LA FRANCE PITTORESQUE
12 décembre 1665 : première
représentation d’Alexandre,
tragédie de Racine
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Publié le lundi 10 décembre 2012, par Redaction
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Un jeune homme qui veut essayer ses forces dans l’art dramatique, doit se garder de choisir Alexandre pour son héros. Il faut être devenu dans son art un Apelle ou un Lysippe, pour entreprendre des ouvrages qui représentent dignement le vainqueur de l’Asie et de Porus, « Fortis Alexandri vultum simulantia »(Horace)

Le grand défaut qui règne dans cette pièce, est un amour qui en paraît faire tout le nœud, tandis qu’un des plus glorieux exploits d’Alexandre n’en paraît que l’épisode. Dans cette victoire, qui lui fut tant disputée par Porus, n’est-ce pas le défigurer que de le faire sortir du combat avant qu’il soit fini, tandis que les ennemis se rallient, pour aller précipitamment dire à sa maîtresse que l’amour a combattu pour lui, et que devant ses yeux, ses aimables tyrans,

Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite,
Qu’il vient avec plaisir avouer sa défaite.

Mais faut-il s’étonner qu’un jeune homme ait fait parler si galamment Alexandre, lorsque le grand Corneille faisait tenir le même langage à César devant Cléopâtre :

C’était pour acquérir un droit si précieux,
Que combattait partout mon bras ambitieux.
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée,
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
Je l’ai vaincu, princesse, et le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appâts.

Cléopâtre avait bien raison de dire que l’amour de César pour elle, l’accompagnait « Partout, en Italie, en Gaules, en Espagne, » puisqu’elle en recevait des lettres du camp de Pharsale :

Et de la même main dont il quitte l’épée,
Fumante encor du sang des amis de Pompée,
Il trace des soupirs, et d’un style plaintif,
Dans son champ de victoire il se dit mon captif.

Alexandre de son camp écrivait de même à Cléofile, qui dit à son frère :

Cent messagers secrets m’assurent de sa flamme ;
Pour venir jusqu’à moi, ses soupirs embrasés
Se font jour à travers de deux camps opposés.

Qui se serait imaginé qu’Alexandre et César, dans les circonstances les plus importantes de leur vie, étaient occupés à écrire des billets doux à leurs maîtresses ? Mais tel était l’effet du goût général que les romans avaient répandu dans la nation. On était si accoutumé à ces romans où les héros de l’antiquité sont changés en de fades galants, que l’Alexandre de Racine ne parut pas assez doucereux à certaines personnes, comme on le voit par ces vers que Boileau met dans la bouche d’un des convives de son festin :

Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre,
Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.

Valincourt, qui avait été ami de Racine, écrivait à l’abbé d’Olivet : « Un fait que je tiens de Racine, c’est qu’étant allé lire son Alexandre au grand Corneille, celui-ci, frappé des beaux vers qu’il trouvait dans la pièce, lui dit qu’il avait du talent pour la poésie, mais lui conseilla de renoncer au genre dramatique, parce qu’il n’y était aucunement propre. »

Le public pensa différemment, et commença dès lors à voir dans Racine le successeur de Corneille. « Depuis que j’ai lu Alexandre, dit Saint-Evremont, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrais qu’avant sa mort, il adoptât l’auteur de cette pièce pour former avec la tendresse d’un père son vrai successeur. »

La versification de cette pièce, toujours exacte, toujours noble, n’a pas encore atteint cette perfection que l’on admira dans les pièces suivantes, quand Racine eut appris de Boileau à rimer difficilement. Boileau devenu dans la suite son ami et son censeur, sut aussi le guérir de l’amour des pointes, qu’il cherche quelquefois dans cette pièce. Taxile dit à sa sœur en parlant d’Axiane :

Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix,
Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits.
Reine de tous les cœurs, elle met tout en armes,
Pour cette liberté que détruisent ses charmes.

Racine eut de la peine à se corriger de ce défaut ; car on trouve encore quelques vers semblables dans Andromaque. L’Alexandre de Racine fut joué d’abord par la troupe de Molière ; mais ces acteurs jouant trop lâchement la pièce, l’auteur se rendit aux avis de ses amis, qui lui conseillèrent de la retirer et de la donner aux grands comédiens de l’hôtel de Bourgogne.

Elle eut en effet chez eux tout le succès qu’elle méritait, et qui déplut fort à Molière ; outre que Racine lui avait débauché la Duparc, qui était la plus fameuse de ses actrices, et qui depuis joua à ravir dans le rôle d’Andromaque. De là vint la brouillerie de Molière et de Racine, qui s’étudiaient tous deux à soutenir leur théâtre avec une pareille émulation (Histoire du Théâtre Français).

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