eux maison solide, beaux bestiaux et quelques arpents de terre biens fertiles dans les vallons au pied de la montagne. Des millions, les gens de ce pays n’auraient su compter si loin ; quant aux automobiles, elles n’eussent pu y rouler pour la bonne raison qu’elles n’étaient pas encore inventées. Les pauvres étaient là, comme partout, ceux qui n’ont ni feu, ni lieu.

Le plus riche de l’endroit c’était incontestablement Eloy. Nul ne possédait d’aussi belles têtes de bétail, nul n’avait, dans ses granges, de plus belles récoltes. Eloy vivait heureux avec sa femme, ses fils et sa fille Nicole. Nicole, de l’avis de tous, était la plus belle fille du pays, et, chose plus rare, elle était aussi bonne que jolie et tout le monde l’adorait.

En ce temps-là, le diable faisait sur terre maintes excursions. Parfois, suivant les circonstances et les coups qu’il méditait, il laissait deviner sa personnalité ; parfois, voyageant incognito, il cherchait avec soin à dissimuler de son mieux ses cornes, ses ongles crochus, sa longue queue et se parfumait tant et plus pour masquer la vilaine odeur de soufre dont il était imprégné. Ses visites avaient alors pour but de récolter des âmes pour peupler son enfer, car il désire avoir autour de lui nombreuse société.

Mais s’il aime la quantité il apprécie surtout la qualité et lui-même se dérange quand il s’agit d’attirer à lui une jolie petite âme bien blanche, bien pure. Les autres, âmes de voleurs, d’escarpes, d ivrognes invétérés et de joueurs, décavés ou non, lui sont acquises d’avance ; c’est tout au plus s’il envoie de temps à autre un de ses caporaux ou un de ses sergents pour leur rappeler l’invitation future.

Depuis quelque temps on avait remarqué dans le pays les visites nombreuses de Lucifer. C’était surtout vers la demeure d’Eloy qu’on le vovait roder. Or, un beau jour qu’Eloy se rendait aux champs, Lucifer l’accosta. Le diable n’est point bête — on l’a, du reste, surnommé l’Esprit malin — mais Eloy n’était point bête non plus. Le diable le savait ; aussi ne chercha-t-il pas de faux-fuyants mais alla droit au but :

— Ecoute, Eloy, j’ai une proposition avantageuse à te faire.

— Avantageuse ?... pour vous peut-être, mais pour moi, je n’y crois guère... Enfin, dites toujours, messire Satan.

— Tu es riche, je le sais, mais je sais aussi que tu voudrais être plus riche encore, je sais que tu désires augmenter ton bien, agrandir tes propriétés et que tu convoites certains champs fertiles, là-bas au pied de la montagne...

Satan parlemente avec Eloy

Satan parlemente avec Eloy

— Et puis ?...

— Et puis il ne dépend que de toi d’avoir, non seulement ce que tu ambitionnes, mais plus encore. Si tu le veux, tout le pays sera à toi, tous les bestiaux t’appartiendront ; tu seras le maître absolu, le seigneur, le roi du pays !...

— Oui da !... Et que faut-il faire pour cela, Messire.

— Bien peu de chose ?

— Mais encore ?...

— Ecoute : tu vas me signer un tout petit papier...

— Et il dira, ce petit papier ?...

— II ne t’engageras toi-même à rien, mais tu as une fille : Nicole ; tu me céderas son âme tout simplement, je la sais bonne et intelligente et j’aurai besoin d’elle plus tard...

— Vraiment !...

— Oh ! rassure-toi, rien ne presse, j’attendrai que le moment venu de quitter la terre ait sonné pour elle et alors seulement je réclamerai l’exécution de notre traité.

— Et vous croyez que je vais accepter ça ?... Nenni, Monseigneur. Vous pouvez retourner d’où vous venez et vite encore !...

— Réfléchis donc à ce que je t’offre : tout un pays, les honneurs, la richesse en échange d’une toute petite âme de rien du tout !

— Et d’abord si c’était une toute petite âme de rien du tout vous n’en auriez point tant envie car vous ne voudriez pas être dupe, vous qui dupez les autres, et puis je veux bien des richesses, mais lorsque je les acquiers honnêtement ; quant aux honneurs, je m’en moque, j’aime mieux être l’ami de mes voisins que leur seigneur... Bonsoir, Messire !...

Et Eloy tourna les talons, laissant Lucifer tout penaud. « Diable ! se dit le diable, ça ne va pas tout seul !... Bah !... le dernier mot n’est pas dit », grogna-t-il en rebroussant chemin... Le soir, en rentrant chez lui, Eloy vit Satan se dresser sur son chemin.

— As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ce matin ?

— C’est tout réfléchi, Messire, inutile d’y revenir... Filez ! j’ai faim, je vais dîner.

— Prends garde, Eloy, je suis puissant ; si tu ne cèdes pas, malheur à toi !...

— A votre aise, Messire, mais je ne céderai point.

— Alors, c’est la guerre ?...

— Comme il vous plaira.

Lucifer, de sa voix fausse chantonna :

Je ferai tant de vexation,
Maître Eloy, disait Satan,
Tant de tourments et tant d’ahan
Que nul se le sçauroit penser,
Toujours prest à recommencer,
Quy se veult garder bien se garde,
Et qu’il soit toujours sur sa garde !

Eloy ferma sa porte au nez de Lucifer. En entrant à l’étable le lendemain matin, Eloy fut surpris de voir que deux de ses bœufs, les plus robustes, qui, la veille encore étaient pleins de vie, gisaient par terre, lamentablement... Ils étaient morts !... Eloy se désespéra un moment, pleura, puis reprit le dessus. C’était un homme énergique, il fit enfouir les deux pauvres bêtes et se rendit aux champs.

Là un autre malheur l’attendait. Une pièce de terre était complètement dévastée, les blés qu’on devait moissonner le lendemain étant carbonisés et répandant une odeur de soufre qui prenait à la gorge. Cette odeur fut une révélation pour notre homme :

— Satan, le misérable, a passé par ci, s’écria-t-il.

— Tu l’as dit, fit derrière lui une voix moqueuse, et même il y est encore, tu vois ? Et si tu ne cèdes à sa demande, tu le trouveras toujours sur ta route et partout où il sera, le malheur fondra sur toi... A propos, comment vont tes bestiaux ? s’interrompit-il en riant... Voyons, es-tu prêt à signer ?...

Eloy voit Satan se dresser devant lui

Eloy voit Satan se dresser devant lui

— Jamais ! riposta Eloy. Tu entends !... jamais ! Quoi que tu fasses, je ne signerai pas.

— C’est à voir !

— C’est tout vu !...

A dater de ce moment les calamités écrasèrent le pauvre Éloy, ses volailles moururent les unes après les autres, ses bœufs, ses moutons, ses poules, ses oies, ses canards, tous y passèrent. Les champs furent dévastés. Le feu prit aux granges, les fourrages, les récoltes, furent détruits. Et après chaque désastre Satan apparaissait sarcastique, grommelant ces deux mots : « Signes-tu ? » Et toujours, sans hésiter Éloy lui répondait : « Jamais !... »

Après chacune de ces entrevues, Eloy serrait sur son cœur sa chère Nicole, l’auteur innocent de tous ses maux, et la bonne enfant cherchait à consoler son père : « Le malheur nous accable, père chéri, mais la prospérité reviendra ; nous souffrons maintenant, mais le bonheur renaîtra bientôt, crois-moi ». C’est la misère qui vint, et d’autant plus affreuse à supporter que jusqu’ici on avait vécu dans l’aisance. Eloy, ses fils, sa femme et sa fille travaillaient sans relâche, mais leur travail, une fois terminé, était toujours détruit, anéanti.

Un jour où plus triste, plus chagrin que d’habitude — car il ne restait rien à manger à la maison et, fiers, ni Eloy ni les siens ne voulaient rien demander —, un jour qu’Eloy assis sur un rocher cherchait les moyens de conjurer le sort, il entendit non loin des plaintes et des cris de douleur, puis des appels désespérés. Il s’avança, chercha d’où ils pouvaient provenir. Les appels, qui devenaient de plus en plus pressants, sortaient d’un gouffre béant au milieu d’un éboulis de rochers. Eloy s’avança avec précaution jusqu’à l’orifice sur lequel il se pencha, cherchant à ne pas perdre I’équilibre, car derrière lui un autre gouffre, plus noir et plus profond encore, s’ouvrait menaçant.

— A moi ! à moi ! criait la voix.

— Qui es- lu ? demanda Eloy ?

— Eloy ! c’est toi, viens à mon secours, je t’en supplie !

— Ah ! c’est vous, Messire ? Enchanté de vous voir en si belle posture : eh bien, restez-y !

— Non non ! je t’en supplie, tire-moi de là et je te promets...

— Vos promesses ? je n’en ai cure, vous ne les tiendriez pas.

— Eloy ! je te jure, et tu sais que je ne mens pas à mes serments, je te jure que si tu me tires de là, je renoncerai à ce que je t’ai demandé, je réparerai tout le mal que je t’ai fait, la prospérité, le bonheur renaîtront chez toi...

— A d’autres, mon maître. Restez où vous êtes, je vous y trouve fort bien à votre place.

— Sauve-moi, je t’en supplie, je suis déchiqueté, je n’ai plus la force de me tenir sur la paroi où je suis accroché ; si tu ne viens à mon secours je dégringole au fond du gouffre.

— Vous y serez bien mieux encore, croyez-moi.

— Eloy, je t’en conjure...

— Eh bien ! écoutez : Que m’offrez-vous si je vous tire de là ?

— La bague que j’ai au doigt. Elle ne me quitte jamais. Celui qui en serait possesseur acquerrait aussitôt une partie de ma puissance et de plus je ne pourrais plus rien contre lui.

— Bien ça ! mais une fois sorti de votre nouvelle demeure, où vous mériteriez bien que je vous laisse, qui me prouve que vous me le remettrez, ce talisman ?

S’il n’avait fait si noir dans le trou où Satan était de plus en plus mal à l’aise, on eût pu le voir faire une épouvantable grimace, non de douleur cette fois, mais de rage de penser qu’un simple mortel avait pu deviner sa fourberie. Son intention, en effet, était de se faire sauver et une fois en sûreté il eût tiré sa révérence à maître Eloy et fût parti en se moquant de lui. Mais nous l’avons dit, Eloy était malin.

— Eh bien, Messire, reprit-il, vous ne répondez point ? Quelle garante me donnez-vous ?

— Ma parole !

Le diable coincé dans le gouffre

Le diable coincé dans le gouffre

— Eh ouais ! mon maître, vous me prenez pour un autre. Nenni, je n’en veux point et je vous laisse... Bonne nuit !

— Elov, je ferai ce que tu voudras, mais sors-moi d’ici, je n’en puis plus.

— Soit ! je vais chercher des cordages, j’amènerai mes fils car seul je n’y suffirais pas : tous les méfaits et les vilaines histoires que vous avez sur la conscience doivent vous rendre bien lourd. Et on vous tirera de là, mais, auparavant, vous passera une ficelle... Soyez tranquille, elle sera trop mince pour vous soutenir... Vous y attacherez le bijou promis et quand je l’aurai bien enserré dans ma poche on vous enverra des cordages, solides cette fois, et on nous hissera vous, vos cornes et votre vilaine queue.

— A mon tour. Où est ma garantie ? Quand la bague tu auras, qui m’assure que tu me sortiras d’ici ?

— Ma parole ! c’est celle d’un honnête homme, Satan, et je n’y ai jamais manqué !

— Jure !

— Soit ! Je jure qu’en échange de la bague je vous tirerai de là !

Eloy fit ce qu’il avait dit : il alla chercher ses fils, revint avec des cordages et tendit la ficelle, pêcha le talisman promis, puis enfin, non sans peine, on hissa Lucifer... En quel piteux état !... Meurtri, contusionné, une corne faussée, la queue pelée, les vêtements en loques. Et tandis qu’il se frictionnait et cherchait à se remettre d’aplomb... vlan ! d’une poussée Eloy l’envoya rouler dans le gouffre voisin, abîme si noir et insondable que nul n’en put jamais apprécier la profondeur.

— Misérable parjure, hurla Satan en perdant l’équilibre, tu manques à ton serment !

— Que nenni. Monseigneur, j’ai juré de vous tirer d’un gouffre, mais je ne vous ai point juré de ne pas vous envoyer dans l’autre... Et cette fois vous y resterez, foi d’Eloy. Quant à votre bague point ne la garde, car je ne veux rien de vous, je la renvoie d’où vous sortez !

Pendant plusieurs jours on put voir non seulemet Eloy et ses fils, mais encore tous les gens du pays affairés, travaillant sans relâche à précipiter dans le gouffre où gisait Lucifer, des monceaux de pierre et des quartiers de roches dégringolant avec un effroyable bruit qui allait s’éteignant peu à peu, l’abîme étant si profond qu’on n’entendait point le choc final.

Eloy se remit au travail. O prodige ! Au lieu d’être anéanti, une fois terminé tout travail exécuté par Eloy où l’un des siens se doublait aussitôt. Bientôt l’aisance revient et bientôt la richesse. Nicole était plus jolie que jamais, les champs plus fertiles, les bestiaux plus nombreux et plus forts et les volailles plus grasses. Eloy redevint le plus riche habitant du pays, mais il en resta le meilleur.

Parfois, dans la contrée, quelque tremblement de terre fait tressaillir le sol, quelques rochers sortent de leurs alvéoles et quelques arbres sont déracinés. On entend des grondements souterrains... C’est Lucifer qui se démène en vain dans le nouveau local où Eloy l’a si bien installé.

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