LA FRANCE PITTORESQUE
Déclin du monde industriel annoncé
pour la fin du XXe siècle en 1927
(D’après « Lectures pour tous », paru en 1927)
Publié le dimanche 3 février 2019, par Redaction
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En 1927, la revue Lectures pour tous s’intéresse aux menaces pesant sur un monde industriel énergivore et puisant sans relâche dans les réserves de matières premières comme l’incontournable fer : l’exploitation désordonnée et trop poussée des richesses naturelles par le machinisme compromet, selon certains, dangereusement la survie d’une société ainsi amenée à disparaître à la fin du XXe siècle, sauf à mettre au point de nouvelles sources d’énergie et à découvrir de nouveaux gisements de fer.
 

A mesure qu’augmentait le nombre des représentants du genre humain, écrit en 1927 le Dr Laumonier, les ressources devinrent insuffisantes et, dès l’époque de la pierre polie, peut-être même avant, des courants d’échanges s’organisèrent ; ils ne firent que s’intensifier, car en même temps l’homme, voyant croître ses besoins, inventait ou perfectionnait les instruments propres à mieux utiliser de plus nombreuses matières premières.

Pourtant ce progrès matériel se ralentissait ; il se fût sans doute définitivement arrêté si les recherches patientes de savants n’avaient un beau jour abouti à la découverte de la machine. Ce fut une révolution, en apparence extrêmement bienfaisante, mais dont nos descendants ne tarderont pas peut-être à payer les frais. Si, en effet, la machine n’a pas un rendement supérieur ni même égal à celui de l’être vivant, elle a l’inestimable avantage de pouvoir être presque indéfiniment augmentée en nombre, en force et en applications ; elle fonctionne plus puissamment et plus vite.

Le 27 août 1859, l'Américain Drake extrait pour la première fois du pétrole par forage en Pennsylvanie

Le 27 août 1859, l’Américain Drake extrait pour
la première fois du pétrole par forage en Pennsylvanie

L’homme préhistorique mettait des jours à tailler un grattoir de silex et des semaines à polir une hache ; il a fallu des années, presque des siècles, et des milliers d’esclaves pour élever les monuments des civilisations égyptienne, assyrienne, khmère, indoue ou aztèque, et guère moins pour construire nos cathédrales. Aujourd’hui, poursuit Laumonier, quelques minutes suffisent pour fabriquer un petit outil, à peine quelques semaines pour construire une automobile ou un avion, et à des nombres illimités d’exemplaires.

A une triple condition cependant : il faut des ouvriers pour faire marcher la machine ; fournir à la machine de l’énergie qu’elle transforme en travail ; enfin, avoir les métaux, le fer surtout, pour fabriquer la machine elle-même. C’est en étudiant le problème sous ce triple aspect que nous allons nous rendre compte du danger très sérieux qui menace la civilisation industrielle.

Le combustible s’épuise
De nos jours, ni l’ouvrier industriel, ni l’employé ne manquent ; ils deviennent même de plus en plus nombreux. Toutes les statistiques sont d’accord pour reconnaître que leur proportion croît sans cesse par rapport à la population totale, dans les pays civilisés. Cette proportion qui était à peine, à la fin du XIXe siècle, de 25%, monte en 1927 à 50, 60 et davantage dans les régions très industrialisées de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Angleterre et des États-Unis. Or, ouvriers et employés sont des bras perdus pour la terre ; ils représentent des consommateurs, non des producteurs de ressources alimentaires.

Par suite, beaucoup de pays sont dans l’impossibilité de nourrir leurs habitants et il leur faut devenir tributaires des pays qui fournissent en abondance le blé, le riz, le sucre et la viande. On pare à ce déficit par la culture intensive, qui double ou triple le rendement du sol, et par l’emploi de la machine qui permet de diminuer relativement le nombre des travailleurs agricoles, grâce à quoi l’équilibre alimentaire est assez bien établi pour que, sauf exceptions, révolution ou guerre, les grandes famines qui dépeuplaient naguère des provinces entières ne soient plus à redouter.

Au surplus, tous les territoires fertiles sont loin d’être encore convenablement exploités et il y a là, au point de vue alimentaire, une réserve importante qui ne semble pas près de s’épuiser. Pourtant, les géologues ont fait cette constatation inquiétante que l’eau diminue à la surface de la terre par infiltration progressive dans les profondeurs où elle pénètre en suivant les dislocations de l’écorce. A cette action, s’ajoute sans doute le déboisement qui, dans certaines contrées, a nécessairement modifié le régime météorologique et l’abondance des précipitations. D’où la transformation de régions autrefois très fertiles en déserts improductifs.

Il est certain que, par le fait de son évolution fatale, notre planète est condamnée à voir diminuer de plus en plus l’étendue de la surface cultivable, mais ce phénomène est à si longue échéance, qu’il ne paraît pas constituer un danger très proche et, par conséquent, nous n’avons pas à craindre de ne pouvoir plus nourrir les ouvriers de la machine, deviendraient-ils encore plus nombreux.

Comme il a été dit, il ne suffit pas qu’il y ait des ouvriers pour surveiller et conduire la machine ; celle-ci ne marche que si on lui fournit l’énergie qu’elle transforme en travail mécanique, et cette énergie lui est, la plupart du temps, apportée sous forme de chaleur par l’oxydation des combustibles : bois, houille et pétrole, produits naturels dont l’élaboration est extrêmement lente. Etant donnés le prodigieux développement du machinisme et la rapidité avec laquelle il s’étend, la consommation de ces combustibles est devenue excessive et tend toujours à s’accroître.

Cette situation ne pouvait manquer de préoccuper les économistes, les ingénieurs et les savants. Ni le bois, ni le charbon, ni le pétrole ne font encore défaut, mais leurs réserves ne sont pas inépuisables. Laissons de côté le bois, qui est un très mauvais moyen de chauffe pour la machine et que l’on utilise d’ailleurs pour un grand nombre d’autres usages industriels, mais dont certaines mesures de prévoyance peuvent presque partout augmenter la production. A considérer la houille et le pétrole, les conclusions sont loin d’être rassurantes.

D’après les enquêtes et les prospections les plus soigneuses, faites dans tous les bassins houillers exploités et dans ceux dont l’exploitation est jugée possible, notamment dans les colonies, en Chine, en Sibérie et ailleurs, les réserves de combustibles charbonneux, y compris le lignite et la tourbe, n’excèdent pas 350 à 400 milliards de tonnes. Si l’on divise ce chiffre par la consommation annuelle, qui atteint déjà plus de 2 milliards de tonnes pour le monde entier, on voit que dans deux cents ans, au maximum, tous les gisements de houille seront épuisés.

Encore faut-il tenir compte, ajoute notre chroniqueur, de la progression de la consommation qui a été à peu près régulièrement de 10 % pour chacune des vingt-cinq dernières années, ce qui revient à dire que la consommation double à peu près en huit ou dix ans ; il s’ensuit que, au bout de trois à quatre générations, la houille aura disparu. Les mêmes déductions sont applicables au pétrole et au naphte, dont la disparition sera peut-être encore plus rapide, parce que leurs gisements sont à la fois moins nombreux et moins importants.

Quand le fer manquera...
A-t-on réfléchi à ce que serait, pour notre civilisation, la raréfaction, puis la suppression de la houille ? L’industrie totalement paralysée, ses milliers d’ouvriers lancés sur le pavé sans moyens de travail, la catastrophe financière, le défaut d’instruments de recherches et, comme dans la Russie soviétique, mais sur une bien plus grande échelle, la misère et la faim dans l’anarchie, le pillage et le meurtre.

Fort heureusement, cette terrible menace peut être sensiblement éloignée, écrit le Dr Laumonier. Déjà, on le sait, la Conférence économique internationale de Genève s’occupe de diminuer la surproduction industrielle, qui atteint un taux extravagant et injustifié par les demandes du marché mondial réel ; si sa tentative réussissait, il en résulterait une économie appréciable de combustibles.

Parallèlement et avec un résultat souhaité de même ordre, agissent les conférences pour la restriction des armements militaire et naval, au moins en temps de paix, la diminution de la fabrication du matériel et des munitions, du nombre et du tonnage des vaisseaux de guerre pouvant également réaliser des économies assez notables de charbon et de mazout. Mais ce ne sont là, en réalité, que des palliatifs, attendu que, avec les tendances actuelles de l’industrie, ce qui sera épargné d’un côté, a beaucoup de chances d’être dépensé de l’autre, et pour des besognes parfois moins nécessaires. Il est un moyen plus efficace et plus sûr : c’est d’utiliser d’autres sources d’énergie que la houille et le pétrole.

Galerie de l'Ecomusée des Mines de fer de Lorraine à Neufchef

Galerie de l’Ecomusée des Mines de fer de Lorraine à Neufchef

Autrefois et dès la plus haute antiquité, l’homme a appliqué la force du vent, non seulement à la navigation, mais aussi à divers travaux, la mouture du grain, l’élévation de l’eau. C’était un moyen fort économique ; cependant, en raison de son irrégularité, il fut rapidement abandonné pour la machine à feu. A celle-ci, et pour les mêmes motifs d’économie, tend à se substituer la machine actionnée par la pesanteur sous forme de chute d’eau ; on l’appelle houille blanche parce qu’elle transforme l’énergie de gravitation en énergie électrique, calorifique, lumineuse, mécanique, etc.

Cette application rend de grands services en facilitant notamment l’électrification des villes et des campagnes et aussi des transports, et c’est pourquoi on cherche sans cesse à la développer. Toutefois, d’après les calculs des experts, et même si toutes les forces hydrauliques du globe étaient convenablement exploitées, la houille blanche ne saurait complètement remplacer le charbon et le pétrole. Ce ne serait jamais qu’un apport supplémentaire ou de remplacement partiel. Il convient donc de chercher encore autre chose.

On a pensé et on pense toujours à utiliser la chaleur solaire et la force des marées (houille verte) ; jusqu’à présent, ces tentatives n’ont pas donné de résultats vraiment pratiques, le rendement étant variable ou insuffisant, poursuit Laumonier. Cependant, tout dernièrement, MM. Claude et Boucherot ont présenté à l’Académie des sciences un appareil qui, utilisant la différence de tension de vapeur des couches superficielles et des couches profondes des mers chaudes, fournirait, à un prix presque insignifiant, une quantité absolument inépuisable d’énergie. Mais, là encore, nous n’en sommes qu’aux recherches expérimentales : il importe, avant de se prononcer sur la valeur de ce procédé, d’attendre une réalisation en grand, d’ailleurs difficile, extrêmement onéreuse par son outillage et fort dangereuse peut-être par sa situation (îles flottantes), car les nations, maîtresses de la mer auront sans doute la possibilité de créer de telles usines productrices d’énergie, mais aussi la tentation de s’emparer, au besoin par la force, de celles qui existent, de manière à les monopoliser et à asservir ainsi économiquement le reste du monde.

En résumé, le danger de la raréfaction progressive de la houille et du pétrole subsiste avec toutes ses conséquences redoutables pour la civilisation ; cependant, en utilisant de mieux en mieux les autres sources d’énergie, houille blanche et houille verte, radiations solaires, etc., peut-être aussi en escomptant la découverte d’un combustible synthétique, alcool ou hydrocarbure, a-t-on le droit d’espérer que le machinisme et la civilisation industrielle qui en dérive n’auront pas avant longtemps trop à souffrir de l’épuisement des combustibles naturels.

Mais il n’en est malheureusement plus de même si l’on examine la question des matériaux avec lesquels on construit les outils et les machines. Après beaucoup d’essais de toutes sortes, on a reconnu que ceux-ci, par suite de leur mode de fonctionnement et de leur destination, ne peuvent être fabriqués qu’avec le fer et ses dérivés, fontes et aciers, accessoirement le cuivre et le bronze, mais seulement pour certaines de leurs parties.

Or, d’une part, le fer est absolument indispensable pour le corps de la machine ou de l’outil ; on ne peut le remplacer utilement, ni par l’argent, l’or et le platine, trop rares et par suite trop coûteux, ni par d’autres métaux ou alliages, cuivre, bronze, aluminium, plomb, nickel, etc., trop mous, trop fusibles ou trop cassants. Donc, sans fer, pas de machines à grand rendement continu ; de l’autre, les enquêtes relatives aux réserves de fer exploitables du monde entier sont encore bien plus inquiétantes que celles concernant la houille et le pétrole. Suivant les experts les plus qualifiés, tant d’Europe que d’Amérique, ces réserves, sur le taux de la consommation annuelle actuelle, qui atteint 600 millions de tonnes, ne peuvent guère durer plus de cinquante à soixante ans, ce qui veut dire que, à la fin du XXe siècle, les gisements de fer connus seront épuisés.

Pourtant, on doit remarquer deux choses : en premier lieu, le fer usé n’est pas totalement perdu. Quand le charbon et le pétrole ont brûlé, il ne reste que des gaz et des cendres, dont très peu de choses sont récupérables à titre de combustibles ; tandis que, du fer usagé, il demeure des débris que l’on peut faire passer à la fonte et qui donnent encore du fer propre aux mêmes emplois qu’auparavant. Le taux de cette récupération varie avec la nature et l’état des débris et va de 25 à 50 et même 60 %.

On doit ainsi, par une récupération perfectionnée, ralentir quelque peu la consommation du fer de mine ou fer neuf ; en second lieu, nous sommes moins bien renseignés sur les gisements de fer exploitables qui restent à découvrir que sur les gisements de charbon et les poches pétrolifères, parce que ces derniers se trouvent presque exclusivement dans des terrains géologiques définis, alors que les minerais de fer peuvent se rencontrer partout, aussi bien dans les filons que dans les assises sédimentaires. A cet égard, il est possible que des régions mal connues, où la prospection n’a pas été suffisamment parfaite, renferment d’importantes réserves dont on ne manquera pas de tirer profit.

Mais, de toute manière, si loin que soit poussée la récupération, si strictes que soient les économies de métal, si notables que paraissent les gisements découverts, le danger le plus grave et le plus proche qui menace notre civilisation est assurément la diminution progressive des disponibilités de fer, et cela explique que les États prévoyants aient maintenant une politique du fer comme ils ont une politique du pétrole et de la houille noire. On peut, en effet, se faire difficilement une idée de ce que nous deviendrions le jour où, faute de fer, nous ne pourrions ni fabriquer des machines et des outils, ni réparer ou renouveler ceux qui sont usés.

La science à notre secours
En somme, de toutes les considérations et constatations qui précèdent, il résulte clairement que la civilisation industrielle porte en elle-même les causes de sa déchéance et de sa disparition. Par son inévitable exagération, son intensité et son éclat, elle use prématurément l’énergie nerveuse de l’homme ; elle gaspille les ressources naturelles qui lui sont indispensables, car, sans fer et sans charbon, toute l’organisation à laquelle nous sommes accoutumés s’écroule.

Elle est donc condamnée, sinon à disparaître brusquement, du moins à se ralentir et à s’obscurcir dans un délai assez bref et qui ne semble pas pouvoir excéder deux ou trois siècles, à moins que des inventions imprévues ne viennent prochainement suppléer à la matière et à l’énergie qui sont sur le point de nous manquer. C’est donc de ce côté que doit se tourner notre espoir. La science a fait tant de merveilles que c’est sur elle seule qu’il faut compter pour sauver notre civilisation moderne, dès maintenant en péril, conclut le Dr Laumonier.

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