LA FRANCE PITTORESQUE
Flirter ou fleureter ?
Telle est la question
(D’après « Mode et Beauté », paru en 1902)
Publié le mardi 3 mai 2016, par Redaction
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Qu’est-ce que le flirt ? Ce mot, que l’anglomanie a importé chez nous, indique chez nos voisins d’outre-Manche ces fréquentations familières, ces libertés et menus suffrages que l’usage autorise là-bas entre fiancés, peut-on lire au début du XXe siècle dans une chronique de Mode et Beauté, qui ajoute que chez nous l’expression a pris un sens beaucoup plus large et moins respectable
 

Flirter, c’est faire la cour à une jeune femme, lui prodiguer les fleurs et les compliments, obtenir d’elle un sourire et de menues faveurs, sans jamais aller ni prétendre jusqu’au sacrifice complet, avance-t-on encore. Qu’en fait le flirt n’aboutisse jamais à l’adultère, c’est une chose que personne n’oserait soutenir. Le flirt lui sert au contraire trop souvent de passeport, car un flirt s’avoue, un flirt est même très bien porté et le monde a pour lui la plus extrême indulgence.

Mais je ne me propose point de moraliser, précise l’auteur de cette piquante chronique, qui s’empresse d’ajouter : un chroniqueur n’est pas un prédicateur. Ce n’est pas à la chose que je m’attaque, c’est au mot. Pourquoi ce terme barbare : flirter ? lorsque nous avons le vieux mot français fleureter qui est bien plus expressif et plus imagé. Il évoque l’idée du papillon brillant et léger qui caresse la fleur d’un frôlement d’ailes. Les fleurs peuvent sans perdre rien de leur parfum et de leur beauté recevoir les hommages de plusieurs papillons.

Fleureter est permis, flirter, dans le sens où on le prend, ne devrait pas l’être. Nos coquettes d’autrefois fleuretaient et leur charme n’en était que plus grand. La plus grande et la plus célèbre de ces coquettes, apprend-on, fut Mme Récamier. Regardez le portrait que fit d’elle le grand artiste Gérard. Elle est représentée demi-assise, demi-couchée sur une chaise-longue, en un déshabillé d’une négligence savamment étudiée, qui laisse voir ses blanches épaules, une partie de sa gorge et ses beaux bras pendants devant elle avec un abandon plein de grâce. Sa robe blanche dessine sa taille flexible ; une draperie jaune est jetée sur ses genoux. De ses deux pieds nus, l’un s’appuie sur un tabouret. Son front, doucement, incliné vers le spectateur, a une couronne de cheveux bruns disposés en boucles légères.

Cette femme est la grâce et la séduction personnifiées. Elle a une légion d’adorateurs et des plus illustres : Lucien Bonaparte, Adrien et Mathieu de Montmorency, le général Bernadotte, le philosophe Ballanche et l’orateur Camille Jordan auquel elle disait : « Ballanche me plaît, lui, par tout ce que j’ai de bon dans l’âme ; vous, vous me plaisez également par tout ce que j’ai de mauvais. » Napoléon Ier lui-même, à l’apogée de sa puissance, fut au nombre des adorateurs et des soupirants de Mme Récamier. Il lui fit offrir par Fouché une place de dame du palais.

Malgré toutes les instances, les promesses et les menaces du fameux ministre de la police, Mme Récamier refusa. Napoléon se vengea plus tard en refusant de faire prêter par l’Etat à M. Récamier, engagé dans de hasardeuses spéculations sur l’Espagne, un million dont il avait besoin pour relever ses affaires. Ce refus eut pour conséquence la ruine du banquier qui se vit obligé de vendre ses hôtels, ses terres et jusqu’à son argenterie. Mme Récamier supporta stoïquement cette ruine. L’intérêt ne put pas vaincre là où la passion et la séduction avaient échoué. Adulée, aimée tendrement par une foule d’adorateurs illustres ou puissants, Mme Récamier resta sans tache, sa pureté n’a même jamais été soupçonnée.

Il faut dire qu’on a donné de cette chasteté exemplaire un motif qui diminuerait beaucoup le mérite de Mme Récamier. Le grave historien Guizot l’indique ainsi dans ses Souvenirs : « Il a manqué à Mme Récamier, dit-il, les deux choses qui, seules, peuvent remplir le coeur et la vie : il lui a manqué le bonheur ordinaire et le bonheur suprême, le sort commun des femmes et le privilège quelquefois chèrement acheté de quelques-unes, les joies de la famille et les transports de la passion. En faut-il chercher la cause dans les accidents de sa destinée ou dans le fond même de sa nature ? »

Juliette Récamier. Peinture du baron Gérard

Juliette Récamier. Détail d’une peinture de François Gérard (1805)

D’autres historiens disent avec plus de brutalité et moins de circonlocutions que la vertu de cette femme tant aimée, et qui n’aurait pas mieux demandé que d’être aimable, fut aidée par une singularité de conformation physique qui, pour n’être pas très commune, n’est cependant pas absolument rare. Ce qui tendrait à justifier cette hypothèse, c’est la fin de son aventure avec Chateaubriand. L’illustre écrivain avait fait à Mme Récamier une cour assidue pendant quatre ans, elle avait agréé son amour. Se sachant aimé, Chateaubriand exigea la suprême preuve. Mme Récamier prit la fuite et alla passer deux ans en Italie.

Concluez vous-même et vous conviendrez sans doute que toutes les coquettes qui jouent avec les cœurs, qui flirtent ou qui fleurettent doivent finir par succomber si elles n’ont point le motif spécial qui servait, d’armature à Mme Récamier.

C’est de ces coquettes flirteuses qu’un aimable poète a dit avec justesse :

Même pour ceux qu’elle méprise,
La vanité se met en frais :
Une coquette a pour devise :
Plaire toujours, n’aimer jamais.
Son cœur où chacun trouve place
Jamais n’a connu de lien :
C’est un miroir dont la surface
Reçoit tout et ne garde rien.

Fleuretez donc, Mesdames, si le coeur vous en dit, peut-on lire en conclusion de l’article, mais ne flirtez pas et souvenez-vous qu’il ne faut jamais badiner avec l’amour.

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