LA FRANCE PITTORESQUE
Napoléon et les femmes : première
aventure de Bonaparte en 1787
(D’après « Napoléon et les femmes », paru en 1893)
Publié le mercredi 2 mars 2022, par Redaction
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À dix-huit ans et trois mois, et cependant qu’il se trouve à Paris, Hôtel de Cherbourg, rue du Four Saint-Honoré [aujourd’hui rue Vauvilliers], Bonaparte consigne le jeudi 22 novembre 1787 ce qui, semble-t-il, constitue sa première aventure couronnée de succès avec les femmes
 

Le récit est ainsi libellé : « Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas sur les allées du Palais-Royal. Mon âme, agitée par les sentiments vigoureux qui la caractérisent, me faisait supporter le froid avec indifférence ; mais, l’imagination refroidie, je sentis les ardeurs de la saison et gagnai les galeries. J’étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes regards errèrent sur une personne du sexe. L’heure, sa taille, sa grande jeunesse ne me firent pas douter qu’elle ne fût une fille.

« Je la regardais. Elle s’arrêta, non pas avec cet air grenadier, mais avec un air convenant parfaitement à l’allure de sa personne. Ce rapport me frappa. Sa timidité m’encouragea et je lui parlai... Je lui parlai, moi qui, pénétré plus que personne de l’odieux de son état, me crois toujours souillé par un seul regard !... Mais son teint pâle, son physique faible, son organe doux ne me firent pas un moment en suspens. Ou c’est, me dis-je, une personne qui me sera utile à l’observation que je veux faire, ou elle n’est qu’une bûche.

Bonaparte lieutenant d'artillerie. Gravure réalisée d'après une peinture de Jean-Baptiste Greuze et publiée dans Napoléon Ier et son temps : histoire militaire, gouvernement intérieur, lettres, sciences et arts par Roger Peyre (1896)
Bonaparte lieutenant d’artillerie. Gravure réalisée d’après une peinture de Jean-Baptiste Greuze
et publiée dans Napoléon Ier et son temps : histoire militaire, gouvernement intérieur,
lettres, sciences et arts
par Roger Peyre (1896)

« — Vous aurez bien froid, lui dis-je : comment pouvez-vous vous résoudre à passer dans les allées ?

« — Ah ! monsieur, l’espoir m’anime, il faut terminer ma soirée.

« L’indifférence avec laquelle elle prononça ces mots, le systématique de cette réponse me gagna, et je passai avec elle.

« — Vous avez l’air d’une constitution bien faible, je suis étonné que vous ne soyez pas fatiguée du métier.

« — Ah ! dame, monsieur, il faut bien faire quelque chose.

« — Cela peut être, mais n’y a-t-il pas de métier plus propre à votre santé ?

« — Non, monsieur : il faut vivre.

« Je fus enchanté. Je vis qu’elle me répondait, au moins, succès qui n’avait pas couronné toutes les tentatives que j’avais faites.

« — Il faut que vous soyez de quelques pays septentrionaux, car vous bravez le froid.

« — Je suis de Nantes en Bretagne.

« — Je connais ce pays-là... Il faut, Mad. (sic) que vous me fassiez le plaisir de me raconter l’histoire de la perte de votre P...

« — C’est un officier qui me l’a pris.

« — En êtes-vous fâchée ?

« — Oh ! oui, je vous en réponds. (Sa voix prenait une saveur, une onction que je n’avais pas encore remarquées). Je vous en réponds : ma sœur est bien établie actuellement ; pourquoi l’eus-je pas été ?

« — Comment êtes-vous venue à Paris ?

« — L’officier qui m’avilit, que je déteste, m’abandonna. Il fallut fuir l’indignation d’une mère. Un second se présenta, me conduisit à Paris, m’abandonna, et un troisième, avec lequel je viens de vivre trois ans, lui a succédé. Quoique Français, les affaires l’ont appelé à Londres, et il y est. Allons chez vous.

« — Mais qu’y ferons-nous ?

« — Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre plaisir.

« J’étais bien loin de devenir scrupuleux. Je l’avais agacée pour qu’elle ne se sauvât pas quand elle serait pressée par le raisonnement que je lui préparais en contrefaisant une honnêteté que je voulais lui prouver ne pas avoir... »

L’on a le droit de croire que c’est là la première femme à laquelle Bonaparte se soit adressé, et, en repassant très rapidement l’histoire de son enfance, on trouvera sans doute que les motifs de conviction sont suffisants. Lui-même en a inscrit les dates frappantes, et, de ces dates, celles qu’on a pu vérifier se sont trouvées d’une exactitude absolue.

Il est parti d’Ajaccio pour la France le 15 décembre 1778, à l’âge de neuf ans et demi. Les souvenirs féminins qu’il a emportés de son île sont ceux de sa nourrice, Camilla Carbone, veuve Ilari ; de ses vieilles bonnes et d’une petite compagne d’école, la Giacominetta, dont il parlera souvent à Sainte-Hélène. Il a plus tard comblé de biens sa nourrice, la fille de cette nourrice, Mme Tavera, et sa petite-fille, Mme Poli, à laquelle il avait lui-même donné au baptême le nom de Faustine. S’il n’a pu rien faire pour son frère de lait, Ignatio Ilari, c’est que celui-ci avait, très jeune, embrassé le parti anglais et était entré dans la marine de guerre britannique.

Des deux bonnes qui l’ont élevé, l’une, Saveria, est restée jusqu’à son dernier jour auprès de Mme Bonaparte ; l’autre. Mammuccia Caterina, était morte bien avant l’Empire, ainsi que cette Giacominetta, pour laquelle Napoléon enfant avait essuyé tant de nasardes.

Au collège d’Autun, où il séjourne du 1er janvier au 12 mai 1779 ; au collège de Brienne, où il demeure de mai 1779 au 14 octobre 1784 ; à l’Ecole militaire de Paris, où il passe une année, du 22 octobre 1784 au 30 octobre 1785, nulle femme. En admettant, comme le dit Mme d’Abrantès, que, contrairement aux règlements très stricts de l’Ecole militaire, Bonaparte, sous prétexte d’une entorse, ait passé huit jours dans l’appartement de M. Permon, au n° 5 de la place Conti, il venait d’avoir seize ans.

Une aventure antérieure à celle du 22 novembre 1787 ne pourrait donc se placer qu’entre sa sortie de l’Ecole militaire et son retour à Paris ; mais si Bonaparte est parti pour Valence le 30 octobre 1785, il est parti de Valence, en semestre, pour la Corse, le 16 septembre 1786, après un séjour de moins d’une année ; il n’est revenu de Corse que le 12 septembre 1787, et c’est alors qu’il a fait son voyage à Paris.

Bonaparte lieutenant d'artillerie, en 1786. Détail d'une miniature de Lié Louis Périn-Salbreux (1753-1817)
Bonaparte lieutenant d’artillerie, en 1786.
Détail d’une miniature de Lié Louis Périn-Salbreux (1753-1817)

Ce n’est pas en Corse qu’il s’est émancipé. Ça n’a pas été davantage à Valence, durant les dix mois qu’il y a passés en ce premier séjour. Il s’y est montré très timide, un peu mélancolique, fort occupé de lectures et d’écritures, désireux de se faire bien venir pourtant, de se faire agréer par la société. Par Mg de Tardivon, abbé de Saint-Ruff, auquel il a été recommandé par les Marbeuf, et qui, général de sa congrégation, crossé et mitré, donnait le ton à Valence, il a été introduit dans les meilleures maisons de la ville, chez Mme Grégoire du Colombier, chez Mme Lauberie de Saint-Germain et chez Mme de Laurencin.

Ce sont des dames qui, les deux dernières surtout ont le meilleur ton de la province et qui, appartenant à la petite noblesse ou à la bourgeoisie vivant noblement, ont des préjugés sur les mœurs des officiers qu’elles admettent à fréquenter chez elles et ne laisseraient point leurs filles en intimité avec des jeunes gens dont la conduite serait suspecte.

Avec Caroline du Colombier, à laquelle sa mère laisse plus de liberté, Bonaparte a peut-être quelque vague idée de mariage, quoiqu’il ait dix-sept ans à peine et qu’elle soit bien plus âgée. Mais, s’il eut du goût pour elle, si elle en montra pour lui, la cour qu’il lui fit fut de tous points chaste et réservée, un peu enfantine, tout à la Rousseau, — le Rousseau de Mlle Galley. Lorsqu’il cueillait des cerises avec Mlle du Colombier, Bonaparte ne pensait-il pas aussi : « Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme je les lui jetterais ainsi de bon cœur ! » Elle ne tarda pas à épouser M. Garempel de Bressieux, ancien officier, qui l’emmena habiter un château près de Lyon.

Près de vingt ans après, à la fin de l’an XII, Napoléon qui n’avait point revu sa cueilleuse de cerises, reçut au camp de Boulogne une lettre où elle lui recommandait son frère. Il répondit courrier par courrier et, avec l’assurance qu’il saisirait la première occasion d’être utile à M. du Colombier, il disait â Mme Caroline de Bressieux : « Le souvenir de madame votre mère et le vôtre m’ont toujours intéressé. Je vois par votre lettre que vous demeurez près de Lyon ; j’ai donc des reproches à vous faire de ne pas y être venue pendant que j’y étais, car j’aurai toujours un grand plaisir à vous voir. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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