LA FRANCE PITTORESQUE
Donner dans le phébus
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Publié le vendredi 12 mars 2021, par Redaction
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Parler ou écrire dans un style obscur, ampoulé et alambiqué
 

Voici ce qu’on lit dans le Dictionnaire de Bouillet — ce Dictionnaire universel d’histoire et de géographie du lexicographe Marie-Nicolas Bouillet (1798-1864) connut 34 éditions entre 1842 et 1914 :

« Gaston III, comte de Foix, vicomte de Béarn, né en 1331, mort en 1391, fut surnommé Phoebus, soit à cause de sa beauté, soit parce que, semblable au dieu Phoebus, il avait une blonde chevelure ; ou enfin, parce qu’il avait pris un soleil pour emblème. (...) On a de lui un livre sur la chasse intitulé : Miroir de Phébus, des déduiz de la chasse des bestes sauvaiges et des oyseaux de proye, en prose, imprimé avec corrections dans quelques éditions de la Vénerie de Jacques du Fouilloux. C’est du style emphatique et embrouillé de cet ouvrage, qu’est, dit-on, venue l’expression faire du Phébus. »

Gaston dit Phoebus enseignant aux veneurs. Enluminure extraite du Livre de la chasse de Gaston de Foix (manuscrit français n°616 de la BnF, fin du XVe siècle)
Gaston dit Phoebus enseignant aux veneurs. Enluminure extraite du Livre de la chasse
de Gaston de Foix (manuscrit français n°616 de la BnF, fin du XVe siècle)

Si ce « dit-on » est loin d’être affirmatif, l’article du grammairien Pierre-Marie Quitard (1792-1882) sur le même sujet l’est davantage ; car, après avoir énoncé le titre de l’ouvrage de Gaston — également connu sous le nom de Livre de la chasse —, voici ce que le Dictionnaire des proverbes nous donne comme explication véritable :

« L’ouvrage est divisé en deux parties, dont l’une est en prose et l’autre en vers. Cette seconde partie, où figurent, à ce qu’on prétend, les événements de l’histoire contemporaine exposés sous le voile d’une allégorie continuelle, est écrite d’une manière aussi ampoulée qu’énigmatique ; mais ce qui met le comble à la confusion qui y règne, c’est une série de discussions métaphysiques entre plusieurs vertus personnifiées qui font assaut de citations prises indistinctement de livres de philosophie, de médecine, de droit civil et de droit canon ; le tout pour décider ou plutôt pour laisser indécise cette grave question : Si les chasseurs doivent accorder la préférence aux chiens ou aux faucons.

« L’embarras que le style d’une pareille composition donna aux lecteurs, embarras qui s’accrut à mesure que la langue subit des changements, fit appeler ce style le phébus, nom dérivé de l’écrivain, et appliqué à sa manière d’écrire. »

Cette explication, en effet, semble très vraisemblable. Pourtant elle n’est pas complètement satisfaisante, pour les raisons suivantes.

On peut supposer que le traité de Gaston de Foix a été connu vers 1380 ; et c’est seulement dans les Satyres de Mathurin Régnier, ouvrage qui peut remonter au commencement du XVIIe siècle, que, pour la première fois, on rencontre, dans nos vieux livres (sans en excepter les dictionnaires), l’expression de phébus appliquée au style :

Je vous laisse en repos jusques à quelques jours,
Que, sans parler Phoebus, je feray le discours
De mon giste, où pensant reposer à mon aise, etc.

Il se serait donc écoulé près de 230 ans entre la composition littéraire où cette expression aurait pris son origine et son apparition dans la langue écrite ? Cela paraissant impossible au grammairien et philologue Éman Martin (1821-1882), ce dernier proposa une autre explication.

Autrefois, chez nos ancêtres, non seulement la belle était blonde, ce qui serait rappelé par l’expression aller voir sa blonde (sa belle), qui se dit encore parmi les paysans de la Beauce et du Berry, si ce n’était parfaitement démontré par le portrait de la Beauté qu’on trouve dans le Roman de la Rose :

lcele dame ot non Biautés.
(...)
El ne fu oscure, ne brune,
Ains fu clere comme la lune,
(...)
Les cheveus ot blons et si lons
Qu’il li batoient as talons ;
(...)
Briément fu jonete et blonde.

mais encore il n’y avait pas de beau qui ne fût blond, ce dont on peut se convaincre en lisant cette note que le philologue et médiéviste Francisque Michel (1809-1887) a mise au vers 528 de son édition du poème où figure la citation précédente : « Dans le Moyen Âge, ni homme ni femme n’était réputé beau s’il n’avait les cheveux blonds... Les cheveux noirs étaient rares à la fin du XIIIe siècle. »

Phébus sur son char. Détail d'une chromolithographie publicitaire de la première moitié du XXe siècle de Charles Putois
Phébus sur son char. Détail d’une chromolithographie publicitaire
de la première moitié du XXe siècle de Charles Putois

Or, quand l’étude de l’antiquité grecque renaquit, ceux qui se piquèrent de littérature désignèrent par Phébus, le nom du dieu à la blonde chevelure, ce que le peuple avait continué à appeler un blond (un beau), car Phébus a eu cette signification, conservée, dans ces exemples :

Qu’un beau phébus lui débite ses gentillesses.
(Jean-Jacques Rousseau, Émile)

Et puis :

Pour m’apprendre à faire le phébus avec les dames.
(Idem, Les Confessions)

Puis, de même qu’on dit aujourd’hui du Dumas, du Théophile Gautier, etc., on a dit alors du phébus pour signifier du style de beau, de galant, style toujours ampoulé et plein de galimatias. Et de cette manière est venu phébus avec le sens qu’il a dans ces phrases :

« Une chose qui vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus ; vous ne vous en défiez point. C’est l’esprit » (La Bruyère). « La magnificence des paroles avec de faibles idées est proprement du phébus » (Vauvenargues, De l’Éloquence). « Ne remarquez-vous pas du phébus dans tout ce qu’il dit, depuis qu’il se mêle d’être poète ? » (Baron, Le Coquet trompé).

C’est ainsi, selon Éman Martin, que le nom mythologique du soleil est devenu synonyme d’obscurité.

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