LA FRANCE PITTORESQUE
Destruction de la notion de famille
par la Révolution : prémices de la
souffrance sociale contemporaine ?
(D’après « Minerva », paru en 1902)
Publié le dimanche 2 février 2020, par Redaction
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Au début du XXe siècle, l’historien Funck-Brentano analyse deux romans qu’il regarde comme d’une portée historique incontournable, écrits à plus d’un demi-siècle de distance par des figures de notre littérature et qui abordent le thème de l’évolution de la famille, désorganisée par la Révolution française : Mémoires de deux jeunes mariées, de l’inénarrable Balzac, et L’Étape, de l’essayiste et académicien Paul Bourget. Tandis que le premier anticipe, dans la première moitié du XIXe siècle, la souffrance où s’abîmera la France des générations à venir, le second s’y trouve déjà confronté.
 

Comptant parmi les romans majeurs de Paul Bourget (1852-1935), L’Étape, publié en 1902, met en regard deux familles d’universitaires dont l’une est restée attachée aux traditions anciennes qui ont construit la France et l’ont maintenue à travers les siècles ; dont l’autre, au contraire, toute au « progrès », a embrassé les principes nouveaux et les applique dans leur rigueur, enthousiaste et irréfléchie, ou plutôt, réfléchissant beaucoup trop, nous explique Frantz Funck-Brentano. « Vivre avec ses morts, coutume et tradition », dit le philosophe Victor Ferrand, personnage du roman. « Repoussez les superstitions, conformez-vous aux seuls principes de la raison », répond son collègue au lycée Louis-le-Grand, le professeur d’ « humanités », Joseph Monneron, figure centrale de l’œuvre.

Ecrivant les Mémoires de deux jeunes mariées — paru sous la forme d’un roman-feuilleton en 1841 —, Balzac avait déjà dessiné la même opposition, d’une manière bien touchante, dans le cœur de deux jeunes femmes ; Louise de Chaulieu, qui veut vivre au gré de son cœur, cherche l’amour dans le mariage et l’indépendance idéale dans la vie ; Renée de Maucombe, qui reste fidèle aux traditions de sa « maison », y plie sa raison et son cœur. Le thème développé par les deux écrivains, dans des œuvres d’ailleurs si différentes, est identique ; leurs doctrines, à Balzac et à Paul Bourget, sont les mêmes et pareilles également leurs conclusions.

Page de titre du roman Mémoires de deux jeunes mariées, de Balzac
Page de titre du roman Mémoires de deux jeunes mariées, de Balzac

Les héros de Bourget sont de graves professeurs, de qui l’existence s’est passée inclinée sur des livres et à corriger des compositions d’écoliers ; Balzac a pris pour héroïnes deux jeunes filles aimantes, charmantes, gracieuses, et qui semblent, dans son livre, se détacher en bleu clair sur l’azur d’un ciel léger ; mais, de part et d’autre, c’est la même doctrine sociale développée avec une égale ampleur, ayant la même base et aboutissant au même résultat.

Peut-être Balzac a-t-il eu un mérite que n’a pas Bourget : c’est qu’avec un génie de divination, qui véritablement remplit d’étonnement. il a prévu, dès le lendemain de la Révolution, les conséquences sociales qu’elle produirait par la destruction de la vieille famille française. Venant longtemps après son puissant prédécesseur, ces conséquences, Bourget n’a pas eu à les prévoir. Il les a eues sous ses yeux — réalisées telles que le grand Balzac les avait prédites — et il les décrit avec une sûreté, une netteté qui font de son livre l’admirable complément, la preuve des idées de son devancier.

Balzac parle par la bouche du duc de Chaulieu. Celui-ci veut démontrer à sa fille qu’elle doit renoncer à la fortune que sa grand-mère lui a laissée et entièrement se sacrifier à son frère aîné, pour le bien de la « maison ». Afin de la convaincre il parle ainsi :

— Mon enfant, la France est dans une situation précaire. Les hommes au pouvoir — on est sous la Restauration — continuent l’œuvre de la destruction sociale, au lieu de nous aider à raffermir l’édifice. En deux mots, il n’y a plus que deux partis. La Révolution continue, elle est implantée dans la loi, elle est écrite sur le sol, elle est toujours dans les esprits. Elle est d’autant plus formidable qu’elle paraît vaincue à la plupart de ces conseillers du trône qui ne lui voient ni soldats, ni trésors.

Et le gentilhomme poursuit par ces paroles étonnantes :

— Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? Tu ne t’en douterais jamais. En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui. Il n’y a plus que des individus.

De son côté, Paul Bourget écrit : « Vous voulez tous deux l’ordre social ; seulement vous voyez le moyen de cet ordre, vous, monsieur Monneron — le fils Monneron converti aux idées du philosophe Victor Ferrand — vous, monsieur Monneron, dans la famille ; vous, monsieur Crémieu-Dax, dans l’individu. »

— Il n’y a plus de famille aujourd’hui, fait dire Balzac au duc de Chaulieu, il n’y a plus que des individus. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, on a tué l’esprit de famille, on a créé le fisc. Mais on a préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l’État par la famille, ou le constituer par l’intérêt personnel.

Et Balzac de faire tenir au duc les propos suivants :

— La démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question. Il ne s’agit plus de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie : il s’agit de l’Etat, il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans l’autorité paternelle est sans existence assurée. Il commence l’échelle des responsabilités et la subordination qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous. Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume.

Balzac définit ainsi, en quelques lignes, toute l’histoire de !a formation et l’essence du pouvoir royal en France avant la Révolution. Le duc de Chaulieu poursuit :

— Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles riches dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun : trésor d’argent, de gloire, de privilèges, de jouissances ; il est faible quand il se compose d’individus non solidaires, auxquels il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ.

Et, prévoyant de son temps les conséquences collectivistes forcement entraînées par !a destruction de la famille telle que l’ancienne France l’avait organisée :

— ... Pourvu que chaque individu garde son champ, et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera.

Et il ajoute :

— Nous allons à un état de choses horrible en cas d’insuccès. Il n’y aura plus que des lois pénales ou fiscales. Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par les sentiments. On y aura développé, soigné des plaies incurables. D’abord une jalousie universelle ; les classes supérieures seront confondues, on prendra l’égalité des désirs pour l’égalité des forces. Les vraies supériorités reconnues, constatées, seront envahies par les flots de la bourgeoisie. On pouvait choisir un homme entre mille, on ne peut rien trouver entre trois millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée, celle de la médiocrité. Cette masse triomphante ne s’apercevra pas qu’elle suscite contre elle une autre masse terrible...

Couverture roman L'Étape, de Paul Bourget
Couverture du roman L’Étape, de Paul Bourget

Réellement, n’est-ce pas, écrite il y a trois quarts de siècle, exactement notre vie d’aujourd’hui ? s’interroge Funck-Brentano en 1902. Et ce qu’il y a d’admirablement beau, ajoute-t-il, c’est que Balzac tire prophétiquement ces déductions, avec une rigueur que son génie seul pouvait donner, il les tire lumineusement de ce seul fait que la Révolution a désorganisé la famille.

Cependant la jolie petite Louise de Chaulieu qui, elle, voudrait bien se marier, et selon son cœur, répond à son père :

— Mais, mon père, que puis-je faire pour l’État ? Je ne me sens aucune disposition à être la Jeanne d’Arc des familles...

— Vous êtes une petite peste, me répliqua mon père.

Et que dit aujourd’hui Paul Bourget par la bouche de Victor Ferrand, poursuit Funck-Brentano :

— Hélas, oui ! la France est malade dans sa famille. Toutes les lois sur lesquelles nous vivons depuis cent ans et dont l’esprit est de niveler les classes, d’égaliser pour tous le point de départ, de faciliter à l’individu les ascensions immédiates, en dehors de la famille, ne sont pas davantage des lois saines et généreuses.

Et Jean, fils désabusé du jacobin Joseph Monneron, donne raison à son maître Victor Ferrand :

— Vous aviez une famille, vous, et un milieu. Vous aviez un pays, cet Anjou, dont vous m’avez dit si souvent ce que vous lui deviez, tant de points de contact avec des réalités vivantes. Mais mon père, ses parents étaient de Quintenas, il a fait ses études à Tournon, il a préparé ses examens à Lyon, il s’est marié à Nice, mon frère est né à Besançon, moi à Nantes, ma sœur à Lille, mon frère le plus jeune à Versailles, nous vivons à Paris. Sommes-nous du Centre, du Midi, de l’Est, de l’Ouest ? Nous n’en savons rien, ni mon père. Son pays, ce sont ses idées. Son milieu, ses idées encore. Sa réalité, ses idées toujours.

Et puis, à l’objection du jacobinisme ignorant : « Sans la Révolution que seriez-vous aujourd’hui : un serf de la glèbe ! » Jean Monneron répond en termes parfaits :

— Ce que je serais ? Un homme encadré et raciné, tout simplement. Les Monneron étaient des paysans du Vivarais. J’en serais un, soutenu par des mœurs, par des traditions, par des coutumes, tenant au sol où reposeraient mes morts, les prolongeant, ayant reçu d’eux un dépôt du passé et prêt à le transmettre intact et vivant. Ce que je serais : un membre d’une famille en train de durer. Patiemment, sûrement elles grandissaient ces famines terriennes, si elles en étaient dignes par leurs vertus... elles arrivaient à la petite bourgeoisie par en bas, avec le temps, puis de la petite bourgeoisie si elles continuaient à se fortifier, elles montaient à la moyenne, à la haute, à la noblesse. C’était un axiome alors, que la famille dans l’état privé devait d’abord s’enrichir par le travail, puis que, haussée par degrés, c’est-à-dire devenue noble, elle ne devait plus que servir l’État. C’était de cette circulation lente qu’était faite la vie profonde de la vieille France.

Jean Monneron ajoute :

— Et telle qu’elle était, cette vieille France, avec ses abus et ses misères, j’aurais mieux aimé en faire partie comme un pauvre paysan, comme un ouvrier de la glèbe, que de celle-ci comme un demi-bourgeois, sans milieu, sans passé, sans certitudes. J’y aurais moins souffert.

Et Frantz Funck-Brentano d’écrire que la famille se maintenait dans la maison paternelle que les générations successives agrandissaient, transformaient selon tes besoins nouveaux. Autour d’elle, l’héritage des ancêtres qui conserve trace des efforts de chacun. Il se transmet intact entre les mains des aînés. Si le chef de famille vient à mourir, l’aîné continuera l’œuvre, succédant à son père dans ses droits comme dans ses devoirs. Il établira ses frères, mariera ses sœurs, reprendra le métier du père, conservera sa demeure. Et ces traits convenaient aux familles bourgeoises, à celles des paysans, aussi bien, mieux peut être qu’aux familles de l’aristocratie.

Plus loin, notre historien conclut sur une citation de Louis de Bonald : « Dans l’ancienne France, l’État était organisé comme une famille : aujourd’hui il est organisé comme un bureau. » C’est l’évolution fatale des peuples qui ont perdu leurs traditions.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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