LA FRANCE PITTORESQUE
Fable des enfants du duc de Nemours
visant à ternir l’image de Louis XI
(D’après « Erreurs et mensonges historiques » (tome 2), paru en 1864)
Publié le dimanche 12 janvier 2014, par Redaction
Imprimer cet article
En 1864, l’historien Charles Barthélemy, traquant les erreurs et mensonges historiques, explique comment la fable des enfants du duc de Nemours — qui fut de tous les complots contre Louis XI — selon laquelle ces derniers furent contraints de recevoir le sang coulant de l’échafaud au moment de l’exécution de leur père, fut notamment accréditée par Voltaire, afin de conférer au monarque une réputation d’odieux tyran
 

Les philosophes, ainsi que les protestants et nos libres penseurs, leurs dignes petits-fils, ont toujours éprouvé et ressentiront sans cesse pour Louis XI une répulsion profonde, écrit Charles Barthélemy ; le grand grief de ce prince, à leurs yeux, c’est d’avoir été dévot comme ils ne voudraient pas que les rois le fussent. Ils ont bien leurs raisons pour cela. Aussi, ont-ils cherché et sont-ils parvenus à rendre tellement odieuse, ou tout au moins tellement suspecte, la mémoire de ce monarque, que, pour bien des esprits, Louis XI se place naturellement entre Tibère et Galigula.

Que de mensonges à cet égard ! On en ferait un volume et même plus, ajoute notre historien, qui explique qu’il n’est question ici que faire justice prompte, bonne et entière d’un seul de ces gros mensonges, celui qui est relatif aux enfants de Nemours, placés (dit-on) par ordre de Louis XI sous l’échafaud de leur père pour recevoir son sang sur les blanches robes dont on les avait revêtus.

Exécution de Jacques d'Armagnac, duc de Nemours

Exécution de Jacques d’Armagnac, duc de Nemours

Avant de dire ce qu’il faut penser d’une aussi monstrueuse fable, accréditée, au XVIIIe siècle, par Voltaire, voyons quel grand criminel ce fut que ce Nemours. Ecoutons un historien du XVIIIe siècle, Charles Pinot-Duclos (1704-1772), peu suspect d’enthousiasme pour Louis XI, dont il écrivit l’histoire, d’ailleurs assez superficielle.

« Le duc de Nemours qui, malgré les obligations qu’il avait au roi, entrait dans tous les complots, s’était engagé dans le parti d’Armagnac, aîné de sa maison.

« Le comte d’Armagnac était un de ces seigneurs qui n’étaient ennemis de l’autorité légitime que pour devenir des tyrans. Il se croyait trop puissant pour obéir, et il l’était trop peu pour se faire obéir lui-même, et maintenir la discipline parmi des troupes qui ne le servaient que pour vivre dans la licence. Il ne s’attachait les gentilshommes ses vassaux, qu’en souffrant qu’ils opprimassent les leurs. Armagnac était enfin un de ces exemples qui prouvent que la tyrannie se soutient souvent par bassesse, et que la puissance légitime, quand celui qui en est revêtu n’en abuse pas, est le plus favorable au bonheur des peuples.

« Le roi, informé de tous les excès du comte, déjà trop grands et dont les suites étaient encore plus à craindre, le soupçonnant d’ailleurs d’entretenir des intelligences avec les Anglais, fit partir le comte de Dammartin avec un pouvoir aussi étendu qu’un souverain puisse le donner à son sujet. Dammartin était chargé d’informer des abus dans la justice, les finances et la guerre...

« Le roi avait déjà fait informer contre le duc de Nemours. Le Conseil déclara que le duc ayant obtenu du roi son duché, ayant été comblé de biens, avait été un des principaux auteurs de la guerre civile ; qu’après avoir obtenu son pardon et s’être engagé à servir le roi envers et contre tous, après en avoir fait serment, il avait cherché à soulever les peuples, et s’était uni au comte d’Armagnac. En conséquence, le duc de Nemours fut déclaré et convaincu du crime de lèse-majesté, avec confiscation de corps et de biens.

« Nemours eut recours à Dammartin pour obtenir sa grâce, et le supplia d’intercéder en sa faveur. Le roi (...) fit encore grâce au duc de Nemours, à condition que s’il s’écartait jamais de la fidélité qu’il devait ou roi, il serait puni pour tous les crimes qui lui avaient été pardonnés. » (Histoire de Louis XI, édition de 1750)

On ne peut douter de la bonté et de la loyauté de Louis XI, en cette circonstance. « Le duc de Nemours ne paya le roi que d’ingratitude. Il se déclara des premiers dans la guerre du Bien Public. » Il chercha même à attenter à la vie de son souverain. « Le roi, lassé d’exercer inutilement sa clémence, fit arrêter le duc de Nemours à Carlat. (...) Nemours fut amené à la Bastille. »

Louis XI lui fit faire son procès ; Nemours ne doutant plus de sa perte, eut recours aux supplications ; le roi était inflexible lorsqu’il s’était une fois déterminé à punir, Nemours fut condamné à perdre la tête, et fut exécuté aux Halles de Paris, le 4 août 1477.

Louis XI

Louis XI

« Le supplice de Nemours n’eut pas lieu comme on l’a décrit partout ; les détails effrayants dont on s’est plu à l’entourer, ces enfants à genoux sous l’échafaud, cette rosée affreuse, comme dit Casimir Delavigne (Louis XI, tragédie, acte II, scène VI), qui tombe goutte à goutte sur leur tête, sont un appareil mélodramatique de mise tout au plus maintenant dans les Crimes célèbres. » (L’Esprit dans l’Histoire, par Edouard Fournier)

L’avocat Masselin, qui, un peu après la mort de Louis XI, à la fin de 1483, présenta requête aux Étals pour ces pauvres enfants du duc de Nemours, dépouillés de tous leurs biens, et qui, dans cette cause, devait, par conséquent, exagérer la vérité de leur malheur pour en accroître l’intérêt, ne dit pas un mot de cette barbarie perfectionnée. Ce qui n’a pas empêché Duclos et Garnier lui-même (Histoire de France, tome XIX, édition de 1768) de donner dans cette fable odieuse.

On lit dans Duclos d’abord : « Jamais exécution ne se fit avec tant d’appareil. Nemours fut conduit au supplice sur un cheval couvert d’une housse noire, on tendit de noir la chambre où il se confessa ; on fit un échafaud neuf, quoiqu’il y en eût toujours un subsistant, et l’on mit dessous les enfans du coupable, afin que le sang de leur père coulât sur eux. » (Histoire de Louis XI, tome II)

Garnier, après avoir donné les mêmes détails de mise en scène, ajoute : « Par une barbarie dont on ne trouve aucun autre exemple dans notre histoire, on plaça sous l’échafaud les malheureux enfants du duc de Nemours, afin que le sang de leur père ruisselât sur leur tête. » (Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XIV, tome XVIII)

De pareilles allégations seraient à peine permises à celui qui n’aurait pas tenu entre les mains et lu attentivement le plaidoyer de Masselin. Loin d’être dans ce cas, Duclos et Garnier connaissaient parfaitement ce manuscrit conservé à la Bibliothèque du roi, à Paris ; Garnier a même rapporté un assez long passage du discours de Masselin (Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XIV, tome XIX) : rien ne justifie l’anecdote des enfants mis sous l’échafaud paternel, pas même la phrase ambiguë, la figure de rhétorique employée par l’avocat des Nemours.

Il faut donc conclure, avec Henri Martin, que « c’est une fable inventée par la réaction contre la mémoire de Louis XI » (Histoire de France, 4e édition, tome VIII). Voltaire revenait souvent sur ce mensonge et aida beaucoup à le répandre. D’abord, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, il a écrit ces lignes, au sujet de Nemours : « On ne sait point ce précisément quel était le crime de ce prince ». Il fut jugé par des commissaires, « ce qui peut faire présumer qu’il n’était point coupable. » En traçant ces mots, le patriarche de Ferney pensait peut-être à Calas, dont la réhabilitation fut l’œuvre d’une « commission ». « Toute la grâce que ce malheureux prince put obtenir, ajoute Voltaire, ce fut d’être enterré en habit de cordelier, grâce digne de la superstition de ces temps atroces qui égalait leur barbarie.

Voltaire

Voltaire

« Mais ce qui ne fut jamais en usage, et ce que pratiqua Louis XI, ce fut de faire mettre sous l’échafaud, dans les halles de Paris, les jeunes enfants du duc, pour recevoir sur eux le sang de leur père. Ils en sortirent tout couverts, et en cet état on les conduisit dans la Bastille...

« Le détail des tourments inouïs que souffrirent les princes de Nemours-Armagnac serait incroyable, s’il n’était attesté par la requête que ces princes infortunés présentèrent aux États, après la mort de Louis XI, en 1483. » (Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, tome XVI)

Que dites-vous de ces enfants condamnés à ne plus quitter leurs robes couvertes du sang paternel ? interroge Charles Barthélemy. Ah ! M. de Voltaire, M. de Voltaire !... Si « le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », que dire de votre récit plus qu’invraisemblable, ou plutôt de votre mensonge ? poursuit-il.

Et il ose citer le plaidoyer de Masselin qu’il n’a jamais lu, et où ne se trouve pas la plus légère mention de tout ce qu’il ose avancer !... s’exclame Barthélemy. « Mentez, mes amis, mentez hardiment, il en reste toujours quelque chose » ; c’était la devise du coryphée des sophistes. Fidèle à sa maxime favorite, il revient sur la fable monstrueuse, que l’on sait dans son opuscule « de la paix perpétuelle », et, sous le masque du docteur Goodheart, il écrit : « Il n’y a plus de Louis XI surnommé très-chrétien ou Phalaris, qui (...) érige un taurobole dans les halles, et qui arrose de jeunes princes souverains du sang de leur père. » (Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, tome XLVI)

En 1776, il dit à Linguet : « On ne voit plus dans nos jours de ces procès criminels qui ressemblent à des champs de carnage, tels que celui (...) d’un prince d’Armagnac, dont le sang fut versé goutte à goutte sur la tête de ses enfants par les bourreaux de Louis XI...

« Nous avons eu, à la vérité, il y a quelques années, deux exemples atroces, absurdes, exécrables, mais plus rarement qu’autrefois. La France et l’Europe en ont témoigné leur horreur. »

Ces « deux exemples » sont l’exécution de Calas et le supplice de l’impie sacrilège La Barre. Croyant au progrès indéfini. Voltaire ne pouvait prouver la tolérance de son temps, qu’en rendant bien noirs les âges passés ; cette tactique n’est pas neuve, et, quoique très vieille, elle sert toujours à tromper les impies et les sots, cette immense majorité du public qui lit et qui croit aveuglément tout ce qu’on lui dit et tout ce qui flatte sa haine contre le catholicisme et l’éternelle vérité, poursuit Charles Barthélemy.

Et tous les crimes attribués avec une si libérale profusion à Louis XI. Les mêmes auteurs vous diront qu’il les commettait au nom de la religion, qu’il en demandait même pardon d’avance aux images saintes de plomb dont son chapeau était surchargé. Encore une invention de Voltaire !... Seulement, comme l’allégation était par trop révoltante, le patriarche de Ferney lui donne quelque correctif : « Portant à son bonnet sa Notre-Dame de plomb, on prétend qu’il lui demandait pardon de ses assassinats avant de les commettre. » (Essai sur les mœurs, etc. Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, tome XVI)

Voici ce que répond Duclos, peu dévot de son naturel, mais doué de bon sens et surtout de ce tact qui manqua souvent à Voltaire : « Je ne parle pas du monstrueux alliage de cruauté et de superstition qu’on reproche à Louis XI, en disant qu’il demandait à la Vierge la permission de faire mourir quelqu’un. Ces contes populaires ne méritent pas même d’être réfutés. » (Histoire de Louis XI, tome II)

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE