LA FRANCE PITTORESQUE
Frère Odilon, moine copiste passé
maître dans l’art de la satire glissée
au coeur de ses enluminures
(D’après « La Revue septentrionale », paru en 1911)
Publié le mardi 1er octobre 2013, par Redaction
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La légende prétend que certains moines copistes prenaient quelques libertés avec leur art : ainsi de frère Odilon, de l’abbaye d’Ouche, s’adonnant très tôt et par effraction à cette activité et qui, une fois la technique maîtrisée, aurait pris un malin plaisir à représenter au sein de ses œuvres des personnages importants de la contrée, les poussant à sa guise vers le Paradis ou l’Enfer, audace dont son supérieur se formalisa bientôt...
 

« Le travail du copiste est une oeuvre méritoire qui profite à l’âme, tandis que la travail des champs ne profite qu’au ventre. » L’auteur de cette maxime est le vénérable Alcuin, qui fonda à Tours l’école de scribes d’où sortit, en son temps, la réforme de l’écriture. Il en résulta un grand progrès parmi les chancelleries à demi sauvages des chefs barbares qui s’étaient partagé les dépouilles de l’Empire, et s’efforçaient de se rattacher de leur mieux aux traditions romaines. Inconsciemment, ils en avaient brisé la chaîne de leurs propres mains : mais bientôt ils aperçurent clairement la nécessité d’en ressouder les anneaux.

Moine copiste du XIIe siècle

Moine copiste du XIIe siècle

L’Eglise seconda l’impulsion donnée par Alcuin : chargée de diriger les âmes, elle comprit vite de quelle utilité pourrait lui être l’art du copiste dans l’accomplissement de sa mission. Aussi, s’attacha-t-elle de bonne heure à entretenir dans les couvents des scribes bien dressés à copier les Saintes Ecritures, et à les enluminer. Nombre de prescriptions les concernaient : « S’il faut copier les Évangiles, le Psautier ou le Missel, on n’y emploiera que des hommes soigneux ou d’un âge mûr : les erreurs dans les mots peuvent en introduire dans la foi. On aura de bons textes catholiques dans les monastères, afin de ne pas faire de demandes à Dieu en mauvais langage. »

La profession de scribe fut donc très honorée au Moyen Age. Mais, bizarrerie du hasard ! il arriva que les scribes étaient, en général, d’assez mauvais garnements. Heureusement pour eux, leur travail était agréable à Dieu : sans quoi, bien peu eussent gagné le Paradis. On citait volontiers l’histoire du docteur Marianus, un copiste d’un couvent écossais : isolé des autres moines pour travailler mieux, et plus, il fonda à Regensbourg le monastère de Saint-Pierre des Bénédictins. Un soir, la lumière étant venue à lui manquer, comme il continuait d’écrire dans les ténèbres, les trois doigts de sa main que le travail de la plume ne tenait pas occupés se mirent aussitôt à resplendir comme trois chandelles, et toute la chambre en fut éclairée.

En ces temps reculés de la légende, il advint au prieur de l’abbaye d’Ouche d’éprouver des craintes terribles pour le salut de l’âme de frère Odilon, copiste de l’abbaye. Frère Odilon était certainement, parmi les gens de son espèce, un des plus habiles. Enfant trouvé recueilli par les moines, il avait d’abord servi au chœur de la chapelle. Là, ses grands yeux bleus furent frappés de l’éclat et de la beauté des missels où l’officiant lisait des choses incompréhensibles pour lui. Les miniatures représentant Dieu le Père, assis sur son trône céleste, environné des anges, des archanges, des séraphins, dans toute la splendeur de sa gloire, ravissaient d’aise l’âme du pieux enfant.

Lorsque sur la page de parchemin il voyait le Christ au front saignant sous la couronne d’épines, au flanc percé d’une large blessure d’où jaillissait un flot rouge, le chagrin gagnait sa petite âme, et l’eau du cœur lui montait aux yeux. Par exemple, quand le missel lui montrait l’image de la Vierge, il tombait en extase devant les atours de cette princesse du ciel, dont l’expression douce et tendre suffisait à le réconforter, lorsqu’il avait commis quelque peccadille qui lui avait valu un sermon ou des coups de férule.

Ceci décida de sa vocation ; il résolut dans sa petite tête d’enluminer des parchemins, de copier des livres saints. Mais au lieu d’en demander la permission au prieur, il s’avisa de profiter d’une absence du copiste pour s’introduire dans sa cellule. Là, il trouva en abondance du parchemin, des pinceaux, des plumes d’oie, et des encres de toutes les couleurs, objets de ses plus ardentes convoitises. Ce ne fut pas long : en un tour de main, il eut barbouillé de rouge et bleu une page commencée. Il était si absorbé dans sa besogne, qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir. Le copiste entra, vit l’abominable gâchis dont son travail était victime, et allongea au gamin surpris une de ces taloches qui font époque dans la vie d’un enfant de chœur. Il ajouta qu’il allait en référer au prieur, et que l’in pace suffirait à peine à la punition d’un pareil forfait.

Mais le petit Odilon pleura si fort, lui manifesta un si poignant repentir, et lui expliqua si bien avec quelle ardeur il désirait l’imiter, que touché de ses instances, un peu flatté aussi de l’admiration naïve que témoignait l’enfant pour les oeuvres sorties de ses mains, le copiste s’apaisa et finit par promettre de lui apprendre les règles de l’écriture.

Odilon travailla avec passion. II devint rapidement aussi fort que son maître, et, lorsque celui-ci mourut, il fut appelé à le remplacer. Vous eussiez été émerveillé à le voir dans sa cellule, assis à son écritoire, éclairé par une belle lumière que tamisaient les petits carreaux en losange de sa fenêtre. Autour de lui sont disposés des encriers, remplis d’encres noires, rouges, bleues, vertes, argent et or. Sous sa main, une feuille de délicat vélin, préparée avec amour et d’une blancheur éblouissante. Tantôt sa plume, tantôt son pinceau courent, volent sur son parchemin qu’ils ont l’air d’effleurer comme une aile. Et lorsque frère Odilon relève la tête et la penche de côté afin d’examiner son travail avec le recul voulu, vous ne pourriez vous empêcher de pousser des cris d’admiration devant le petit chef-d’œuvre qui vient de sortir de ses mains

Satire réalisée par un moine copiste au XIIIe siècle

Satire réalisée par un moine copiste au XIIIe siècle

Ce n’est pas lui qui se tromperait d’une lettre en recopiant un texte ! D’abord, il connaît l’importance de son rôle ; il sait qu’il travaille à perpétuer et à élargir la foi. Et puis, s’il manquait à sa tâche, la bonne Vierge, à laquelle il a voué une affection particulière et qui semble toujours lui sourire sur les belles images qu’il en fait, serait à coup sûr très fâchée contre lui : cela il ne le veut à aucun prix !

Le prieur du couvent d’Ouche était enchanté d’avoir un copiste aussi parfait, en tant que copiste. Mais en tant que moine, frère Odilon ne valait certainement pas la corde pour le pendre, et cela causait le tourment du prieur. Odilon avait la malencontreuse manie de glisser dans ses enluminures les portraits des moines de l’abbaye, des personnages importants de la contrée : la ressemblance était toujours frappante.

Il eût été le diable qu’il ne l’aurait pas plus adroitement attrapée. II représentait sous la figure d’anges ou de bienheureux voués au Paradis, les personnes qui lui plaisaient ; mais quand il en voulait à quelqu’un, il vous le plaçait bel et bien en Enfer, souffrant de supplices atroces qu’il inventait avec une luxuriante imagination, ou encore il en mettait la tête sur le corps crochu d’un démon.

Le prieur lui-même, qui l’avait molesté plusieurs fois pour son inconduite, avait bénéficié pour sa peine d’une place d’honneur à la droite de Satan ! C’était intolérable. Enfin, récemment, ne s’était-il pas avisé de donner à Marie-Madeleine les traits d’une tavernière bien connue dans le pays ? Il en était résulté un scandale affreux dans le couvent. Avec cela, frère Odilon buvait parfois plus que de raison. Il avait un faible pour certain petit vin blanc du pays qui montait à la tête, et quand on lui reprochait ses beuveries : « Ne dois-je pas, répondait-il, enluminer ma trogne aussi bien que mes missels ? »

Et un large rire épanouissait sa face de bon vivant. Car au fond, c’était le meilleur enfant du monde, et nul n’avait la force de lui en vouloir. Cependant, le Diable guettait son âme. Un beau jour, le Méchant crut l’occasion favorable, et frère Odilon trépassa. Tout effaré de cette aventure, le pauvre scribe arriva devant le tribunal suprême. Satan était tellement sûr de se le voir adjuger, qu’il lui avait déjà fait préparer une place sur un gril de faveur.

Devant ces terribles préparatifs, l’âme de frère Odilon pâlit autant que peut pâlir une âme. Pour toute défense, il se borna à regarder la bonne Vierge d’un air navré, en lui disant : « O Reine du Ciel pour qui je réservais mes encres les plus brillantes lorsque j’avais à retracer votre auguste visage, vous que j’aimais à contempler dans mes rêves, je ne vous verrai donc plus jamais ! »

Alors la Vierge sourit miséricordieusement, et sur son ordre, tandis que dans l’un des plateaux de la balance où devaient être pesées les bonnes et les mauvaises actions de frère Odilon, les diablotins entassaient frénétiquement péché sur péché ; dans l’autre, les anges déposèrent une à une les lettres qu’il avait tracées.

La pauvre âme suait d’angoisse en voyant que le tas des péchés grossissait autant que le tas des lettres ! Voilà que les diables ont fini : les anges ont cessé de leur côté. Il y a autant de péchés que de lettres, et l’âme va être condamnée...

Quand, en secouant sa robe, un ange laissa tomber une lettre restée par mégarde dans un pli de l’étoffe : il la plaça dans la balance qui pencha en faveur du moinillon. Frère Odilon avait écrit une lettre de plus qu’il n’avait commis de péchés, et l’œuvre du copiste est si agréable à Dieu, que cette lettre suffit pour lui mériter son pardon.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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