LA FRANCE PITTORESQUE
Longévité des artistes et des écrivains
(D’après « Revue de France », paru en 1871)
Publié le lundi 10 octobre 2022, par Redaction
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Dans son Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, Auguste Jal a fait de curieuses remarques sur la longévité des artistes et des écrivains, infirmant l’idée répandue selon laquelle le génie ou au moins le travail de l’intelligence ruine de bonne heure l’artiste, l’homme de lettres et le précipite au tombeau
 

Il nous explique ainsi que quelques gens de lettres, pour se donner bon air apparemment et se recommander au monde, ont imaginé de répandre dans le public cette opinion que les grands travaux de l’esprit, les études sérieuses vivement poussées, les longues applications tuent de bonne heure ceux qui, artistes, poètes, savants, inventeurs, se mettent à la poursuite du beau et du vrai. Il est bien entendu, selon eux, que le génie ou même le talent à un haut degré est nécessairement mortel.

C’est là un paradoxe vaniteux qui a contre lui les faits, poursuit-il. Raphaël mourut jeune, il avait à peine 37 ans ; mais est-ce bien au génie qu’il faut attribuer sa fin précoce ? L’amour n’eut-il pas plus de part à sa ruine que l’art et le travail. Michel-Ange, le colosse du seizième siècle, vécut 90 ans, et Titien 99. Si Shakespeare mourut à l’âge de 52 ans, est-ce au travail qu’il succomba ? La débauche ne fut-elle pas pour quelque chose dans le dénouement de sa vie agitée ?

Bernard Le Bouyer de Fontenelle

Bernard Le Bouyer de Fontenelle

Est-ce le génie qui tua notre Molière, à peu près au même âge ? N’est-ce pas la fatigue acquise dans le double métier de comédien et de directeur de théâtre ? N’est-ce pas aussi cette délicatesse de la poitrine qui inquiéta toute sa vie ? N’est-ce pas aussi son chagrin d’époux amoureux d’une coquette ?

Faut-il imputer aux douleurs dont on veut que soit accompagné le génie, la mort de Virgile, âgé seulement de 50 ans, et la mort d’Horace presque sexagénaire ? Tous deux étaient heureux quand la maladie les visita et les livra à la fatale déesse.

Eustache Le Sueur n’était pas riche, mais il était heureux, gai, père de famille, nourrissant, ce semble, avec assez de facilité, des enfants qui lui venaient à souhait ; la maladie le prit à sa 38e année et le conduisit au tombeau, comme un artisan vulgaire. Rien de plus prosaïque que cette dernière heure du grand peintre où, quoi qu’on en ait pu dire, les malheurs domestiques ne furent pour rien, non plus que les souffrances, fruits douloureux du génie en travail.

Voltaire se trouva fort bien de son métier de producteur d’idées et ne mourut pas plus des fatigues de la plume que de l’abus du café. Newton quitta la vie plus vieux d’un an que Voltaire (85 ans), ayant beaucoup cherché, beaucoup trouvé, sans que le démon qui était en lui eût altéré sa santé. Christophe Colomb, que les fatigues de ses voyages, les obstacles multipliés sous ses pas, avant sa première navigation à l’ouest, et les injustices qui payèrent ses peines, auraient pu tuer plus jeune, mourut âgé de 69 ou 70 ans ; faut-il faire ici le génie complice de la vieillesse ?

Pierre Corneille meurt à 78 ans, Boileau à 75, Edmond Halley, astronome, à 86, La Motte le Vayer à 89, Bossuet à 77, Michel Anguier à 74, le graveur Gérard Audran à 80, le savant Baluze à 88, le poète Béranger à 77, Diderot le passionné à 71 ; Fontenelle fut soutenu par l’étude, la science et l’esprit, jusqu’à 100 ans, Buffon jusqu’à 81 ans.

Plus tard, pourrait-on ajouter à la suite de Jal, que de vieillards illustres dans la science, dans les lettres, dans les arts ! Le génie a conservé, plus que septuagénaire, Alphonse de Lamartine, que les fatigues d’une carrière politique de quelques mois semblaient devoir écraser ; à 83 ans, Ingres maniait le pinceau comme Coysevox maniait le ciseau à 80 ; au même âge, le plus jeune des octogénaires, Auber, avait des idées musicales comme il en avait quarante ans auparavant et de l’esprit comme il en avait dès sa première jeunesse. De Humboldt allait atteindre 90 ans quand la mort nous le ravit.

Les faits, continue Jal, donnent donc un démenti formel « à cette opinion intéressée, mise en avant par quelques écrivains, que le génie ou au moins le travail de l’intelligence ruine de bonne heure l’artiste, l’homme de lettres et le précipite au tombeau. Non, le travail est conservateur ; la gymnastique de l’esprit, si je puis parler ainsi, n’est pas moins favorable à la santé que celle du corps.

« Si quelques hommes de génie sont morts fort jeunes, et l’on n’en cite pas beaucoup, on pourrait soutenir, en les étudiant bien, en ne mettant pas le roman à la place de la vérité, en ne cherchant pas l’effet dramatique, en ne grossissant pas les faits outre mesure, que, dans leur organisation, à côté d’heureuses et brillantes facultés, il y avait un principe morbide. »

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